Catégories
FESTIVAL MONTPELLIER DANSE Vidéos

La «maison Folie» d’Angela Laurier.

Le corps intime peut-il évoquer la douleur du monde ? Oui, si l’on en juge l’exceptionnelle proposition de l’Espagnole Angelica Liddell lors du Festival d’Avignon en 2010. Avec «La casa de la Fuerza », rarement une artiste ne s’était engagée aussi loin avec son corps, pour accueillir la poésie de nos âmes torturées par l’imbécillité des puissants. 

Le corps  « performé » peut-il évoquer la douleur intime ? Je me remémore avec émotion «j”aimerais pouvoir en rire» d’Angela Laurier vu à Lyon en 2010 et programmé cette année à Montpellier Danse. Elle était au sommet de son art :  son corps contorsionné libèré de la «performance» avait reçu la folie de son frère, pour une peinture chorégraphique majestueuse.

angela.jpg

Ce qu’une certaine danse contemporaine met à distance, Angela Laurier et Angelica Liddell le posent comme un principe : leur corps puise les ressorts du mouvement en amplifiant la porosité entre le corps biologique, son enveloppe psychologique, le corps social et politique. Ce processus nous ouvre à l’altérité et permet à notre imaginaire de renouer avec le sensible en effaçant la frontière entre vie privée, vie publique et enjeux sociétaux.

Cette année, Angela Laurier présente une deuxième oeuvre à Montpellier Danse, «Déversoir» qu’elle créa en 2008, bien avant «j’aimerais pouvoir rire». Pendant que la bande-son évoque Dominique, son frère schizophrène, elle s’avance vers nous, et opère sa mue : habillée d’une  robe blanche qu’elle porte comme une camisole de force, elle se défait des lanières dans un mouvement de rage saisissant.  Elle va danser pour exprimer ces choses-là et composer une chorégraphie à partir de ses gestes de contorsionniste. Son corps est une plaie, sa danse est un pansement pour une métamorphose, au coeur d’un festival qui, après trente éditions, fait preuve d’une belle ouverture en programmant une oeuvre si particulière.

Pendant près d’une heure, le public est témoin d’une thérapie familiale. Il y a Dominique, le père,  et la mère qui fait des enfants, parce que «féconde».  La vidéo alterne des séquences d’un road movie sur le chemin des vacances vers l’Alaska avec une séance où Angela interview son père sur son passé dépressif et ses liens avec son fils malade. Le corps contorsionné d’Angela fait  alors entendre la parole de Dominique et nous touche.  Elle se transforme à nouveau pour former l’image de sa mère féconde, puis incarne un peu plus tard le corps désarticulé provoqué par les crises de Dominique. Elle jette les ponts entre ces deux moments magnifiquement tournés et crée la communication entre eux et nous. Elle pose un entre-deux poreux où folie et «normalité» s’enchevêtrent.

Angela Laurier offre son corps pour que s’y projette les peurs, les angoisses tout en nous éclairant sur son travail d’équilibriste afin que la famille n’éclate pas. La scène met en dynamique le système familial par un va-et-vient permanent entre la vidéo et son corps, entre la folie et la société, entre Dominique et Maximilien son fils, entre eux et Angela où son ventre accouche d’images sublimes. Elle refuse de les isoler : l’art est son refuge et leur liberté. Elle rejoint la vision du metteur en scène italien Pipo Delbono qui poétise la folie pour la politiser à l’heure où les politiques sécuritaires enferment un peu plus les malades et leurs proches.

Avec «Déversoir», il nous arrive d’avoir mal, de détourner le regard vers un détail pour ne pas voir. Mais le désir d’accueillir cette famille comme une troupe de saltimbanques est plus fort. Parce que leur cabane au Canada au fin fond de l’Alaska est aussi notre coin de paradis dans l’enfer de nos névroses d’homo spectator.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Deversoir » d'Angéla Laurier a été joué le 25 juin 2011 dans le cadre du Festival Montpellier Danse
Catégories
THEATRE MODERNE

En « subsistance », un chef d’oeuvre.

