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République en péril, artistes en danger. Artistes en péril, République en danger.

Le numéro publié aujourd’hui par Charlie Hebdo est poignant à plus d’un titre. Outre l’hommage aux disparus qu’il réaffirme, trois ans plus tard, la rédaction donne à lire un inquiétant appel à l’aide du fin fond de son bunker.

Cet appel se concentre sur l’enjeu financier – le cout exorbitant des dépenses de sécurité – mais ne s’y réduit pas pour autant : il questionne notre modèle politique, cette démocratie républicaine. Il y a quelque chose de l’ordre d’une demande d’assistance à artistes en danger, à République en péril.

Depuis 3 ans, la rédaction a manifestement trouvé les ressources pour se reconstruire. Le miracle a eu lieu, Charlie n’est pas mort, contrairement à l’affirmation d’un frère Kouachi.

Mais le numéro se lit comme une opération porte ouverte : “Venez donc visiter notre prison, envers du patrimoine national. Entrez dans notre enfermement, et comprenez bien qu’il n’est pas que spatial. Il est aussi temporel, affectif, intellectuel.” Cette opération à coeur ouvert doit mettre à nu le corps politique du temps présent. Ce n’est pas beau à voir. Défaillance de certaines institutions, comme l’Education Nationale. Le milieu culturel n’est même pas mentionné : ce non-dit vaut tous les discours.

On attend toujours, par exemple, que Monsieur Olivier Py, directeur du plus important festival de théâtre au monde, le Festival d’Avignon, se rappelle qu’il prend la suite lointaine d’un poète héros résistant, l’immense René Char, et que cet héritage symbolique l’oblige.

On attend que Maguy Marin rejoigne le combat de Charlie en portant sur scène haut et fort l’impérieuse nécessité de promouvoir la liberté d’expression. Sa dernière création « 2017 » était la danse de l’effondrement de l’humanité par la financiarisation de l’humain. Qu’elle ose « 2018 » pour réveiller les consciences sur les dangers que fait courir l’Islam politique à la création artistique.

On attend toujours, par exemple, qu’un collectif d’artistes affirme haut et fort que la laïcité est l’unique protection pour créer en toute liberté.

On attend toujours, par exemple, que les théâtres dits « nationaux » organisent des soirées « Je suis Charlie » avec toute la créativité dont ils font preuve d’habitude pour organiser des tables rondes sur l’avenir de la culture.

Charlie Hebdo s’adresse directement à nous, “citoyens”. Il nous est dit en substance : “Nous parlons encore, mais nous ne savons pas combien de temps nous allons pouvoir tenir. Nous sacrifions notre liberté pour la vôtre. Si notre porte se referme, vous vous perdrez.

Beaucoup souhaitent que cette porte se referme : les djihadistes, des intégristes, des intellectuels faussaires en carton, les artistes décolonisateurs des arts, des médias qui publient leurs tribunes trouées, ceux que ces sujets ennuient, comme, j’imagine, on s’ennuyait des discours des rescapés des camps.

Beaucoup aimeraient fermer la chambre mortuaire, comme si c’était aussi simple. Comme si une chaine ne reliait pas Merah, Charlie, le Bataclan, l’hypercasher, dans un même processus.

Enfermés dans leur bunker, sur-protégés d’officiers de sécurité, l’équipe de Charlie s’adresse à une société elle-même bunkerisée, par qui ? Par quoi ? On peut certes accuser l’état islamique, incriminer la politique sécuritaire menée depuis 2015. Comme si c’était si simple. Ce qui menace plus fondamentalement encore le projet républicain, c’est plutôt l’indifférence qui s’est installée à l’égard de ce qui vit la rédaction, quand ce ne sont pas les accusations colportées par quelque idéologue moustachu.

Entre le corps à nu et le bunker, et vu que l’un conduira irrémédiablement à l’autre, il nous reste à interroger le modèle républicain et notre engagement citoyen.

