La chorégraphe Odile Duboc n'est plus. Une de ses ?uvres, ?Rien ne laisse présager de l'état de l'eau” m’avait bouleversé en 2008. Je me souviens des lumières de Françoise Michel et de l'état « liquide » dans lequel je me trouvais alors?Inoubliable?Cette danse sensible et éclaireuse va me manquer?
Rarement la rédaction d'un article ne m'a autant impressionné. Intimidé, j'écris à partir de ma confusion, sans trop savoir où j'évolue. ?Rien ne laisse présager de l'état de l'eau?, d'Odile Duboc, chorégraphie créée en 2005, est un spectacle pétri d'incertitudes car il interroge nos certitudes. Où va-t-on avec elle, avec eux? Ce titre est une musique qui trotte dans la tête, un air fragile et engagé qui, après une journée de travail épuisante, donne la force de dépasser sa fatigue pour se rendre au Pavillon Noir d'Aix en Provence.
J'y entre, je m'assois et je ne bouge plus. Je reste figé pendant une heure. À leur arrivée, ces dix danseurs sont loin ; je perçois à peine leur visage, mais leur corps s'impose. La scène rouge, légèrement pentue, est l'espace d'une course individuelle où les habits tombent puis changent telle une combinaison de couleurs d'un dessin animé. Ils stoppent. Le groupe, éclaté, fait fusionner les corps avec le sol comme une matière organique qui se mélange à la terre. Mon regard se fond avec eux. Je résiste pour comprendre la mécanique de ce fluide qui se répand. Je contrôle pour figer, pour découper. Il faut lâcher l'intellect sinon rien n'entrera.
C'est alors qu'ils s'avancent, deux par deux. L'un soutient l’autre qui finit par se liquéfier pour tomber à terre. Le mouvement se répète. Je glisse. Mon regard fuit, fixe, balaye, malaxe comme cette matière qu'Odile Duboc réinvente, telle une plasticienne. Une légèreté m'envahit. C'est magnifique comme un tableau de la renaissance; sublime quand ils cheminent hésitants, habités d'une force collective, échappés d'une scène de ?May B? de Maguy Marin. Progressivement, avec peu de mouvements, Odile Duboc transforme le corps en ?uvre d'art, aidée par les jeux de lumière emprunts de religiosité de Françoise Michel. Elle multiplie les petits espaces où les couples sont statues, où le groupe se sculpte pour se mettre en dynamique. L'immobilité devient alors un fluide corporel qui se propage au collectif. Magnifique. C'est ainsi que je change de territoire, où la scène est le liquide amniotique de mon imaginaire, où les hommes dansent comme des centaures, où l'animalité et l'humanité fusionnent et finissent par fluidifier mon regard alors que je voulais conceptualiser. Avec cette ?uvre, les affects sont à distance et me permet d'interroger mon rapport au corps.
Le talent d'Odile Duboc est de nous plonger dans les valeurs collectives du groupe comme espace du corps signifiant. Il n'y a rien de révolutionnaire dans le propos, mais cette interpellation est une cure de jouvence. Au cas où nous aurions oublié que le corps n'est pas une marchandise.
Même si cela coule de source.
Pascal Bély
www.festivalier.net
“Rien ne laisse présager de l’état de l’eau” d’Odile Duboc a été joué le 28 février 2008 au Pavillon Noir d’Aix en Provence.

Dans une cage en verre, l'un des protagonistes nous dit et redit une phrase en préambule au spectacle. Le public continue à entrer, tandis qu'il continue à parler. Le dispositif, un bidonville, sert d'espace de jeu.
« Exils4 » est un beau travail, honnête, sensible, accueillant. Pour évoquer la profondeur du migrant et sa complexité sans tomber dans les clichés, Eva Doumbia a tissé sur scène une jolie toile faite d'enchevêtrements de langages artistiques. L’identité de l’émigré ne peut se réduire à une étiquette, car c’est un processus « avec une temporalité, des allers-retours, des moments où on est plus ceci, des moments où on est plus cela, tantôt plus près d'un monde, tantôt plus près de l'autre? » comme le souligne,
Elles sont donc trois sur scène pour traduire ce processus et incarner cette femme française, fille d'immigré, à la recherche de son identité. Trois comme un tryptique qui se déploie, se referme puis s'ouvre dans un mouvement qui trouve son énergie dans la danse enragée de Sabine Samba, sa profondeur dans les témoignages vidéos et sa beauté picturale dans les gestes de cette tante retrouvée, restée là-bas. « Exils4 » tangue entre poésie (magnifique texte d'Aristide Tarnagda), tendresse, rires et colères pour donner une âme à trois objets « flottants » (une chaise et ses barreaux, la valise et ses roulettes, la bassine et sa mousse débordante) qui font lien entre elles et nous. Trois objets mouvants pour bouger notre regard sur l'émigré et faire vaciller nos certitudes. Car tout est mouvement, pas de côté, décalage dans la mise en scène d'Eva Doumbia, proche d'un acte thérapeutique qui soignerait les névroses d'une France gangrénée par vingt années de propos racistes et de politiques disqualifiantes envers l'émigré. Elle nous guide avec délicatesse pour changer de regard afin de nouer avec les migrants d'autres liens pour qu'ensemble nous coconstruisions cette société métissée qui n'a plus rien à voir avec celle des années 60.
