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FESTIVAL D'AVIGNON

Le bilan du Festival d’Avignon 2007.

 1ère partie : Edgar Morin, l’artiste associé.

Pour cette 61e édition, le spectateur a dû chercher la cohérence d’une programmation hétérogène, sans ligne conductrice où la fonction d’artiste associé n’a pas joué pleinement son rôle.

En effet, il fut difficile de cerner le projet de ce festival, écartelé entre les expérimentations (approximations ?) artistiques des « amis » de Frédéric Fisbach et les metteurs en scène confirmés porteurs d’un propos engagé et engageant (Ariane Mnouchkine, Jean-Pierre Vincent,KrzysztofWarlikowski, Guy Cassiers). Est-ce pour cette raison que le Festival fut étonnamment calme comme si le théâtre ne parvenait plus à se faire entendre, d’autant plus que la billetterie bureaucratique et les petites jauges ont privé de nombreux spectateurs de places (107000 billets vendus cette année contre 133 000 l’an dernier et 150 000 en 2002). Cette baisse sensible, est le signe d’un repli, d’un système qui s’auto-alimente (jusqu’à voir des amateurs de la région sur le plateau des « Feuillets d’Hypnos ») alors que le « Off » semble avoir retrouvé sa vitalité avec plus de 700 000 festivaliers !

Le rapport, de 1 à 7, continue d’être ignoré : jusqu’à quand ce clivage, ce mur de Berlin, cette anomalie de la pensée qui voudrait qu’une partie ne soit pas reliée à l’autre pour former un tout ? C’est au spectateur à faire lui-même les liens, à faire pression par son ouverture sur les institutions, pour que des passerelles se créent entre les deux manifestations. 2007 a peut-être été l’année où il a dû faire son propre cheminement, prémices d’un changement progressif de posture.

Il ne fallait pas compter sur la presse pour nous guider : seule la polémique entre Brigitte Salino du « Monde » et Frédéric Fisbach au sujet des « Feuillets d’Hypnos » a fait débat pour mieux masquer l’absence de la vente à la criée des journaux. Ce silence n’annonçait-il pas un désengagement grandissant des groupes de médias à l’égard du spectacle vivant? Cette interrogation fut au coeur de la table ronde organisée le 11 juillet au Cloïtre Saint-Louis par le Syndicat de la Critique à laquelle j’étais convié en tant « qu’outsider » bloggeur (aux côtés du metteur en scène Arthur Nauzyciel, d’Arnaud Laporte de France Culture, de Frédéric Ferney de France 5, Jean-Pierre Leonardini de l’Humanité). Nous n’avons rien appris de ce que nous savions déjà: baisse croissante des lecteurs pour les journaux payants, montée en puissance des gratuits, perte de l’esprit critique, brouillage persistant entre information et communication. « Le culte des amateurs » via les blogs fut dénoncé («qui remet en cause la compétence de la critique»). La place des journalistes au sein des institutions culturelles fut contestée lorsqu’ils bafouent les règles déontologiques de la profession. Deux modèles ont donc émergé: une critique qui doit «résister» face aux pressions économiques en s’appuyant sur la légitimité de son expertise; une approche plus transversale du regard critique (qui pourrait prendre en compte le processus de création d’une oeuvre), des articulations entre journalistes et bloggeurs à créer, une mise en réseau des festivals pour décloisonner les disciplines. Cette table ronde démontrait à quel point le critique doit opérer sa mue, le bloggeur sortir de sa toile, à l’instar du spectacle vivant qui a du intégrer de nouvelles formes artistiques et inventer d’autres liens (plus ouverts) avec le spectateur-sujet (lire à ce sujet l’article de Rue89).
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« Le Théâtre des Idées » (crée il y a quatre ans par l’actuelle direction du Festival et animé par Nicolas Truong de «Philosophie Magazine») fut le prolongement naturel de cette table ronde et plus généralement le lieu pour aider le spectateur à relier par le sens. C’est ainsi que la venue le 17 juillet du sociologue et théoricien de la compléxité Edgar Morin pour évoquer « les résistances d’aujourd’hui » fut un véritable événement: plus de 1000 personnes se sont pressées à l’intérieur du gymnase et au dehors!  Pendant deux heures, nous écoutâmes, médusés, le récit de son parcours de résistant (de 1941, année où il intégra l’improbabilité de la victoire allemande à aujourd’hui où l’improbable n’est pas l’impossible lorsqu’il invoque un nouvel ordre écologique). Résister n’est pas un positionnement défensif, mais une recherche permanente de liens, d’une foi sans faille dans les vertus de l’incertitude.