C’est un spectacle unique, au croisement de tant d’influences (Roméo Castellucci, Wajdi Mouawad, Pipo Delbono, Bruce Gladwin) qu’il dessine la fresque de l’étonnant spectateur qui, après tant de voyages et de migrations depuis 2005 (date de création de ce blog), se pose aux Subsistances de Lyon,  pour accueillir. Je ne connais pas Angela Laurier. Ni la contorsion, discipline de cirque. Je découvre son frère, Dominique, schizophrène, qui l’accompagne sur scène. Je ressens peu à peu la présence d’un groupe de rock, jouant derrière un voile qui, par un éclairage subtil, se dévoile. Ici, tout n’est que dévoilement, car l’humain est fragile et a besoin de temps pour changer son regard. Cette scène, est une caverne, une grotte, où Angela et Dominique créent leur langage rupestre  et construisent des passages qu’éclaire mon émerveillement, où ma sidération ouvre ce que je m’apprêtais à fermer, par facilité et peur d’y entrer. « J’aimerais pouvoir rire » est une oeuvre indispensable parce qu’elle est une rencontre. Fraternelle.

angela.jpg

Tout commence par une séquence « inquiétante » :  un voile blanc fait des vagues rondes par l’effet d’une soufflerie (serait-ce le souffle vital du théâtre ?). Angéla Laurier apparaît peu à peu à partir d’une lumière, celle de sa renaissance : au sommet de son art, son corps contorsionné, se révèle, matière humaine, qu’elle libère de la « performance » afin de pouvoir projeter son histoire familiale sur la scène. Du blanc, elle passe au noir, au plateau éclairé, au voile qui se fait toile de cinéma pour y visionner les films de famille. Et ça défile. Toute petite avec son tutu ; adolescente sur des barres parallèles ;  puis avec ses huit frères et soeurs, les voilà regroupés du plus petit au plus grand  et forment la pyramide. Ils se ressemblent tous. Dominique se détache. Pourquoi lui ? Pourquoi porte-t-il sur ses épaules l’équilibre de la famille, à croire qu’il protège aussi Angela de ne pas tomber de ses barres? Visage d’enfant et lunettes d’adultes. Jeune homme sur sa moto et regard noir pour aller au-delà de la focale. Pendant ce temps, le rock amplifie, électrise, par des hauts et des basses et finit pas nous faire entendre le déséquilibre familial.  

Arrive alors cet instant qui nous suspend : Dominique parle, face à la caméra. Il a 33 ans et se sait malade. Son visage, à peine éclairé, nous plonge dans un entre d’eux : entre fiction et réalité, entre vidéo et autoportrait à la Van Gogh. Le voile qui fait toile se fait membrane du corps familial et nous invite à entrer. Ça tangue déjà. Je me contorsionne sur mon fauteuil. Angela et Dominique apparaissent. Son corps porte les stigmates de l’institution psychiatrique. Assis tous deux sur une chaise empruntée à Pina Bausch, Angela se lève et la fait grincer. Alerte. L’art va les métamorphoser. Angela danse ; il regarde. Elle regarde ; il danse. Prodigieux mouvements où l’on combat la folie qui sépare, où l’on encercle pour que plus rien ne leur échappe. Angela donne tout, s’engage pour que la force de son art se love dans le corps de son frère. Elle va jusqu’à devenir son modèle pour qu’il la peigne à travers une toile de verre. La danse est un art pictural. Elle s’incruste dans la vidéo de son frère où la fumée de sa cigarette créée l’univers Gainsbourien: la danse fait son cinéma et Dominique est beau comme James Dean.

Par la force de l’art, nous nous laissons guider par le « fou » et nous finissons comme Angela : Dominique nous porte.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“J’aimerais pouvoir rire” d’Angela Laurier a été joué aux Subsistances à Lyon du 26 au 28 mars 2010.