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FESTIVAL ACTORAL FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS PAS CONTENT Vidéos

Voyage théâtral en Hollandie (ou en Sarkozye, suivant votre sensibilité).

« Pourquoi n’écris-tu plus sur le Tadorne ? ».

« Parce que le théâtre ne me donne plus la parole »…

Depuis la rentrée (le processus avait déjà commencé au festival d’Avignon, génération Py), je suis un spectateur passif, en attente d’une expérience qui ne vient pas. Je ressens un fossé, un gouffre, entre des gestes artistiques verticaux et ma capacité à les accueillir, avec mes doutes, mes forces et mes questionnements. Je reçois des propos qui ne me sont pas adressés, juste pensés pour un microcosme culturel qui adoube, exclut, promeut. A lui seul, il a souvent été public d’un soir…notamment lors du festival de création contemporaine Actoral à Marseille. Ce que j’y ai vu m’est apparu désincarné, hors de propos parce que sans corps. Le spectacle dit « vivant » s’est révélé mortifère: le rapport au public n’est plus LA question.

Il y a bien eu le metteur en scène japonais Toshiki Okada avec « Super Premium Sof Double ». Son écriture où se mêlent mouvements et mots est une avancée pour relier corps et pensée visant à nous décrire l’extrême solitude des travailleurs japonais qui trouvent dans les supermarchés ouverts la nuit de quoi puiser l’énergie d’un espoir de changement. Je suis resté longtemps attaché à ces personnages à priori automatisés dans leurs gestes, mais où se nichent des interstices où la poésie prend le pouvoir.

Il y a bien eu « La noce » de Bertolt Brecht par le collectif In Vitro emmené par Julie Deliquet au TGP dans le cadre du festival d’Automne à Paris. Une table, un mariage, une famille et des amis. C’est magnifiquement joué, incroyablement incarné pour décrire cette époque (les années 70) où la question du corps était politique. Mais une impression de déjà vu (Gwenaël Morin, Sylvain Creuzevault) me rend trop familier avec le jeu des acteurs pour que j’y voie un théâtre qui renouvellerait sa pensée.

Avec Vincent Macaigne à la 12’45mn – Le Before du 23/10

Il y a eu Vincent Macaigne avec “Idiot! parce que nous aurions dû nous aimer“, chouchou des institutions et de la presse depuis son dernier succès à Avignon. À peine arrivé au Théâtre de la Ville à Paris, le bruit est une violence. Vincent Macaigne et ses acteurs s’agitent dans le hall et dans la rue. Les mégaphones nous invitent à fêter l’anniversaire d’Anastasia, l’une des héroïnes  de « L’idiot » de Fiodor Dostoïevski. En entrant dans la salle, nous sommes conviés à monter sur scène, « pour boire un verre »…Ainsi, le public est chauffeur de salle, réduit à un élément du décor. Il règne une ambiance insurrectionnelle: quelques spectateurs sont sur scène tandis qu’un acteur (le Prince) observe, immobile, illuminé par un faisceau de lumière. C’est fascinant parce que le sens du théâtre s’entend. Mais cette force va rapidement s’épuiser. Parce que Vincent Macaigne s’amuse comme un gosse à qui l’on aurait donné tout l’or du monde (ici, l’argent public coule à flot) pour transposer cet Idiot en évitant de passer par la case politique. Car il n’a aucun sens politique : on se casse la gueule pour faire diversion (genre humour plateau de télé), on gueule pour habiter les personnages, on noie le propos dans une scénographie d’un type parvenu au sommet parce que les professionnels culturels sont aveuglés par le pouvoir de la communication. Macaigne leur rend bien : tout respire la vision d’un communicant. Jusqu’à cette scène surréaliste à l’entracte où, face au bar, il pousse un caisson tandis que se tient debout le Prince. Macaigne pousse…invite le public à applaudir (mais qui ne répond pas). La scène aurait pu faire de l’image, mais Macagine est pris à son propre piège : il fait du très mauvais théâtre de rue. Mais qu’importe, le jeune public et une classe sociale branchée y trouvent leur compte : le théâtre peut aussi faire du bruit et de l’image, célébrer le paraître et la vacuité de l’époque. On se perd très vite dans les personnages parce que l’effet prend le pas sur la relation (souvent réduite à un geste, une interpellation), parce que les dialogues sont à l’image d’un fil de discussion sur Facebook.

Avec Vincent Macaigne, le théâtre est un produit de surconsommation. C’est pathétique parce que les acteurs se débattent en gueulant et que cela ne fait jamais silence; parce que Macaigne se fait une étrange conception du public: à son service. C’est pathétique parce que ce théâtre du chaos ne crée aucun désordre: il profite juste de nos errances.

Il y a bien eu « Impermanence » du Théâtre de l’Entrouvert, spectacle dit « jeune public » co-diffusé par le Théâtre Massalia et la Criée de Marseille. Dans la salle, une fois de plus, beaucoup de professionnels. Il y a très peu d’enfants. Au cœur de la Belle de Mai, il n’y a aucune famille de ce quartier très populaire. Jeune public ou pas, la fracture sociale est la même. Le théâtre dit contemporain ne s’adresse plus au peuple. S’adresse-t-il seulement aux enfants alors que mon filleul de 9 ans ne voit pas toute la scène parce qu’il est trop petit (le théâtre ne dispose d’aucun coussin pour lui)? La feuille de salle est un texte très hermétique à l’image d’une pièce qui reprend tous les poncifs de la création contemporaine. Au cours de ce voyage théâtral sans but, l’artiste évoque « la perte de sens » (on ne saurait mieux écrire). Ici se mélangent musique vrombissante, images, numéro allégé de cirque, marionnette inanimée. Tout est mortifère à l’image d’un pays pétrifié dans la peur de faire. Toutes les esthétiques sont là pour satisfaire les programmateurs. C’est décourageant de constater que les logiques de l’entre soi sont maintenant imposées aux enfants.