Cet homme, au regard lumineux, nous invita à s’opposer aux modes de pensée qui réduisent tout au calcul («c’est une forme de barbarie contemporaine», précisa-t-il), de défendre les minorités opprimées («elles sont notre avenir», «c’est aux marges de la société qu’existe la régénération de notre espèce »). C’est ainsi «qu’un système incapable de traiter ses problèmes fondamentaux se désintègre ou alors crée un système plus large telle la chenille qui s’autodétruit pour devenir papillon». Ne pouvait-on pas voir dans cette métaphore deux approches du chaos proposées par le festival : une où le spectateur à parfois eu des difficultés à repérer les processus régénérateurs (« Norden » de Franck Castorf, « Insideout » de Sacha Waltz, « Nine Finger » d’Alain Platel ou « Bleue. Saignante. A point » de Rodrigo Garcia), l’autre où il a dû détruire, reconstruire son rapport aux mots comme dans «L’acte inconnu» de Novarina.

Sur le même registre, « Le silence des communistes » mis en scène par Jean-Pierre Vincent a touché le spectateur comme s’il lui montrait le chemin pour naviguer dans ce chaos (créatif) pour réinventer la gauche. Impératif d’autant plus urgent qu’un nouveau totalitarisme menace le spectacle vivant, où l’histoire pourrait bien bégayer à l’image de dernière scène du magnifique «Méfisto for ever» de Guy Cassiers.

À côté, la nouvelle génération peine à nous proposer un modèle ouvert et trébuche sur des effets de formes où le fond se noie: Gildas Millin avec «Machine sans cible»,  le groupe franco-autrichien Superamas avec «Big 3rd episode, Roméo Castelluci avec «Hey Girl !». Pour ces trois oeuvres, on est étonné, face à une telle audace esthétique, de n’y trouver qu’un propos si plat.

Seuls deux metteurs en scène, Éléonore Weber avec« Rendre une vie vivable n’a rien d’une question vaine » et Genèse n°2, par le Bulgare Galin Stoev se sont peut-être le plus appuyé sur un concept développé par Edgar Morin: l’émergence. En agençant les mots, la vidéo, la musique, le rationnel et l’irrationnel, ils ont créé une oeuvre qui “présente un caractère de nouveauté par rapport aux qualités ou propriétés des composants considérés isolément ou agencés différemment dans un autre type de système”.

C’est ainsi que la pensée d’Edgar Morin a irrigué la programmation. N’est-il pas alors logique, lors des questions du public, de lui dire : « vous êtes l’artiste associé du festival ! ».

 2ème partie : Le poids des mots.

Le metteur en scène Frédéric Fisbach, l’artiste associé du Festival, a fait du rapport au spectateur une question centrale jusqu’à le faire jouer en amateur dans le très controversé « Les feuillets d’Hypnos », 237 poèmes de René Char. Si les résistants de l’époque n’étaient pas des professionnels, les acteurs d’aujourd’hui se sont montrés pour le moins «amateurs» en massacrant ce qui aurait pu être un beau moment de poésie. Fisbach a poursuivi son idée d’impliquer le public en l’invitant à partager les journées de répétition (petit déjeuner inclus avec les comédiens) dans le loft installé sur la scène de la Cour d’Honneur. Mais entre ses louables intentions et la réalité, je cherche encore le sens d’une telle démarche. Certes, les amateurs ont sauvé (ce qui pouvait l’être) des « Feuillets d’Hypnos » ; mais pour le reste? Fisbach a fini par cliver le public (ceux qui ont vécu l’expérience et les autres) jusqu’à commettre un non-sens : pour comprendre son théâtre, il faut s’intégrer dans son processus de création, ingurgiter ses explications pédagogiques, voir les coulisses. Un peu court pour masquer l’absence de talent.

De son côté, Christophe Fiat avec La jeune fille à la bombe, a disqualifié le public en le forçant à écouter son roman, sous couvert de performance, où les arts du spectacle vivant (danse et chant) n’ont été que des faire-valoir. Rodrigo Garcia avec « Approche de l’idée de méfiance » a cru bon s’affranchir d’avoir un propos comptant sur la complaisance d’une partie des spectateurs. Dans le cadre du « Sujet à vif », le danseur Yves Genot est allé jusqu’à jouer avec la frontière (sans la contenir), entre artistes et public avec « la descendance ». Trois créateurs décalés qui n’ont pas compris que la créativité était une démarche constructive…