Alors, à l’orée de cette année 2018, Le Tadorne adresse ses voeux à l’équipe de Charlie en lui glissant ce billet dans la porte du bunker.

On a déjà donné” nous dit Riss dans sa “une”. Effectivement, à nous, citoyens, de vous donner.

À vous artistes de les protéger.

Sylvain Saint-Pierre / Pascal Bély / Tadornes

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ETRE SPECTATEUR

Charlie Hebdo, journal de l’art satirique.

Le dessin de Juin en une du dernier numéro de Charlie Hebdo fait déjà beaucoup parler et suscite les cris d’indignation habituels. Il est vrai que pris comme tel, le dessin suscite un choc qui peut confiner au malaise voire au malentendu. Pourtant, nous avons à nous essayer à une analyse pour dégager quelques enjeux, analyse qui contiendra sûrement des lacunes, mais qu’il faut prendre le risque d’écrire.

À l’image de la camionnette blanche aux yeux sombres, visage ossuaire, on peut craindre à l’accident en voyant l’image pour la première fois. Une sortie de route de la part des rescapés de l’équipe de Charlie, agitée par « la haine », celle de l’Islam,et le désir de « vengeance ».

Le journal serait ainsi en miroir avec ceux qui l’attaquent, que ce soit avec des balles réelles ou avec des prises de position plus ou moins étayées (d’Emmanuel Todd aux clameurs morales sur les réseaux sociaux) : « Ils l’ont bien cherché ! », « Faudra pas se plaindre ! »

En réalité, et toute la différence est là, la conduite artistique du dessin est parfaitement maîtrisée, ce qui empêche – bien entendu – toute horizontalité avec les intégristes.

Elle est d’abord maîtrisée du point de vue du droit. Le dessin peut être perçu comme choquant, offensant, blessant, mais non parce qu’il stigmatiserait des croyants, car au sens propre, ce n’est pas le cas. Il s’inscrit dans la lignée des oeuvres blasphématoires, qu’elles soient littéraires (de Molière à Baudelaire en passant par Voltaire ou d’autres) ou picturales (des gravures obscènes sous la Révolution française jusqu’aux caricatures du Prophète que le journal avait publiées en 2005). Or, le droit au blasphème constitue un droit fondamental, lié à la liberté d’expression et de conscience.

Ce qui est en cause avec ce dessin, et c’est écrit à dessein explicitement, est « l’islam » comme système de croyance, comme appareil idéologique qui pose des finalités pour ceux qui y adhèrent. Cela ne peut en aucun cas être assimilé à de l’incitation à la haine raciale (l’islam n’est pas une « race »), à de la diffamation (quiconque est libre d’interpréter un texte religieux et la loi civile n’a pas à se prononcer sur les interprétations des textes sacrés) ou à des menaces de troubles à l’ordre public (ce qui est très peu probable. Dans des démocraties libérales, on imagine mal des citoyens manifestant contre un dessin).

Quoi encore ? Certains affirment que ce dessin pourrait se trouver tel quel dans une revue, sur un site d’extrême droite. C’est à la fois juste et inexact. Oui, ce dessin pourrait très bien servir à étayer des théories xénophobes, discriminatoires. C’est pourquoi, un dessin, une oeuvre, polysémique par définition, ne peut être décontextualisée : en l’occurrence, le contexte est aussi bien celui d’un antiracisme historique chez Charlie Hebdo, que d’attentats commis, que cela plaise ou non, au nom de l’Islam. Dans la mesure où Charlie a toujours combattu tous les fanatismes religieux et politiques, cet argument n’en est pas un, sauf à considérer que l’Islam ne pourrait pas être l’objet de caricatures, ce qui serait une autre forme d’essentialisation.

