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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS LE THEATRE BELGE! THEATRE MODERNE Vidéos

Triple A pour la Belgique.

Le peuple souverain ne sait plus très bien où il va. À force de lui répéter depuis le choc pétrolier de 1974 que l’urgence est la sortie de crise, il peine à penser. La pensée est sous les décombres d’une civilisation européenne qui, depuis la Shoah, s’effondre peu à peu malgré la vitalité de sa technocratie à créer les outils pour donner l’illusion du progrès. Dans ce contexte, le peuple, et particulièrement sa classe moyenne, palabre, gaspille les mots, maltraite la relation, cloisonne le langage du corps et le poids de la parole, fait de l’oisiveté l’un des moteurs pour régénérer les neurones. Rien ne s’élabore tandis que la plainte individuelle fait office de protestation collective. On dénonce, mais rien ne s’énonce. Son éducation, ses savoirs ne sont plus mobilisés pour l’intérêt général, mais pour préserver son intime de la douleur du monde. Quant aux artistes, ils se noient dans le paraitre de leur cour, trahissent leurs idéaux au contact du pouvoir, et laissent l’intelligencia observer ce naufrage du haut de leurs fauteuils dorés (quand ils n’y sont pas assis eux-mêmes!). Le théâtre est une activité comme une autre, juste permet-il de changer de rôles (et de viser le premier). L’art s’accroche au mur pour égayer l’endroit tandis que la poésie se dilue dans le naturalisme avant de disparaître peu à peu sous le poids de la littérature qui raconte. Mais ne nous y trompons pas: l’énergie est là. Les corps bougent, l’espace est occupé; on s’affaire devant, derrière, sur les côtés; on fait pour défaire. On se croit compétent à maitriser ses pulsions animales quitte à les laisser déborder pour assouvir sa soif de domination envers les femmes. Et quand cela s’effondre à un endroit, les décombres se recyclent pour soutenir le modèle qui empêche tout renouvellement de paradigme. Avec la classe moyenne, la politique n’est même plus un sous-bassement avec lequel on élabore: elle est au mieux un spectacle, au pire un secret bien partagé. Avec la classe moyenne, dénier c’est penser.

Pour la chorégraphe Maguy Marin, «puisque tout est foutu, fêtons le pessimisme». Oui, fêtons, mais j’ai besoin des artistes. Pas ceux qui, de haut, assouvissent leur désir de pouvoir comptant sur mon potentiel de servitude. J’ai besoin d’artistes pour qui l’empathie nourrit la relation à l’art, pour qui l’acteur et le spectateur sont côte à côte pour élaborer la vision commune vers une visée. Puisque l’on est foutu, j’ai besoin d’artistes pour m’extraire de la tyrannie des mots et de leur tour de Babel et m’autoriser, sans culpabilisation, à voir le jeu pour le penser autrement.

Il est minuit. Je pense à ce qui est écrit plus haut. Je marche et je pense. J’ai l’énergie pour fêter le pessimisme. Je sors à peine du Théâtre de la Bastille à Paris où le collectif  flamand tg STAN vient d’interpréter «Les estivants» de Maxime Gorki. Cette ?uvre du début du 20ème siècle décrit un groupe en vacances d’été dans une datcha et qui «s’occupe» pour ne pas sombrer. Incarné par cette troupe flamande, le texte est d’une modernité stupéfiante. Vingt-deux rôles pour neuf acteurs. Autant dire que je m’y perds dans le «qui est qui ?» comme si les places étaient interchangeables pour cause de pensée unique. Ici, les conflits entre amis masquent finalement un accord souterrain pour que rien ne change entre le marteau ou l’enclume, entre penser ou subir?