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Indispensable Théâtre des Idées…
C’est « Le Théâtre des Idées » qui une fois de plus aura remis du sens pour évaluer avec plus de distance certaines propositions artistiques. La philosophe Marie-José Mondzain et le critique Hans-Thies Lehman ont débattu sur «l’éthique, l’esthétique et la politique de la représentation». Passionnants échanges où Lehman a pu développer sa définition du théâtre post dramatique («espace ouvert, en phase avec l’époque, incluant la dramaturgie du spectateur»), où Mondzain a défini avec clarté ce qui fait sens aujourd’hui. Pour elle, « l’oeuvre doit donner la parole, des possibles pour que symboliquement le spectateur puisse intervenir » où « ce qui est reçu est encore plus grand que ce qui est donné ». Dans un contexte où le citoyen est noyé dans les stratégies Sarkoziennes, « Les éphémères » par le Théâtre du Soleil et « Le silence des communistes » par Jean-Pierre Vincent auront incontestablement positionné le spectateur comme sujet, où chacun a pu penser à partir de son ressenti. Ces deux oeuvres ont donné un socle à ce Festival sans quoi une nouvelle crise identique à 2005 se profilait. Sur un autre registre, Valère Novarina avec « L’acte inconnu »peuvent couper la parole » ! Citons « Claire » a rendu aux mots leur puissance de résistance face au rouleur compresseur de l’uniformisation et donné au public la force de croire encore et toujours au théâtre ! Les mots ont donc envahi cette 61e édition et comme le souligne fort justement Marie-José Mondzain, certains «  d’Alexis Forestier ou il aura fallu l’aplomb d’une spectatrice pour signifier notre désaccord avec cette interprétation de Réné Char. L’échange » de Paul Claudel par « Julie Brochen a anesthésié le public par son théâtre bourgeois! « Hypolythe » par Robert Cantarella n’a pas fait mieux avec ce texte du 16ème siècle anéantit par une mise en scène dépassée par des effets de style prétentieux. L’Afrique n’a pas convaincu non plus (on aurait pu attendre plus d’audace de la part du jeune Congolais Faustin Linyekula avec Le festival des mensonges et «Dinozord : the dialogue series III où son théâtre dansé n’a pas décollé du propos. À côté, le solo dépouillé de Dieudonné Niangouna dans « Attitude clando » aura ému par la justesse des mots et la singularité d’une mise en scène qui aura rapproché, le temps d’une soirée, une assemblée de spectateurs autour de la question des sans-papiers.

Au Nord…

Un certain théâtre semble ne plus avoir d’avenir, ne s’inscrivant pas dans une approche de cocompréhension entre acteurs et public et où le texte prend toute la place sans ouverture vers d’autres langages. La jeune garde présentée cet été n’a pas réussi (à l’exception notable d’Eleonore Weber et de Galin Stoev). Au pire, les expérimentations ont transformé le public en objet devant gober, au mieux  nous aurons eu droit à un théâtre consensuel, sans prise de risque et incapable de nous aider à comprendre ce monde global et complexe (“Le Roi Lear” de Jean-François Sivadier, «Richard III» de Ludovic Lagarde, «Tendre jeudi» de Mathieu Bauer ). Autrement dit, on est en droit de se demander si certains metteurs en scène n’ont pas pris le parti d’infantiliser le public.

Ce sont les pays du Nord qui, une fois de plus, ont montré la voie avec brio: : « Angels in América » par le polonais Krzysztof Warlikowski, « Méfisto for ever » du flamand Guy Cassiers et « Nine Finger » du belge Alain Platel. Outre une scénographie à couper le souffle, ces trois metteurs en scène font du théâtre processuel : nous sommes constamment reliés aux acteurs, car nous sommes aussi les protagonistes d’une histoire toujours en marche: le sida avec Warlikowski, le totalitarisme avec Cassiers et les enfants soldats avec Platel.

La danse..in – out.

Mais Avignon aura vu la marginalisation de la danse, repliée dans des bulles jugées trop hermétiques : Raimund Hoghe, incompris, avec « 36 avenue Georges Mendel » ; Sacha Waltz, audacieuse avec « InsideOut » ; Alain Platel, percutant avec «Nine Finger» ; Julie Guibert, sublime dans “Devant l’arrière-pays”. Malgré tout, la danse fut à la marge du projet de cette édition (Fréderic Fisbach n’aura pas eu un seul mot à son égard lors de ses nombreuses interventions). Or, comment comprendre le processus dans un festival, sans son langage? J’ai eu l’impression que les efforts des programmateurs français pour faire une place de choix à la danse, se sont trouvés disqualifiés. Mais surtout, est-ce faire part de modernité que de priver le spectateur d’un langage qui lui donne tant la parole ?

Pascal Bély, Le Tadorne.