Cette maîtrise du dessin du point de vue du droit renvoie à une démarche artistique elle-même maîtrisée. Il ne s’agit pas de dire si le dessin est bon ou mauvais, drôle ou pas, cela relève de la liberté du spectateur. Par contre, ce qui est en jeu dans une caricature blasphématoire est de condenser en une image forte une dénonciation virulente. C’est un cri d’alerte fait pour créer une onde de choc intellectuelle, culturelle et politique. Cette caricature a une visée pragmatique davantage qu’esthétique ; puisque la camionnette renverse les corps, ne renversera-t-elle pas tôt ou tard les fondements de notre liberté d’expression? D’ailleurs, pourquoi un(e) musulman(e) ne pourrait pas la trouver intéressante, drôle ? Pourquoi présupposer que le croyant, guidé par sa recherche spirituelle, serait nécessairement incapable de mesure? Pourquoi même ne pas penser que ce dessin est du côté d’un croyant éclairé, qui comprendrait parfaitement que lorsque les lois religieuses cherchent à interférer avec la vie publique, c’est une menace majeure pour les démocraties?

Cette image est un symptôme : celui d’une démocratie affaiblie par le reflux de l’intégrisme et par la faiblesse des défenses immunitaires politiques. Oui, les journalistes sont protégés par l’État, mais qu’en est-il de la défense intellectuelle, philosophique, culturelle ? Passée la marche du 11 janvier 2015, quels relais éducatifs, culturels, ont été posés comme actes politiques ? La recherche de la « paix éternelle » mentionnée dans le dessin n’est pas uniquement l’utopie millénariste des djihadistes. C’est aussi celle des démocraties libérales qui ne parviennent pas à penser une réponse culturelle, artistique, philosophique. La défaite de la pensée politique reliée au fondamentalisme religieux conduit tôt ou tard au sang et à la désolation.

N’évacuons aucune question. Cette « une » risque de déclencher davantage que de simples protestations morales et intellectuelles. Des vies sont en jeu, et pas seulement celles des journalistes de Charlie. Dès lors, le réflexe immédiat et peut-être compréhensible serait de s’en prendre à l’éclaireur. Qu’il se taise, qu’il ne jette pas d’huile sur le feu, la situation est tellement explosive par elle-même. Qu’il fasse preuve de « responsabilité » et accepte une forme d’auto-censure. Ne serait-ce pas alors la preuve même que ce dessin est nécessaire ? Un lanceur d’alerte qui met en danger sa vie et celle des autres en dénonçant les injustices est-il pour autant « irresponsable » ? Cette irresponsabilité ne serait-elle pas plutôt dans la distance mise entre lui et le pouvoir politique, inquiet de devoir se positionner sur ces questions sensibles ?

« Charlie est mort » beuglait l’un des frères Kouachi. Non Charlie est sur-vivant. Nos démocraties feraient bien de faire corps autour de ces artistes qui se sacrifient pour que nous puissions rire dans l’inconfort d’une paix qui n’aura bientôt plus rien d’éternel.

N’est-ce pas, spectateurs et citoyens ?

Sylvain Saint-Pierre / Pascal Bély – Tadornes.

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OEUVRES MAJEURES

“Un camp décolonial” en France, pays des arts et de la culture.

Aujourd’hui, première journée du “camp décolorial” des “racisés” prétendument victimes d’un racisme institutionnel venant d’une des démocraties sociales les plus interventionnistes et solidaires du monde, cette bonne vieille république française. Au point d’ailleurs que son Etat-providence est en faillite et surendetté, mais c’est un autre débat…Un camp décolonial  dont probablement les acteurs culturels prompts à décoloniser les arts ne trouveraient  rien à redire.