Dans ce paysage morose, il y a une lueur d’espoir. Elle vient d’un metteur en scène, Jacques Livchine, qui répond José-Manuel Gonçalvès, directeur du 104 à Paris après son interview dans Telerama. Un paragraphe a retenu mon attention : « Il y a quelque chose qui ne va pas dans le théâtre, il n’y a pas de projet commun, rien ne nous relie les uns les autres, On est dans le chacun pour soi, le ministère de la Culture est incapable de nous donner le moindre élan. Les petites sources de théâtre ne deviennent pas des ruisseaux ou des rivières qui alimenteraient un grand fleuve, non, c’est le marché libéral, la course aux places, aux contrats, les symboles se sont envolés, nous sommes tous devenus des petits boutiquiers comptables. Il faudrait se mettre tous ensemble pour dire qu’on en a marre, qu’il faut que nos forces s’additionnent pour une seule cause, celle de retrouver “la fibre populaire”. On a besoin d’un défi collectif, le théâtre ne doit plus s’adresser à un public, mais à la ville toute entière. »

Ce défi ne se fera pas avec le ministère de la Culture et ses employés obéissants. Il se fera à la marge, par la base, par un long travail de réappropriation de l’art par ceux qui veulent que la relation humaine soit au centre de tout. Les théâtres subventionnés ont depuis longtemps abandonné ce centre-là pour jouer à la périphérie afin de maintenir leurs pouvoirs et leurs corporatismes.

Pascal Bély – Le Tadorne.

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KLAP, MARSEILLE L'IMAGINAIRE AU POUVOIR LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

“Tutu” de Philippe Lafeuille: Et si la danse m’était contée?

Le Festival OFF d’Avignon va remettre le prix du public 2015 à  “Tutu”  de Philippe Lafeuille.

Sylvie Lefrère revient sur cette oeuvre, vue en avant première à Marseille le 1er octobre 2014.

Pour ouvrir le bal de cette nouvelle saison, je n’ai pas hésité à faire l’aller et retour entre Montpellier et Marseille. La compagnie «Les Chicos Mambos», emmenés par Philippe Lafeuille,  fait son grand retour après «Méli-mélo», succès planétaire. Pour fêter ses 20 ans, elle m’a emporté dans une vague ! Après les intempéries d’il y a quelques jours, la scène de Klap, Maison pour la danse, va m’inonder de flots émotionnels. J’ai rangé ma robe de sirène pour la troquer avec celle en tulle.

Pour ce spectacle, la costumière Corinne Petitpierre a créé les plus beaux tutus que la danse n’ait jamais vu. Ils peuvent être une fine corolle scintillante, ou longs et ronds; en forme de chapeaux, de cygnes; des pompons, en plissé. Ce sont toutes les diversités d’enveloppes qui recouvrent le corps des danseurs. Le tutu en tulle, symbole de la danse, est aussi cette matière fine, transparente, perforée, comme les alvéoles d’une ruche. Le groupe de six danseurs (Anthony Couroyer, Loic Consalvo, Mikael Fau, Pierre-Emmanuel Langry, Julien Mercier, Alexis Ochin) symbolise nos abeilles nourricières, jeunes artisans faits de force et d’humour, magnifiquement célébrés par la  création lumière de Dominique Mabileau. Chacun laisse éclater sa singularité à travers ses muscles tendus, l’expression de son visage. Ils sont uniques et ils font corps, choeur de danseurs qui nous entrainent dans le mouvement de l’histoire de la danse.

Une succession de scène m’enthousiasme. Pour cette avant-première, le public est composé majoritairement de professionnels du spectacle : je le sens vibrer, à l’image d’un mouvement qui s’immisce entre les fines couches de tulle. Les spectateurs respirent de plaisir, laissent éclater librement leurs rires, jusqu’à saluer par leurs applaudissements les notes d’humour jubilatoires et culottées. « Tutu » célèbre la danse, art vivant qui montre depuis quelque temps un propos épuisé sur scène. Ici, les schémas esthétiques habituels explosent pour nous faire entrer dans un lâcher-prise libératoire. Philippe Lafeuille use de sa liberté d’expression sans se soucier de plaire, sans laisser la moindre place au consensus mou. Dans cette course effrénée, la danse se met dans tous ses états. Elle relie, croise, superpose toutes ses formes, classiques, internationales, temporelles, urbaines, sportives, sensationnelles. Elle nous touche dans ce que nous avons été, ce que nous sommes. Le futur s’accroche à l’énergie des danseurs.

«  Tutu » restera gravé dans ma mémoire, car au-delà d’une fresque de tous les états du geste, je traverse mon histoire de danse (adolescente,  le « Boléro» de Béjart m’a ouvert mes émotions dansées). Avec «Tutu», le végétal et l’animal rejoignent l’humain. Je me frotte contre l’ourson bienveillant, je caresse les cygnes omniprésents, je ressens la liberté de l’oiseau migrateur. Je frôle le dos musclé de l’ange qui nous tourne le dos pour mieux nous faire front. L’humour est palpable dans les moindres froufrous, mais il reste toujours sur une ligne fine, à la lisière du cabaret, sans jamais franchir la vulgarité et le déjà vu.

