J’ose une métaphore : imaginez un théâtre, Le Merlan, dans les quartiers nord de Marseille. Tout d'un coup, cinq chiens et leurs maîtres, un psychanalyste (Jean-Pierre Lebrun) et un philosophe (Dany-Robert Dufour), tout habillés en noirs, envahissent la scène, tel un coup d'état, une attaque terroriste. Pendant plus d'une heure quinze, le public est prié de la fermer, de subir les délires trotskystes et paranoïaques (c'est lié) des deux compères qui se croient au Collège de l'Internationnale pour débiter leurs jeux de mots foireux et leurs raccourcis sur « Le marché », instance suprême qui a dégommé Dieu. Il faut les voir ces quinquas (ceux-là mêmes qui occupent la place et dépriment la jeunesse 1) nous décrire notre monde globalisé en déambulant de long en large sur la scène, territoire de leur petit pouvoir gagné le temps d'une soirée. J'imagine des danseurs et des comédiens, bâillonnés dans les coulisses pendant que nos deux imprécateurs, formés (peut-être!) aux États-Unis, dégueulent leur bile. Et puis, il y a ces chiens, métaphore de ce que nous serions devenus en lien avec le maître, « le marché ». On assiste à un « ballet canin » affligeant où les bêtes ne vont que de gauche à droite, aussi obéissants que les artistes précaires d'Eurodysney.Lorsqu'apparaît Olivier Besancenot à la télévision, je suis pris de vertige. Il débite les mots d'une mécanique huilée. Je sens bien qu'il me fourgue son prêt-à-penser où le concept de «démocratie » n'a pas sa place. Il m'assomme pour éviter que je pense par moi-même, notamment quand il construit ses équations binaires. Il ne parle jamais d'amour, d'incertitudes, de complexité. Dans son monde à lui, cela n'existe pas. Il ne fait jamais référence aux artistes, acteurs trop aléatoires alors que les militants sont bien plus dociles. L'idée même de créer une articulation originale l'effraie ; de faciliter une négociation le rebute.
“Bleib Opus # 3” de Michel Schweizer s'inspire directement de la pensée de Besancenot, mais surtout de sa représentation de la démocratie à partir d’une mise en scène rigide, descendante, autoritaire. Un pas inquiétant est franchi ce soir au Merlan: pour la première fois, j'assiste à l'envahissement de la scène par la rhétorique politicienne. Nous aurions pu tout aussi voir des militants UMP, le processus aurait été identique. C'est donc une démission de l'artiste, un acte inqualifiable d'avoir mis le public dans cette posture de soumission. Schweizer utilise les mêmes armes que le marché, la rancune en plus et le désir refoulé de se venger sur la jeunesse, indifférente aux idéaux des libertaires, et qui pourrait bien le débouler lui et ses intellectuels à la pensée si binaire !
Oublions donc ce coup d'État et souvenons-nous. C'était à Avignon, l'été dernier. « Le silence des communistes » mis en scène par Jean-Pierre Vincent à partir d'un dialogue entre Vittorio Foa, Miriam Mafai et Alfredo Reichlin. Trois comédiens exceptionnels ont incarné un syndicaliste et deux anciens responsables communistes s'interrogeant sur l'avenir de la gauche italienne en période Berlusconnienne. Ce fut un triomphe, un moment inoubliable de théâtre qui a redonné aux citoyens de gauche un espoir dans la refondation. Cette pièce sera en tournée à partir de l'automne 2008.
« Notre avenir est incertain, mais peut-être que l'incertitude, personnelle et collective, est la condition dans laquelle nous devons nous habituer à vivre »
Myriam Mafai.« Je suis toujours plus convaincu qu'il y a quelque chose de plus important que la redéfinition de la gauche à travers son identité présumée : il faut chercher une identité nouvelle, ouverte sur des thèmes qui vont au-delà de notre monde « politicien . Pour réformer la res publica, nous devons avant tout nous réformer nous-mêmes. Commençons par le langage ? » Vittorio Foa.
Commençons par inviter « Le silence des communistes », au Merlan. Puis débattons. Les chiens seront priés de rester à l'entrée du théâtre.
Pascal Bély
www.festivalier.net
(1): Voir à ce sujet les commentaires sur le spectacle de Danièle Bré, “Insupportable mais tranquille”.
?????? “Bleib Opus # 3“ de Michel Schweizer a été joué le 26 janvier 2008 au Théâtre du Merlan à Marseille.
| Revenir au sommaire | Consulter la rubrique danse du site.
Pour penser l’avenir, “Le silence des communistes” de Jean-Pierre Vincent. |

A l'issue d'une heure quinze de déambulations et d'enfermement, je sors de la chorégraphie d'Hélène Cathala plus vide que je n'y étais entré. Les « imprécations vociférées » issues du livre de Maria Soudaïeva (« Slogans »), mise en espace à partir d'une régie centrale où officie Dj et vidéastes, où circulent tout autour public et six danseurs, ont anéantis l'articulation entre le texte et la danse. Je ne connais pas Maria Soudaïeva ; on m'avait promis « une fiction alarmante, férocement à l'écart des critères romanesques, un long chant rageur constitué d'incantations, de consignes scandées, de cris d'angoisse, de pseudo slogans anarchisants?et numérotés..Un poème en lambeaux de feu ». Avec de telles intentions, il fallait aider le spectateur à lâcher par une scénographie poétique, virtuelle et sensuelle où la chorégraphie se déploie pour transcender et servir le texte.
Le Théâtre des Bernardines convie le public marseillais pour cinq représentations. « Cinq », la nouvelle chorégraphie de Geneviève Sorin est en haut de l'affiche. Quatre soli et un quartet final sont accompagnés par cinq morceaux d'accordéons joués par la chorégraphe en personne. Ce chiffre décliné à l'infini est un repère pour s'accrocher et ne pas sombrer. Je compte les plans-séquences, je cherche le moment de poésie qui va me propulser au-delà de ces solos sautillants, qui finissent par tourner sur eux-mêmes, comme des vieux manèges où les enfants décident de descendre, car le « pompon n'est jamais pour eux ». Tout n'est qu'anodin et cela use ma corde sensible : il n'y a dans ce quotidien routinier rien que la danse puisse apporter. Même quand les mots viennent à son secours, les corps brassent et lassent. Il est loin le temps où je m'ennuyais au théâtre. Ce n'est pas une sensation désagréable (on pense à tout et pour rien), on flotte sans vraiment couler, on scrute un détail (les touches de l'accordéon) puis on se laisse distraire par le portable lumineux de la voisine.

Avec plus de 125 spectacles vus en 2007, j'ai approché les institutions culturelles en France et quelques unes en Europe. Proposer un palmarès est un hommage à ces professionnels engagés qui, avec talent et détermination, accompagnent le spectateur dans des « entre-deux » salutaires et souvent périlleux.
Ces dix ?uvres furent essentielles en 2007. Elles tissent la toile fragile d'un patrimoine chorégraphique d'où se dégage un humanisme qui donne sens à notre quête d'absolu dès que nous entrons dans un théâtre.