Suite à la lecture attentive des très nombreuses contributions sociologiques émérites (oxymore ?), qui invitent tout un chacun à distinguer : salafiste djihadiste, salafiste modérément djhiadiste, salafiste quiétiste mais qui aime les couteaux, salafiste quiétiste qui se contente de bâcher sa femme, salafiste post-moderne qui écoute du punk et boit des spritz en criant “No Futur“, burkini émancipateur et tentateur de luxure, burkini-sexy, burkini par-ci et par-là, je me demande si les mêmes vont pouvoir m’éclairer…Qui peut, de fait, participer à cette rencontre post-coloniale ? Par exemple, un blanc bronzé y a-t-il droit ? Un albinos sera-t-il exclu ? Le métis, mis au coin ? Nous manquons d’experts en blanchité ! Quelle degré de blancheur de peau produit la culpabilité ? Une chose me semble certaine : malgré sa couleur de peau, Jean-Mari(n)e Le Pen est invité(e) d’honneur…

Le même jour, La Cause Littéraire publie le dernier texte de Kamel Daoud, fort heureusement, revenu sur sa décision de cesser le journalisme. Quelle est la couleur de peau de Kamel Daoud ? C’est la couleur de la fatwa, qui le frappe depuis ses prises de position lors de l’affaire de Cologne. Fatwa de religieux, de sociologues, d’identitaires…

Si Kamel Daoud est l’un des grands écrivains de notre temps, c’est parce que la langue qu’il crée, ample et délicate, est au service d’une vision radicale du fait politique. Derrière celui-ci, il sonde l’âme des hommes, leur voracité, et l’attrait du mal. Comme Hannah Arendt en son temps, il interroge la force mystérieuse qui pousse les individus à la destruction : des autres, de soi. Dans ce cadre, il rencontre forcément le fascisme religieux, les hypocrites intellectuelles, les compromissions morales. D’Algérie, il déconstruit ainsi tous les discours de culpabilité post-coloniale en démontrant leur imposture. C’est un écrivain engagé, comme Philippe Lançon dans Charlie Hebdo peut l’être également.

Daoud et Lançon : les résistants humanistes que les collégiens étudieront dans 50 ans.

Ce que j’ai écrit sur nos liens malades avec le désir, le corps et la femme, je le maintiens et le défends cependant. Ce que je pense de nos monstruosités « culturelles » est ce que je vis, par le cœur et le corps, depuis toujours. Je suis algérien, je vis en Algérie, et je n’accepte pas que l’on pense à ma place, en mon nom. Ni au nom d’un Dieu, ni au nom d’une capitale, ni au nom d’un Ancêtre. »

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

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OEUVRES MAJEURES PAS CONTENT

Charlie, les identités et nous.

Première partie : Je suis Afropéen.

« Invasion ! ». C’est ainsi que le Théâtre National de La Criée de Marseille nomme le concept qui vise à inviter un seul artiste pendant plus d’une semaine. Premier décalage avec mes intentions : je vais au théâtre pour m’évader…La metteuse en scène Éva Doumbia a préféré transformer son invasion en Traversée. Les mots ont leur importance… Cela fait longtemps que je m’intéresse au travail d’Éva Doumbia. Notre dernière rencontre date du festival d’Avignon en 2013 où son spectacle « Afropéenne » à partir des textes de Léonara Miano m’avait enchanté. Son ode à la République vue par des femmes revendiquant leur africanité était un pur moment de rassemblement, d’union. Trois années plus tard, je suis serein à l’idée de la retrouver pour trois créations. J’ai assisté aux deux premières puis quitté La Criée avant la troisième.

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J’arrive à 19h, satisfait qu’une institution culturelle s’ouvre enfin aux écrivains des outre-mer et du continent africain, à un théâtre écrit, joué et mis en scène par des femmes. Le premier spectacle, « La vie sans fards (précédé de) Ségou » d’après Maryse Condé, est plutôt décevant. Le 7 avril 2015, Éva Doumbia regrettait dans Télérama que « le phrasé qu’on enseigne aux comédiens les sépare des quartiers populaires » : ce soir, je m’étonne du phrasé académique d’Édith Mérieau qui m’éloigne de l’écriture de Maryse Condé. Je ne suis pas issu des quartiers populaires, mais du monde ouvrier, et je reste à quai. Sans transition, la pièce bifurque pour nous raconter la vie de Maryse Condé. À l’opposé de la première partie, tout est limpide. Trop peut-être. La linéarité de la mise en scène me déconcerte, m’ennuie, trop sage, décalée au regard du parcours complexe de Maryse Condé. L’émission d’Apostrophes où elle fut invitée en 1984 sert de lien entre les deux parties. Bernard Pivot est à plusieurs reprises ridiculisé comme si son ignorance du parcours littéraire de Maryse Condé symbolisait les relents colonialistes d’un blanc qui peine à se projeter dans un art venu « d’ailleurs ». Mais ce soir, c’est à Éva Doumbia que revient la tâche de succéder à Bernard Pivot ! Pour l’instant, le théâtre Afropéen qu’elle revendique ne révolutionne pas les esthétiques conformistes du théâtre français…