La danse n’est plus le monopole de l’esthétique féminin. Philippe Lafeuille est un chorégraphe qui bouleverse les codes, mélange les genres. Il ose et devient le magicien d’un jardin extraordinaire. Les références au passé valsent, tournent entre les âges et les modes . J’y observe ces corps d’hommes qui se transforment. La grâce des jeux de jambes dans un tango endiablé, qui se confondent  avec celles du rugbyman Néozélandais qui exprime une danse tribale pour se donner du courage et impressionner l’adversaire. Force et séduction deviennent poreuses jusque dans ses représentations les plus classiques. La part du féminin/ masculin est en chacun de nous et nous oscillons dans le paradoxe.

Le lendemain matin, me revient la sublime scène des bébés tutus, premiers corps dansants. Françoise Dolto disait « tout est langage». Philippe Lafeuille prolonge le propos : «tout est tutu…je tutu nous…tout est corps!». Je garde l’image finale des ces boules de tulles colorées déposées sur le plateau comme les cailloux du petit poucet pour éclairer un chemin. La musique du film de Wong Kar-Wai, «In the mood for love»,  flotte dans l’air et pulse le mouvement du cheminement.

« Tutu », c’est nos liens intimes à la danse.

C’est l’image d’une révolution éclatante.

Nous sommes en marche.

Pour une réévolution en tutu.

Sylvie Lefrère – Tadorne.

Photos: Michel Cavalca.

« Tutu » de Philippe Lafeuille. A Klap, Maison pour la Danse à Marseille, en avant-première le 1er octobre 2014 dans le cadre du festival « Questions de danse ».
 
En tournée dans toute la France en 2015-2016
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LES EXPOSITIONS Vidéos

Sa mère, ma tante, nous autres.

Pippo Delbono, Avignon, ma Tante, Sophie Calle, la Rage, Pina Bausch, la Mère de Pippo, son souffle, la mélancolie, son corps, la mort, ses cris, chaque année ou presque depuis sa découverte, l’oeuvre de Pippo Delbono est là, en moi. Mais pour de multiples raisons qui s’entremêlent de façon abrupte, évidente et troublante, il me faut assister à l’exposition qu’il propose à la Maison Rouge, à Paris,  “Ma Mère et les autres”. Que ce soit ce jour-là, jeudi 18 septembre.

Dans les entrelacs de l’existence, l’art est un phare qui oriente le parcours des démunis, égarés face aux énigmes de la vie et de la mort. Il joue de clair-obscur pour révéler l’éclat de la noirceur, transforme les ombres en signes révélateurs.

Depuis plusieurs jours, des images, flashs, explosent dans mon esprit, mais peu de mots, peu d’idées. Démuni.

Nous sommes là, petit groupe de fidèles, à attendre l’ouverture de l’exposition. Il faut inscrire son nom sur une feuille pour y assister.

Ce moment suspendu permet à l’esprit de vagabonder : “Ma Mère et les autres” de Pippo Delbono – Rachel, Monique, de Sophie Calle au Festival d’Avignon en 2012 ; La Maison Rouge – le Cloître des Célestins d’Avignon ; septembre 2014 – juillet 2012 ; Armelle Héliot du Figaro (Eh oui elle était là !) – mes amis Tadorne (Pascal Bély et Sylvie Lefrère) ; la Mère de Pippo Delbono – ma Tante.

C’est le moment de descendre…dans les profondeurs de la Maison Rouge. Il faut baisser la tête, il fait sombre. Nous entrons dans un ventre maternel ou bien sommes-nous au purgatoire…Un long couloir mène à une salle de déjeuner. La Maison Rouge se transforme en hôpital psychiatrique italien. Gauche, droite, le long du couloir, des voiles blancs et flottants empêchent d’entrer dans les pièces et même de percevoir ce qui s’y trouve. Il me revient à l’esprit cette image de La Belle et La Bête de Jean Cocteau, où la Belle toute en grâce ophélienne, court le long d’un couloir en flottant sur le sol pour rejoindre la Bête. Elle est effleurée par les voiles blancs qui couvrent les fenêtres. Elle craint la Bête morte, faute d’être revenue à temps au palais. Pippo – sa Mère ; la Maison Rouge – le château ; la Belle – la Bête ; la mort causée par l’oubli – la vie renaissante grâce à la beauté.

On nous demande de nous asseoir à la table. Des assiettes et des gobelets en plastique (signes d’un temps de crise, nous dit Pippo Delbono), un vieux poste de télévision ne diffusant rien d’autre que du gris. Nous, apôtres psychiatriques, élus dérisoires, attablés pour vivre un repas de nourritures célestes. Nous sommes à l’écoute de Pippo. Sa parole est un corps qui nous enveloppe et nous contraint. Son souffle est peut-être encore plus beau que ses mots. Il nous raconte son histoire, celle de Bobo, et nous fait vivre des coups d’accélérateurs émotionnels. Des blocs d’intensité qui reposent sur des affects à la puissance démultipliée. Les hautes solitudes, la pauvreté, la misère. De la vieillesse, de la maladie. Des hommes et femmes abandonnés, perdus. Pippo nous dit que c’est précisément au moment où il était le plus mal, dans la nuit de la maladie, étreint par l’idée de ne plus parler, qu’il a fait la découverte de Bobo (enfermé en 1952 un hôpital psychiatrique, Pippo Delbono l’en fait sortir en 1996. Il est depuis l’acteur principal de ses créations). Il en a tiré ce trésor : les épreuves les plus douloureuses révèlent et métamorphosent les individus. Tout est relation, mouvement, durée vécue qui se déploie et transforme le donné, même le plus atroce. Sans maladie, pas de Bobo. Je pense alors longuement à ma tante d’Avignon.