Varja, incarnée par Jolente de Keersmaeker, est époustouflante. Mariée à un gros ours bien léché (exceptionnel Damiaan De Schrijver dans le rôle de Sergej Basov), elle doute sur ce qu’il se joue : rapidement, je me reconnais en elle (suis-je le seul dans la salle?). Elle porte à bout de bras ce collectif, métaphore de l’effondrement d’une société en crise (jusqu’au décor d’un théâtre improvisé qui se métamorphose en radeau de la méduse), où la moindre déclaration (qu’elle soit d’amour ou poétique) sombre dans une vanité ridicule. Pendant 2h30, cette société navigue totalement à vue. Elle ne voit pas qu’elle est politique (au sens de la vie dans la cité) et ne pense qu’à se vautrer dans des jeux amoureux. Cette mise en scène à l’énergie débordante occupe tout l’espace horizontal (on ne cesse d’aller de là à là, à la recherche d’un chemin sans but) tandis que la visée verticale est symbolisé par des cordes destinées à qui voudrait bien se pendre. Ici, tout est en jeu : rien n’est laissé au hasard jusqu’à la longue robe noire de Varja, rideau de théâtre quand son désir d’amour est trop fort, cache-misère lorsque ses secrets enfouis l’empêchent de libérer son corps.

Ces acteurs sont exceptionnels. Ils jouent comme ils pensent. Leur empathie me permet de ne jamais décrocher. Ici, le théâtre est un  acteur à part entière (il est même omniprésent jusqu’à la scène finale du banquet où les masques tombent, où le corps du collectif se disloque pour se remette à l’équilibre). Le théâtre façon tg STAN est l’une des réponses pour sortir de la crise morale que nous traversons, pour accompagner le changement de paradigme qui est en cours.

 Il me revient alors l’intervention  de l’écrivain Isabelle Sorente dans l’émission «Ce soir ou jamais» où elle évoquait la crise d’aujourd’hui, l’ampleur de «ce qui nous secoue». La force du tg STAN est de m’autoriser ce lien pour qu’au chaos ambiant, réponde ma pensée en mouvement.

Triple A pour la Belgique.

Pascal Bély, Le Tadorne.

«Les estivants » de Maxime Gorki par le tg STAN du 30 octobre 2012 au 17 novembre 2012 au Théâtre de la Bastille dans le cadre du Festival d’Automne de Paris.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS

Je n’ai pu aller jusqu’au bout du rêve.

Je suis ce soir à Paris. Je sais ce que l’on pourrait me rétorquer. Qu’est-ce qui peut justifier un voyage aller-retour express Aix en Provence à Paris pour le théâtre? Le Festival d’Automne invite le metteur en scène polonais Krystian Lupa avec sa création, «La Cité du rêve». Je l’avais quitté au printemps à Béziers pour la dernière de «Salle d’attente» (Sous chapiteau, le théâtre de Krystian Lupa claque), allégorie du cauchemar européen et de nos espoirs dans la jeunesse. Quelques mois se sont écoulés. Je pars de la salle vers la cité. Ce soir, je ressens ma disponibilité pour entrer dans une recherche intérieure de près de quatre heures.

La salle est comble. Elle ne le restera pas. Les spectateurs semblent fatigués, lassés de ne plus trouver l’énergie pour «faire face», comme me le confiera plus tard ma voisine. Toujours est-il qu’à chaque entracte, le théâtre se vide peu à peu. Sur scène, les acteurs interrogeront à plusieurs reprises leur jeu («que racontons-nous?») provoquant une salve de rires et d’applaudissements. J’ai rarement ressenti une telle interaction d’autant plus que Krystian Lupa intègre dans sa mise en scène l’espace de la représentation. Nous sommes le plus souvent éclairés (je me retourne parfois pour chercher du regard mes congénères, à la recherche d’un soutien). Il crée une avant-scène avec des bandes blanches, espace transitoire entre l’inconscient et le conscient, entre la réalité perçue et la réalité psychique. Vient ce moment, cette interrogation: de leur «Cité du rêve», les habitants descendent dans la fosse pour un portrait de groupe. Mais sur la photo, les sièges sont vides. La réalité n’existe pas. Nous serions là, sans y être. Le rêve d’un public acteur s’est-il envolé ?

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Me voici donc propulsé vers cette Cité, adapté du roman du peintre Alfred Kubin. Dix comédiens incarnent ses habitants. Ils paraissent échoués là, sonnés…un peu comme nous. C’est une salle d’attente aux murs gris, ceux-là mêmes qu’affectionnaient Pina Bausch dans «Kontakthof». On y entre pour en sortir transformés d’autant plus que ces murs poreux projettent des vidéos qui scrutent l’inconscient et sculptent son langage. D’autant plus que trône une cage sans barreaux: à l’intérieur, ce divan vertical provoque le rêve éveillé, où les mots métamorphosent le visage à l’image de l’oeuvre de Dali, «Galatée aux sphères». Pour entrer dans cette cité quasi transparente, Krystian Lupa nous propose plusieurs espaces mentaux afin de se projeter dans la folle utopie de Patera, homme riche, qui créa cette cité au confluent de l’Asie. Nous y suivons Alfred et sa femme qui visitent ce pays, au bord de l’abyme. Le rêve s’est peu à peu transformé en cauchemar, même pour le spectateur.