Après une heure de pause, « Insulaires ou Seul limpossible pourra mapaiser » d’après Jamaïca Kincaid et Fabienne Kanor commence. Ici aussi, il y a deux parties. La première est un texte de Fabienne Kanor interprêté par Atsama Lafosse. Je décroche également. Le jeu est ampoulé, lourd, académique et peine à révéler la puissance supposée du texte de Fabienne Kanor. Je ne m’attends pas du tout à ce qui va suivre. Sans transition, l’actrice Maïmouna Coulibaly revêtue d’une tenue de carnaval rejoint Atsama Lafosse déguisée en touriste débarquant à Anitgua. Le contraste entre le désir du touriste de s’évader et l’invasion vécue par les indigènes est au cœur de l’écriture de Jamïca Kincaid. Sauf que très rapidement, je ressens un profond malaise. Maïmouna Coulibaly bute sur les mots, le ton devient agressif. Je suis colporté, sans transition, d’un jeu théâtral académique à une prise de pouvoir de la scène. Manifestement, la comédienne ne sait plus son texte. Improvise. M’insulte. Les phrases ne sont plus inscrites dans une littérature, mais bifurquent vers des effets de tribune. Des spectateurs lâchent des applaudissements tandis que d’autres, comme moi, sont consternés. J’ai envie de me lever, de stopper la pièce, pour revendiquer le respect. Mais je n’ose pas. J’aurais dû.

Les écueils de l’histoire (à savoir le lourd passé colonial de l’Europe et notamment de la France) s’essentialisent et me voilà englobé dans un tout où le blanc est coupable pour le restant de ses jours. Là où le théâtre afropéen d’Éva Doumbia revendique légitimement une visibilité, le propos de celui-ci se métamorphose en une équation linéaire : blanc = raciste. Ce passage sans transition de l’écueil à l’essence, de la faute à l’essentialisation, est un processus barbare, fasciste. Les mécanismes du pouvoir qui ont conduit aux graves errements de la colonisation se répètent ce soir, toute chose étant égale par ailleurs, sur une scène de théâtre : seule la couleur de peau change. À l’issue de la représentation, je quitte La Criée, totalement dépité.

Je cherche donc à comprendre. Comment un théâtre qui revendique sa place dans la République des idées et des arts, a-t-il pu tomber dans un tel obscurantisme? Avec d’autres artistes, Éva Doumbia revendique de « décoloniser les arts ». Elle a le soutien d’institutions culturelles prestigieuses (Le Centre Dramatique National de Haute Normandie dirigé par David Bobée qui nous avait déjà interpellé l’été dernier sur sa conception de la décolonisation, le Théâtre National de Chaillot à Paris, et bien d’autres). Mais comment décoloniser avec le même paradigme que celui qui a produit la colonisation, à savoir cette façon d’essentialiser à partir de la vision d’une partie (fût-elle dominante) alors que décoloniser suppose probablement de s’appuyer sur des lectures complexes pour que le tout soit plus que la somme des parties? Et si Éva Doumbia faisait confiance à une République laïque qu’il faut accompagner à se renouveller, plutôt qu’à une vision de notre société qui ne serait qu’une somme de communautés, chacune revendiquant sa légitimité sur le tout ? J’ai également été troublé par la manière dont Éva Doumbia évite les transitions entre les deux parties de ces pièces. Elle devrait pourtant les travailler. Car comme l’écrit Marie Darrieussecq dans le Charlie Hebdo du 30 mars 2016,  « Avec l’absence de transition, la logique d’un raisonnement est éludée au profit du montage. On passe d’une idée à l’autre sans justifier leur contact, et on les fait se contaminer, on mime ainsi une logique…Ça élude la complexité de la pensée et du monde ».