On nous convie dans la deuxième pièce : quelques sièges, un fauteuil vide, mal éclairé par une lampe récalcitrante, et un écran. La séquence vidéo projetée est celle du film “Amore e Carne” et de la pièce “Orchidées”. La mère de Pippo est filmée agonisante sur son lit d’hôpital. Il filme au plus près, la petite caméra mouvante est à l’image de la vie qui tente d’absorber la mort : « Il faut regarder la mort pour regarder la vie ». Plonger dans le corps souffrant pour y trouver la beauté humaine. Lorsque leurs mains se croisent et se caressent, on croirait voir la croix du Christ. Il n’y a pas de négatif, il n’y a que des regards. Cette vieille femme mourante déploie la vie comme personne. En elle, je vois ma Tante d’Avignon.

Il nous faut à présent entrer dans le troisième tableau du triptyque. Pris dans la boucle, nous revenons sur nos pas et nous retrouvons le couloir. Les voiles blancs sont désormais relevés et ne masquent plus les pièces. Elles sont meublées d’écrans de télévisions qui donnent tous à voir Bobo. Bobo clownesque, farcesque. Bobo-Charlot, Bobo-Sindy Sherman, singeant les grands archétypes : héros de western, de policier, etc., exhibant tout son talent. L’exposition était tombeau de la mère ; elle devient sacre de Bobo. Ce qui relie les deux est la puissance de vie, l’amour, incarné par la danse de Bobo, ultime hommage à Pina Bausch.

Je ne cesse de penser à ma Tante.

Ma Tante habitait Avignon. C’était une femme pauvre, malade, qui vivait seule, après avoir accompagné jusqu’au bout son mari, malade d’un cancer de l’estomac. Elle n’avait pas fait d’études supérieures, se disait volontiers inculte bien qu’elle connût parfaitement la littérature et qu’elle aimât tout particulièrement Giono, Hugo, et Céline, par-dessous tout. Elle aurait eu sa place parmi les personnages célébrés par Pippo Delbono, d’une générosité incroyable, d’une humanité bouleversante, orageuse bien que démunie. Elle m’a fait aimer le Festival d’Avignon, me parlant des premières pièces de Villar, avec Gérard Philippe, Maria Casares jusqu’à Béjart. Ensuite, la maladie, la vieillesse l’empêchèrent d’assister aux pièces. Elle perdait la vue mais pas le sens des choses, des êtres et des valeurs. Ma tante, le Festival d’Avignon, la recherche de deux théâtres intimes humains, qui se reliaient parfaitement dans mon esprit. Voilà trois jours, elle s’est éteinte, laissant blanches derrière elle les pages du livre Avignon, détachant les fils multiples qui nous unissaient.

D’Avignon à Paris, de la Mère de Pippo à Bobo, de Pippo à ma Tante, tout s’achève et s’ouvre dans un même mouvement paradoxal et nécessaire, d’extinction et de redéploiement.

En cet instant si particulier, la vieille du vendredi 19 septembre, jour qui verra cette papesse quitter définitivement la cité terrestre, Pippo Delbono est pour moi ce que Bobo fut pour lui : « Dans le moment le plus sombre et noir de la vie, ce qui permet de surmonter le désespoir, c’est la relations aux autres, l’amour, la vie. » (Pippo Delbono).

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

 

L’Exposition de Pippo Delbono, Ma Mère et les autres – 5 au 21 septembre à la Maison Rouge – Fondation Antoine de Galbert.

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Les lieux du Festival d’Avignon – « A corps et à mots »

Nous sommes jeudi 24 juillet, le moment de vivre la dernière Offinité des spectateurs de l’édition 2014 du Festival d’Avignon. Rythmée par les rencontres entre spectateurs, notre édition ne ressemble à aucune de celles que nous avons vécues. C’est donc pour nous déjà l’heure du bilan : In, Off… « Le Off est-il In ? Le In est-il Off ? » Ou sont-ils tous les deux « out » ?

Une nouvelle fois, nous restons fidèles au principe des Offinités, selon lequel les gestes et le mouvement doivent prolonger la parole. Mais pour cette dernière journée, nous avons pensé à un nouveau dispositif : parcourir  en groupe la ville d’Avignon de 9h à 17h, passer devant ses lieux emblématiques, pour révéler en nous l’imaginaire du spectateur.

Sous le chapiteau du Off (“Le Magic Mirror“), nous nous remémorons les Offinités de 2013 où nous donnions rendez-vous à 11h30 pour une tribune critique de quatre vingt dix minutes: le « Sylvie, où êtes-vous ? / Je suis là Pascal » marquait notre volonté d’articuler une parole et une présence communes ; la difficulté de prendre cette même parole en public.

Du village du Off, nous nous rendons à la Manufacture. L’an dernier, la puissance politique de « Discours à la nation » de David Murgia nous avait marqués. Mais par-delà la qualité d’ensemble de la programmation, quelle relation au spectateur ce lieu noue-t-il ? La représentation de soi qui se déplace des salles de spectacles vers ce lieu mondain ne favorise pas de véritables liens. Il nous semble que l’espace de la Manufacture ne construit une véritable interaction spectacles-spectateurs.