Je suis rapidement happé par ces dix acteurs. Ils sont de tous âges. Sans âges. Comme si leur jeu dépassait leur rôle. Sont-ils notre humanité, notre civilisation européenne en perdition? Ils sont entre deux mondes. Ils sont passés par l’Expérience. Nous entendons la rumeur de la ville (est-ce une  manifestation, une symphonie humaine?). Chacun donne sa version entre mouvement unitaire et clameurs artistiques. Comment ne pas reconnaître la voix des peuples espagnol et grec qui souffrent face à une intelligencia prisonnière d’une idéologie fermée? Peu à peu, ils entrent dans cette salle, font un rapide arrêt dans la cage. L’un des habitants peut bien arriver nu avec ses belles chaussures pour nous faire croire qu’ici, la liberté est absolue. Personne n’y croit. Il finira avec un tissu tel un Jules César déchu. Un ange à la beauté fulgurante passe. Que vient-il faire ici, se demandent-ils? Même le poète fétichiste ne trouve pas la réponse. Le vide s’installe progressivement: les corps bougent à peine, presque statufiés. Cette cité est notre forteresse: psychologique, sociale et politique. À cet instant précis, la mise en scène millimétrique de Krystian Lupa décourage le public comme si cet «indéfinissable», ce gouffre, était insupportable. Je résiste. Lupa ne me retient pas, sauf quand il convoque l’assistant de Federico Fellini qui explique ce qu’est cette cité du rêve.Je ressens la disparition de l’Italie des artistes?

Au deuxième acte, Lupa zoome. La salle est la chambre d’un couple où trône une femme alitée. Que sommes-nous donc devenus? Le dialogue entre elle et lui est saisissant: je ne comprends pas tout, mais j’entends l’impossibilité d’aimer. Le langage du lien amoureux me touche. L’homme finit étalé. Je suis totalement éreinté. Je persiste à vouloir tenir le choc. Ma rangée de sièges se vide. Je suis seul, échoué. Vais-je échouer à me faire “cité” ?

Nous voilà à nouveau dans la grande salle. Tout va crescendo. Le premier acte a posé l’écoute, le deuxième la parole du sens?le troisième incarne le pouvoir et le chaos. Le quatrième, le franchissement de la limite, entre là-bas et ici, entre rêve et conscience. C’est tourbillonnant, car Lupa nous projette dans cette cité à plusieurs dimensions dans une même unité de temps (l’individu, le groupe, le sociétal) pour ressentir ce qui fait civilisation en chacun de nous. Mais le texte est ardu et laisse si peu de respiration (d’autant plus que la traduction et le surtitrage sont à la peine). Il manque la générosité du metteur en scène italien Pipo Delbono pour nous guider vers la folie sans nous prendre de haut. Il manque le courage artistique de la chorégraphe Maguy Marin pour faire l’Histoire à partir de la métamorphose des corps. Il manque la subtilité d’Arthur Nauzyciel qui sait introduire la danse dans le théâtre pour que le texte traverse notre inconscient.

Il manque tant dans ce théâtre où il y a tout?Quel paradoxe! Peu à peu, je m’éloigne de cette cité qui me ramène à ma fatigue, à ma faim. Il est près de 23h30 et je n’en peux plus. Dans le tableau final, Fellini peut bien lancer ses cordes de son poisson-nacelle aux âmes perdues. On peut bien me clamer «Soyez heureux de vivre!». C’est trop tard. Beaucoup trop tard.

La cité? Ma cécité?

Pascal Bély, Le Tadorne

“La cité du rêve” d’après l’autre coté d’Alfred Kubin, mis en scène par Kristian Lupa au Théatre de la Ville à Paris dans le cadre du Festival d’Automne. Du 5 au9 octobre 2012.