J’espère qu’Éva Doumbia retrouvera l’art de la transition, celui qui avait fait mouche dans «Afropéennes» : la transition entre elles et nous, entre elles et la République, entre elles et un théâtre de l’universel.

Pascal BélyLe Tadorne

Deuxième partie: Je suis Pippo Delbono

Depuis les attentats qui ont frappé à deux reprises la ville de Paris en 2015, il m’est difficile de retourner voir des spectacles vivants. Je me souviens que les jours qui suivirent les attaques de novembre, Roméo Castellucci présentait dans le cadre du Festival d’Automne, une performance fondée sur l’imitation de scènes d’urgence, “Le Metope del Partenone“. J’avais renoncé à m’y rendre. Lorsqu’une déflagration survient au coeur de l’existence, l’artifice devient insupportable. L’évènement exige au contraire un rapport interne fin et subtil entre la démarche artistique et le ressenti des spectateurs, afin de tisser des liens invisibles avec ce qui structure encore une humanité partagée.

À l’annonce de la venue de Pippo Delbono aux Bouffes du Nord pour un cycle de lectures musicales, je pense immédiatement aux chroniques que tient Philippe Lançon dans Charlie Hebdo; et notamment à cette phrase rédigée dans le numéro de cette semaine : « L’intelligence et la beauté font le vide – et le plein – dont nous avons besoin ».

Parmi les multiples commentaires qui nous assaillent au quotidien – les explications sociologiques, politiques, identitaires, économiques – subsiste toujours un point aveugle. Celui qui touche précisément à l’expérience esthétique. Cet enjeu a disparu des scènes, qu’elles soient politiques, médiatiques…et culturelles. Au lieu d’esthétiser l’angoissante équation du temps présent, on politise de façon binaire le spectacle vivant qui, dès lors, ne devient que la re-présentation de représentations politiques et médiatiques. L’écueil est alors de rejouer de façon travestie les revendications identitaires qu’on trouve déjà partout ailleurs…

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Or Pippo Delbono, tout comme Philippe Lançon, avance en poète pour penser le temps présent, et créer ainsi une communauté de sensible. Pour l’occasion, il transforme la lecture du texte de B.M. Koltès, “La Nuit juste avant les forêts”, en un tissu complexe de résonances individuelles et collectives. Pippo se reconnaît en Koltès, poète français homosexuel, mort du sida, militant de la cause communiste, dont la relation à la mère semble cruciale. Je reconnais pour ma part dans la salle, l’artiste d’art contemporian Sophie Calle, et me remémore à cette occasion sa rencontre avec Pippo dans l’église des Célestins lors d’un précédent Festival d’Avignon, à l’occasion de son exposition sur sa mère à elle, Rachel, Monique. Pippo s’identifie également aux migrants évoqués par le fils de Koltès, qui arrivent par la mer en Europe et posent, de fait, la question de l’accueil, du don, et de l’identité. Structuré en trois temps, le spectacle intercale le texte de Koltès d’abord dans une lettre de son fils François à Pippo; ensuite d’un courrier de Koltès à sa mère.

Se noue ainsi de façon très subtile un rapport à la filiation et à la reconnaissance : l’incompréhension de la mère de la Koltès face au travail de son fils faisant écho à celle ressentie par la mère de Pippo. Comment ne pas voir jouer les signifiants : la mère méditerranéenne, symbole de cette Europe recroquevillée sur SES enfants qu’elle ne comprend même pas, et qui dès lors engloutit tous les autres ?