Puis nous filons au Collège de la Salle. Il nous ramène aux Offinités puisqu’il a permis la première rencontre avec Philippe Lafeuille, le chorégraphe des Offinités, à l’époque où il présentait son spectacle « Méli mélo ». Là encore, c’est un espace étrange qui n’est pas véritablement travaillé, en tant que lieu d’accueil des spectateurs et de relations avec eux.

Nous sommes à présent devant Les Hivernales. Le dialogue s’engage entre nous devant un membre de l’équipe de lieu dédié à la danse, intrigué par notre conversation. Pour certains d’entre nous, cet espace est le lieu des rendez-vous manqués. Il contraint les spectateurs à des choix de spectacles sur 10 jours uniquement alors que le Festival dure trois semaines. On nous explique alors de façon rigide et sèche que c’est parce que « trois semaines, c’est long pour les artistes ». La réponse qui nous est faite traduit bien l’idée que la figure du spectateur est inexistante, ou du moins qu’elle passe au mieux au second plan. Nous comprenons vite que pour notre interlocuteur la question est évacuée. Il métaphorise à son corps défendant la programmation de cette salle et l’esprit des Hivernales tel que nous le percevons.

Direction désormais La Condition des soies. Elle accueille peut-être l’une des plus belles salles du Off, qui donne l’impression d’entrer dans une grotte ou dans une caverne. Comme spectateurs, l’image qui nous marque est celle de la liste d’attente ou des queues interminables. Pourtant, nous ressentons souvent un souci de l’accueil des spectateurs, ce qui correspond bien aussi à l’esprit de la programmation, des petites formes sensibles et engagées.

En remontant vers le Palais des Papes, nous nous arrêtons devant l’Hôtel de la Mirande. La figure de l’artiste plasticienne  Sophie Calle nous réapparaît telle qu’elle était l’an dernier, accueillant les spectateurs dans sa suite pour une exposition vivante, le corridor de son existence. Juste en face de l’hôtel, nous repérons une entrée du Palais des Papes. Nous revoyons également  le performeur Steven Cohen emmuré, sous la scène de la cour d’honneur, sortir de son enfermement pour nous conduire, quant à lui, dans le corridor de la mort.

Puis c’est la Cour d’Honneur…qui va nous diviser. Certains d’entre nous restent fascinés par la beauté majestueuse de ce lieu lorsqu’elle vient se surajouter à l’esthétique de la représentation. Sans son harmonie de pierres, ciel et nature, la force des propos perdrait de sa puissance. Inferno de Roméo Castellucci reste à ce titre l’expérience d’une puissance incomparable. Théâtre des origines où se font corps les relations entre l’Homme et la Nature, lieu utopique de réconciliation nationale dès 1947 autour de la représentation des Grands Textes, qu’est devenue la Cour au fil de ces années ? Combien de spectacles fondateurs ces dix dernières années par exemple ? C’est un lieu impossible et sacralisé. De l’impossibilité peut naître précisément la créativité et la réinvention d’un rapport sacré au monde. Mais nous remarquons aussi que peu d’artistes ont su faire face à cet espace imposant à la fois scéniquement et symboliquement. Ils se sont trop souvent cantonnés à une forme de divertissement ou à un contournement du défi. Dès lors, l’impossible se transforme en incapacité et le sacré confine à la superstition. La Cour peut être la métaphore écrasante de l’institution culturelle en France. C’est une cour avec ses courtisans ; un palais avec ses rois, ses reines et ses bouffons ; une papauté avec ses idolâtres et ses mystificateurs. Nous repensons à ce titre à Paperlapap de Christoph Marthaler. Ainsi, elle peut apparaître comme le temple des relations de pouvoir. Le Palais des Papes est le clignotant sur lequel les médias appuient pour communiquer l’image et les chiffres du Festival.

Pour le spectateur, les sensations restent paradoxales, entre fascination et colère, émerveillement et souffrance. Nous assistons souvent dans ce lieu à des comportements exacerbés de certains spectateurs, qui se sentent autorisés aux pires agissements. Le spectacle se déplace parfois dans la salle, tant ce lieu sur-joue la représentation. Est-ce le cadre qui est source de pareils agissements ? Faudrait-il dès lors l’enlever du programme afin de mettre à bas les idoles et de redonner du souffle au Festival d’Avignon ? Ou au contraire la repenser en rappelant aux artistes qui veulent l’investir l’impérieuse nécessité d’être à la hauteur de ce monument ?

Puis loin, Le Cloître Saint-Louis, adresse administrative du Festival In est un peu à l’image de cette Cour d’Honneur. La beauté des lieux exalte le plaisir sensoriel…mais quel usage en est-il fait ? C’est principalement un lieu de passage, ouvert à tous les vents.

Comme la Condition des soies, le Cloitre des Carmes engage un environnement esthétique qui lui est propre. Entre grotte et arcades, ces salles ont été les réceptacles de nos rires et de nos larmes, et peut-être de nos plus belles découvertes de ces dernières années : « La chambre d’Isabella » de Jan Lauwers, « La Maison de la force » d’Angelica Liddell, « Tragédie » d’Olivier Dubois, « Au moins j’aurais laissé un beau cadavre » de Vincent Mccaigne. Spontanément nous pensons à l’orage, aux averses, car c’est une salle à ciel ouvert : le Cloître des Carmes est pour nous ce lieu où la pluie a pour fonction de souder le public.