À peine commencé, « About you » de Sylvain Prunenec me plonge au c?ur de l'émergence d'un nouveau langage chorégraphique où je serais le linguiste de mon imaginaire. J'apprends mouvement par mouvement des syllabes qui ne peuvent jamais aller jusqu'au bout, je mémorise un geste puis deux qui s'enchevêtrent pour se faire oublier. Deux hommes, deux femmes, dansent, me prennent par la main pour m'expliquer et finissent toujours pas me lâcher. Je me cogne avec eux contre les murs de l'église et je me perds dans les détails d'un tapis rouge, territoire rationnel surplombé d'une structure métallique et encerclée d'un ruban lumineux, frontière entre l'ici et l'ailleurs. C'est ainsi que je suis attiré par ce champ magnétique, par ces corps qui entrent en collision d'où se dégage l'énergie du lien, du don, d'une forme d'intelligence collective. Je ne les quitte plus des yeux, suspendu moi aussi à cette poésie si « particulaire » qui fait du renoncement de soi, l'avancement du nous. À l'issue de ce voyage, alors qu'ils ont tous disparu, il ne reste plus qu'elle, fragile, presque timide. Elle nous regarde apeurée, avec ses pas hésitants et ses mouvements inachevés. Seule, elle ne peut plus rien faire. Spectateurs maladroits, nous la laissons rejoindre ses congénères au fond de l'église.
Le premier est une création de Benoît Bourreau et d'Hélène Iratchet. Au croisement de l'art contemporain et de la performance, « Baladidoo doddle di » est un voyage au c?ur de la représentation où les mots se déglinguent, où les rites comportementalisés se croisent avec des effets visuels du théâtre et du cinéma. C'est un joyeux désordre où le plateau est finalement envahi par des silhouettes photographiées (tels une équipe sportive ou un public soudainement statufié). Les corps semblent submergés par ces effets de scène où le mouvement s'efface pour des formes immobiles « ritualisées » censées être signifiantes. Je ressens ce trop plein visuel comme une vision pessimiste sur le rôle de la danse dans nos sociétés pixélisées et finit par me laisser moi aussi de marbre.
Dans un décor froid, digne d’un film de science-fiction (sol et murs blancs, tubes en acier représentant la carcasse d’un vaisseau spatial), je suis hypnotisé par un cercle projeté sur le mur.
J’ose une métaphore : imaginez un théâtre, Le Merlan, dans les quartiers nord de Marseille. Tout d'un coup, cinq chiens et leurs maîtres, un psychanalyste (Jean-Pierre Lebrun) et un philosophe (Dany-Robert Dufour), tout habillés en noirs, envahissent la scène, tel un coup d'état, une attaque terroriste. Pendant plus d'une heure quinze, le public est prié de la fermer, de subir les délires trotskystes et paranoïaques (c'est lié) des deux compères qui se croient au Collège de l'Internationnale pour débiter leurs jeux de mots foireux et leurs raccourcis sur « Le marché », instance suprême qui a dégommé Dieu. Il faut les voir ces quinquas (ceux-là mêmes qui occupent la place et dépriment la jeunesse 1) nous décrire notre monde globalisé en déambulant de long en large sur la scène, territoire de leur petit pouvoir gagné le temps d'une soirée. J'imagine des danseurs et des comédiens, bâillonnés dans les coulisses pendant que nos deux imprécateurs, formés (peut-être!) aux États-Unis, dégueulent leur bile. Et puis, il y a ces chiens, métaphore de ce que nous serions devenus en lien avec le maître, « le marché ». On assiste à un « ballet canin » affligeant où les bêtes ne vont que de gauche à droite, aussi obéissants que les artistes précaires d'Eurodysney.
A l'issue d'une heure quinze de déambulations et d'enfermement, je sors de la chorégraphie d'Hélène Cathala plus vide que je n'y étais entré. Les « imprécations vociférées » issues du livre de Maria Soudaïeva (« Slogans »), mise en espace à partir d'une régie centrale où officie Dj et vidéastes, où circulent tout autour public et six danseurs, ont anéantis l'articulation entre le texte et la danse. Je ne connais pas Maria Soudaïeva ; on m'avait promis « une fiction alarmante, férocement à l'écart des critères romanesques, un long chant rageur constitué d'incantations, de consignes scandées, de cris d'angoisse, de pseudo slogans anarchisants?et numérotés..Un poème en lambeaux de feu ». Avec de telles intentions, il fallait aider le spectateur à lâcher par une scénographie poétique, virtuelle et sensuelle où la chorégraphie se déploie pour transcender et servir le texte.