Accompagné d’un ami guitariste, Pippo Delbono donne voix et corps à l’échappée belle poétique de Koltès. Très rapidement, je décroche de la traduction projetée sur les murs sang des Bouffes du Nord, et me laisse emporter par le rythme de la voix, du souffle, des cris; par les mouvements et gestes, le regard de clown triste, l’agressivité mal contenue et la bonté perceptible.

On pleure beaucoup lorsqu’on assiste aux spectacles de Pippo Delbono et le plus souvent, sans savoir pourquoi. Ces larmes ne sont pas nécessairement synonymes de tristesse, de passion négative. Ce sont surtout l’expression d’une émotion intense, de celles qui accompagnent la rencontre intime avec un point de vérité personnelle, d’authenticité et de justesse. On pleure de joie à la redécouverte de ce qui devrait constituer l’essence des relations humaines; et de tristesse que ce ne soit pas plus souvent le cas. Qu’il faille l’expérience esthétique pour jouer ce rôle de révélateur.

“La Nuit juste avant les forêts” est un chant rimbaldien, un appel à la marginalité créatrice, assumée. Nulle assignation identitaire au « je », au « nous », au « tu ». C’est un espace ouvert au champ des possibles. L’ «absence de transition» dénoncée par Marie Darrieussecq dans le Charlie Hebdo du 30 mars 2016 ne conduit pas nécessairement à la barbarie. Si elle est pensée, elle peut également, écrit-elle : « être poétique et gorgée de significations».

La signification principale est de nous instituer comme corps commun, tissu d’émotions et de perceptions. La marginalité de ce fait n’a plus ni couleur ni culture, ni identité ni croyance, c’est avant tout une affaire de rapport au monde. De rapport aux normes, aux relations de pouvoir, de domination, de domestication.

De capacité à se reconnaître dans un cri.

Synonyme de liberté.

Sylvain Saint-Pierre- Tadorne

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Avignon 2015 – Avec « Fugue », Charlie est glacé.

En février dernier, j’écrivais sur ce blog mon dépit suite aux attentats de janvier : « Depuis le 7 janvier 2015, ma relation à l’art s’est déplacée vers les processus complexes de la liberté d’expression. Je ne me reconnais plus, pour l’instant,  dans celle revendiquée par les artistes, trop liée aux lois du marché et dépendante du réseau de l’entre soi. Comme me le faisait remarquer Romain à propos des attentats : « la réalité a dépassé la fiction ». Cette liberté, je l’ai ressentie quand des millions de Français ont tendu un crayon comme seule réponse. J’y ai vu un symbole pour que s’invite, enfin, le temps du sens. J’y ai perçu un geste de revendication pour que l’art (ici celui de la caricature) puisse nous relier et qu’il s’inscrive dans le sens de nos actes quotidiens. Ce geste a étouffé la parole d’acteurs culturels toujours prompts à nous faire la leçon sur la fonction de l’art, réduite dans un rapport condescendant entre ceux qui « savent » et ceux qui devraient ne rien « rater » de ce qu’il leur est si « gentiment » proposé. Le sens de ce crayon est allé bien au-delà de notre douleur collective. Pendant un court instant, ce crayon a effacé avec sa gomme, notre égocentrisme tant célébré par les réseaux sociaux et certains artistes qui occupent le plateau comme d’autres coupent la parole pour avoir le dernier mot.  Cette douleur collective est allée bien au-delà d’un entre-soi culturel qui se croit encore visionnaire parce qu’il tire les ficelles de la programmation artistique. Le sens a émergé dans ce nouage créatif entre douleur personnelle, art et liberté d’expression pour venir nourrir nos visions asséchées par des spécialistes qui pensent dans un rapport vertical, l’interaction avec le peuple. ».

Je ne savais pas que pendant l’écriture de ce texte, une troupe de théâtre le mettait en jeu.