A mesure que nous cheminons vers le Magic Miror, nos idées avancent également : quelles relations ces lieux, ces pièces, ces personnes entretiennent-ils avec les spectateurs ? Ont-ils seulement conscience de cet enjeu ? Le travaillent-ils ? Quel processus d’échange, de relation avec le public engagent-ils ? Proposent-ils une alternative au spectateur-consommateur d’une offre culturelle, même de qualité ? Que faudrait-il inventer pour nouer une autre relation ?

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C’est précisément ce qui va se jouer une nouvelle fois lors du travail avec Philippe Lafeuille. Il va chorégraphier nos images, nos ressentis, nos émotions en incluant d’autres spectateurs venus assister à 17h à un bilan parlé du In et du OFF! Et ainsi mettre en corps des spectateurs acteurs, actifs, créatifs.

Alors que le Festival s’achève, peut-être ses dirigeants devraient-ils s’interroger davantage sur le sens de son action. Sur le public auquel il s’adresse de fait (une élite, une bourgeoisie plus ou moins grande, composée majoritairement d’enseignants ? Des touristes ?) alors qu’il devrait s’adresser à tous (l’idéal du théâtre national populaire). Cette question fondamentale traverse le simple clivage In/Off car elle les percute tous deux de la même façon.

Un bilan sera proposé. Il sera chiffré et certainement impacté de la conjoncture d’un été qui a été brulant. Le directeur du In aura à en découdre dans ce contexte si particulier sur le plan politique, territorial, national. Cela fait longtemps que les salles ont été aussi peu fréquentées et cela, sans compter les très nombreux spectateurs qui sont partis durant les représentations (I Am notamment).

Mais qu’en est-il de l’exigence qualitative ? Celle formulée par Jean Vilar et René Char qui, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ont fondé un théâtre aussi créatif poétiquement que liant politiquement ? Sur le plan qualitatif, c’est une année blanche, sans coup d’éclat, à l’image de la création d’aujourd’hui. Nous nous étonnons que durant notre cheminement du jour, nous n’ayons mentionné aucune pièce de cette année mise à part Hypérion Marie-José Malis. Le contexte sociétal semble anesthésier la vision de nombreux artistes. Ou alors ce système par cases (In/Off, acteurs/spectateurs, culture/art) a fini par recouvrir les meilleures volontés.

C’est dans ce contexte que les Offinités ont ouvert une voie, un sillon, une fleur, pour reprendre l’image que René Char adresse à Jean Vilar dans une lettre : « C’est une chance, une de ces double-fleurs qui se produisent quelque fois dans l’Histoire ».

Sylvie Lefrère – Sylvain Saint-Pierre – Tadornes.

“Les Offinités du Tadorne” au village du Off à 17h de 10 au 24 juillet 2014.
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FESTIVAL D'AVIGNON LE THEATRE BELGE! PAS CONTENT Vidéos

Festival d’Avignon – Metteurs en  scène en péril.

Il est 17h50. La file d’attente  se forme à l’intérieur du théâtre de Montfavet près d’Avignon pour “Intérieur” de Claude Régy. Les intermittents s’adressent à la foule des spectateurs agglutinés dans le couloir. À Manuel Valls, ils envoient leur leitmotiv “Non merci!“. Le discours est en boucle depuis dix jours et sature visiblement le public. Puis, la consigne donnée par Claude Régy, metteur en scène âgé de 91 ans nous est communiqué: « à partir de maintenant, vous êtes priés de faire silence et d’entrer sans parler dans la salle ». Quelques minutes plus tard, une autre information nous est assignée : “Nous vous invitons dès que vous serez assis à vous serrer pour faire entrer le plus de spectateurs possible“. Dit autrement, le festival a besoin d’argent et nous demande son aide. Nous sommes quelques-uns à répondre, « Non merci ! ».

Cette anecdote me paraît symptomatique de ce festival qui, à bien des égards, aura joué une vision autoritaire, mercantile de l’art illustrant la crise qui traverse le métier de metteur en scène. En écoutant le débat entre Marie-José Malis et Thomas Ostermeier (tous deux programmés à Avignon), nous apprenons sa disparition inéluctable, faute d’auteurs qui n’acceptent plus que leur texte soit malmené, voire anéanti.

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En assistant pétrifié à « Intérieur » de Claude Régy, je me suis remémoré cette prédiction. En effet, le texte de Maurice Maeterlinck sort essoré d’une mise en scène alourdit par un jeu d’acteurs inspiré du théâtre No et où Claude Régy métamorphose le jeu de cette troupe japonaise en sanctuaire à la gloire de son esthétique théâtrale. Je refuse rapidement d’entrer en religion et attends patiemment de pouvoir sortir d’un théâtre qui m’oppresse.