 


Ce soir, en pénétrant dans le Cloître des Célestins pour « Fugue » de Samuel Achache, j’ai un étrange pressentiment.. Sur scène, du gravier symbolise la neige avec à droite, une petite cabane en bois. Je repense au spectacle de Philippe Quesne, « La mélancolie des dragons » joué dans ce même lieu en 2008. Quasiment la même scénographie. Il y a là, une baignoire. J’ai une vision étrange : je m’attends à voir débarquer des acteurs pour y sauter dedans et y faire les cons comme chez le metteur en scène Vincent Macaigne (il avait présenté en 2012 avec « Au moins j’aurai laissé un beau cadavre » – voir la vidéo). En lisant la fiche du spectacle, je peine à comprendre de quoi il s’agit tant c’est truffé de références sur le sens de la fugue en musique et sur le tempérament. Samuel Achache se fait une haute idée de son théâtre en donnant des matières exigeantes à ses acteurs. Entre eux, ils ont du réfléchir pour s’inscrire dans le réseau tissé par Philippe Quesne et Vincent Macaigne et ainsi intégrer le courant du théâtre contemporain français qui sait travailler de nouvelles formes pour attirer un public jeune et les faire marrer avec du sens (NDLR).

Je ressens que tout est déjà écrit avant même que la pièce commence. Je ne vais pas être déçu. Pensez donc, à l’heure d’une France en décomposition sociale, voilà une tribu de français et d’Européens en goguette au pôle Sud où ils mènent une recherche sur un lac très profond. Il y a une femme pour cinq hommes. Ils sont tous blancs comme de la neige. Ils sont traversés par des questions existentielles (chercher mais pour quoi ? Faire le deuil de la relation amoureuse…tu pars ou tu pars pas ? Le sens que peut avoir la vie, paumé au pôle). Entre deux gags de fin de banquet (dont la nage synchronisée dans la baignoire !), il y a des pauses musicales pour remettre un peu de France Musique dans ce climat très tranche matinale de NRJ 12. Le public rit de se trouver si con et si mélomane. Pour ma part, je me contorsionne d’ennui. Je me sens disqualifié de ne pas m’esclaffer devant une oeuvre coproduite par La Comédie de Valence (Centre dramatique national DrômeArdèche), le Festival d’Avignon, Centre dramatique régional de Tours, le Théâtre Garonne, le Théâtre des Bouffes du Nord et le soutien de la Fondation Royaumont, du Carreau du Temple et de Pylones – créateur d’objets à Paris.

Ce théâtre est à l’image de la génération qui le porte : le refus de penser La Politique au profit d’une approche égocentrée du monde et d’une vision mélancolique d’un vivre ensemble (l’entre soi comme seule lecture de la complexité). C’est un théâtre régressif appelant le spectateur à porter sur lui un regard tendre, presque maternant. Après le théâtre bien pensant porté par l’ancienne génération, voici venu le temps du théâtre consanguin promu par des trentenaires créatifs, mais qui transforment leur regard cynique sur l’effondrement du sociétal en une machine théâtrale efficace pour s’inscrire dans les logiques capitalistiques du milieu culturel français.

À la sortie, mon Charlie n’y croit plus. Ce théâtre-là ne mène nulle part. Tandis que la presse salue un spectacle « rafraichissant » au temps de la canicule (sic), mon Charlie se réchauffe : nous croisons dans la rue, Arthur Nauzyciel. Il n’est ni de l’ancienne, ni de la nouvelle génération des metteurs en scène. Il est celui qui osa avec «  Jan Karski (mon nom est une fiction) » et « La mouette » s’adresser à l’intelligence sensible du spectateur. C’était en Avignon, en 2011 et 2012.

Charlie veut croire qu’il n’est pas seul. Que son nom n’est pas une fiction.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Fugue » de Samuel Achache a été joué au Festival d'Avignon en juillet 2015.