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Lui n’impose rien à priori. Point de rituel à l’entrée du gymnase Aubanel. Juste, un filet qui sépare la scène et la salle et où sont projetées différentes séquences vidéos. Fabrice Murgia, metteur en scène Belge, est enfin adoubé par le In après avoir fait ses classes dans le OFF. « Notre peur de n’être » est librement inspiré d’un texte de Michel Serres, « Petite Poucette »,  manifeste joyeux et lucide sur la nouvelle génération née avec internet et baignée dans l’univers interactif des smarphones. Ici, la visée dynamique de Michel Serres est plongée dans la vision apeurée et dépressive de Fabrice Murgia qui dessine à gros traits le portrait d’un homme endeuillé, d’un fils cloitré dans l’univers du Net, d’une jeune femme en recherche de reconnaissance de ses compétences créatives dans les nouvelles technologies. Je suis rapidement saturé par un flot d’images au service d’un spectacle sans vision, autocentré sur des personnages qui, sous la caméra de Murgia, peinent à savoir où ils vont sur une scène de théâtre. Ici, la scénographie prend le pouvoir au service d’une esthétique téléguidée pour la télévision. Ainsi va le théâtre dirigé par un metteur en scène trouillard (la lettre lue à l’issue de la représentation est à ce titre éloquente.)…

La peur, encore elle, est au centre de la création de Marco Layera avec « La Imaginacion del futuro ». Ici, les derniers instants d’Allende sont retracés à gros traits d’humour et de cavalcades d’acteurs afin de projeter l’Histoire dans le contexte d’aujourd’hui. Ainsi, les ministres n’ont pour discours que ceux formatés pour la télévision ; ils prennent de la cocaïne volée dans la poche du Président ; font du théâtre participatif en forçant le public afin d’aider un jeune chilien en besoin d’éducation avant qu’il ne soit transpercé par une balle. Je ris à la pression exercée par une actrice envers un spectateur en le menaçant d’une fellation. Je ris quand Layera décrit Marine Le Pen sous des aspects scatologiques. Mais après quelques jours, le malaise s’installe. Qu’ai-je vu si ce n’est une approche binaire de l’Histoire où sans la déliquescence du système politique d’Allende, il n’y aurait pas eu la dictature de Pinochet. Ici, un metteur en scène découpe à grands traits les pages du livre d’Histoire pour produire un théâtre du chaos réactionnaire et finalement autoritaire : à ce jeu-là, Marco Layera prépare la venue d’un art révisionniste au service d’un pouvoir fasciste. Pas sûr qu’il apprécie ce raccourci futuriste et pourtant…

Une création ne mentionne plus la fonction de « metteur en scène » mais celle de « concepteur ». « An Old Monk » est la rencontre d’un auteur (Josse de Pauw) et d’un compositeur de jazz, Kris Deffort. À deux, ils ont conçu un spectacle déroutant et généreux sur le processus de vieillissement ou comment le jazz et la danse déjouent l’inéluctable (à savoir , s’assagir quand on la mécanique du corps ne suit plus). Ici, le jazz accueille le texte pour que la danse d’un « moine » (“monk”) plus tout à fait jeune dégage une énergie communicative vers les spectateurs. Tel un fluide qui se propage, je me surprends à bouger de mon siège comme si ma cinquantaine approchant se défilait par la grâce de ce quatuor. La « conception de ce spectacle »  célèbre une pensée florissante sur la régénération d’où jaillit un jazz résistant et fragile. Rien n’est sanctuarisé, ni revisité. La scénographie se limite à la projection de photographies de Josse de Pauw où sa silhouette d’homme nu se transforme en œuvre d’art pour déjouer les codes usés qui nourrissent notre regard sur la vieillesse.

Peu à peu, j’apprivoise son corps un peu tordu et me prends à rêver de poser ma tête sur son gros ventre pour y écouter le gargouillis jazz-band, métaphore d’une nouvelle civilisation où tout se réinvente par la magie des nouages créatifs.

Pascal Bély – Le Tadorne

Au Festival d’Avignon :
« Intérieur » de Maurice Maeterlinck par Claude Régy.
« Notre peur de n’être » de Fabrice Murgia.
« La imaginacion del futuro » de Marco Layera.
« And Old Monk » de Josse de Pauw et Kris Defoort.
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ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON Vidéos

Festival d’Avignon – Sacha « Waltz ».

La 6ème journée des Offinités du blog du Tadorne intitulée « Le grand écart du Off » nous a fait vivre un nouveau parcours sensible de spectateurs du OFF d’Avignon visant à articuler, par la pensée et par le corps, les relations entre théâtre et danse. Pour l’occasion, trois spectatrices (Franboise, Hélène, Estelle) ont inclus le groupe des Tadornes pensant, au départ, assister à une journée dédiée à la danse. Leur surprise fut totale lorsqu’elles comprirent que les Offinités plaçaient l’enjeu ailleurs. Précisément dans les mains, les pieds et les yeux de Sacha…

Sacha, 18 mois, nous a rejoints à 17h au Magic Mirror du village du Off, accompagné de ses parents et de ses grandes sœurs. Ses yeux reflètent l’émerveillement devant la piste centrale éclairée. Philippe Lafeuille, chorégraphe présent lors de chaque Offinité, l’invite comme spectateur de choix. En confiance, il évolue seul en tournoyant doucement. Le groupe des participants suit les consignes de Philippe et va peu à peu s’articuler autour du tout petit. Il tape dans ses mains – nous reprenons son geste. Le bal des spectateurs est ouvert. Il s’émerveille – nous également. Sa grâce va nous relier pendant 1h. Il sera omniprésent, fédérateur, liant, créatif et finira épuisé, couché sur le plancher.

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Quelque part, Sacha, sans le savoir, a joué le projet des Offinités. C’est une présence aléatoire qui invite les adultes à lâcher-prise et à travailler à partir de l’imprévisibilité. Il nous conduit à abandonner le langage, à porter l’attention sur les mouvements du corps et des gestes. Celui qui n’a pas encore la parole déjoue les classifications et les cloisonnements : théâtre ici, danse là. Avec Philippe, justement, chacun prononce un mot et lui associe un geste pour évoquer une expérience de spectateur. Il les relie en une farandole : « bonjour », « connard », « Shakespeare », « haine », « Utoya », « musique », « chaise », « noir », « peau », « confession », « liberté » ! C’est une chorégraphie de nos multiples ressentis : nous sommes captivés, amusés, ennuyés, exaspérés par le spectacle vivant, et nous lui tendons ce miroir. Les mots dévitalisés ne reprennent sens que lorsque le geste les accompagne.

Car la danse collective crée la relation, libère la créativité. Nous retrouvons une intuition sensorielle perdue depuis l’enfance, que la rencontre artistique fait éclater. Le plaisir collectif palpable nous positionne dans une énergie de groupe qui nous permet de réaliser, de fait, une sorte de danse-théâtre. D’unifier, à notre niveau, ces catégories.

Avant ce moment de grâce, nous avons vécu le parcours de la journée. Nous sommes partis de nos représentations : la farandole chez Pina Bausch, le cri chez Carolyn Carlson, le manque de grâce chez Juliette Binoche, Pietragala, sont tour à tour convoqués. Ces images vont nous suivre jusqu’à l’Espace Roseau, où nous assistons à «  Eileen Shakespeare » d’après Fabrice Melquiot, mis en scène par Laurent Rossini. La compagnie «  Cris pour habiter Exils » a fait un long voyage depuis la Nouvelle Calédonie. La comédienne Olivia Duchesne tour à tour frondeuse, militante, déterminée, nous fait osciller dans les époques. Elle questionne la condition féminine dans son intimité, sa place dans la famille ou dans la société. Le désir de création d’Eileen Shakespeare l’entrainera jusqu’à la folie. Le suivi de sa métamorphose est particulièrement émouvant. Quelque part, la mise en cause de son frère, William Shakespeare, nous apparaît comme une dénonciation du théâtre comme catégorie autonome. Même si des éléments méritent d’être travaillés dans la scénographie, nous sortons émus, les yeux cachés par nos lunettes de soleil pour réhabituer notre regard à la lumière.

Nous avons retrouvé le poids des cultures et des traditions dans «  Confessions » mis en scène par Sangbong Park, artiste coréen. Après le dépouillement nous découvrons la profusion. Technologies multiples, musique jouée en live par des musiciens, vidéo. Les reflets des deux comédiens cernent notre regard. Ils apparaissent comme corps dansants, exultant des mots crus. Leurs images nettes ou déformées métaphorisent leur état psychique. Ce sont des consciences perdues dans leurs désirs et leurs contraintes, qui mettent à nu leurs pulsions inavouables. Elles se fracassent, se disloquent, faisant apparaître la monstruosité en l’homme : «  Je hais donc je suis », «  Je suis né un Humain », « I am what I am ? ». Soudain la nouvelle Calédonie, l’Angleterre, se rejoignent et forment un nouveau territoire autour de la Corée : l’Asie semble confrontée à la même crise identitaire que celle qui frappe l’Occident. Elle pousse les individus oppressés par les cases à se réfugier dans des pulsions.

Nous touchons presque à la fin des Offinités et chaque journée nous met en mouvement sur la ville, dans les salles, dans les spectacles, dans la danse, ensemble, public connu ou inconnu.

Et si c’était cela, notre projet de société désirée pour demain ?

Recoller les morceaux dans une danse-théâtre qui apparaîtrait comme l’enfance de l’art…

Sylvie Lefrère – Sylvain Saint-Pierre – Tadornes.

“Le grand écart du OFF” dans le cadre des Offinités du Tadorne le 22 juillet 2014.
«  Eileen Shakespeare » d’après Fabrice Melquiot, mis en scène par Laurent Rossini à l’Espace Roseau, Avignon, à 10h45.
«  Confessions » mis en scène par Sangbong Park,au Théâtre des Halles, Avignon, à 14h.
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Orage sur Avignon.

Ce dimanche matin, le ciel est dégagé. Les animateurs du blog le Tadorne se préparent pour leur 5ème Offinité, rendez-vous régulier donné depuis le début du festival aux spectateurs désireux de vivre un parcours de spectacles, de retours créatifs, et d’un temps partagé de création avec le chorégraphe Philippe Lafeuille. À 17h, en public, au village du Off, il chorégraphie nos savoirs sensibles. Lors de nos Offinités, point de vision dogmatique sur la «culture» ; point de discours usés jusqu’à la corde….juste un mouvement, une énergie pour penser autrement la complexité de nos rapports singuliers à l’art. N’est-ce pas les prémices d’un art politique ?

Le roi se meurt8 - -® Ye Danquing

Nous débutons au Théâtre des Halles. Une troupe de jeunes artistes Chinois jouent «Le roi se meurt» d’après Ionesco, mis en scène par Alain Timar. Ils rafraîchissent notre vision sur le pouvoir. Les jouets pour enfants en plastique envahissent peu à peu le plateau : ne sont-ils pas les métaphores de nos outils démocratiques précieux et fragiles ? Le sceptre est une louche pour nous en faire avaler des kilos. Les armes sont des barres lumineuses bon marché. Les véhicules, des tricycles musicaux pour harmoniser nos déplacements. Tout est léger et factice. Nous rions devant cette représentation de notre société en déliquescence qui voudrait tout contrôler alors même que le pouvoir semble impuissant, parce que déconnecté du terrain. Avec leur énergie et leur réactivité, ces artistes de Shanghai nous donnent de la force. Avec leur groupe généreux et créatif, ils symbolisent le regard extérieur dont nous avons besoin pour abandonner les modèles mortifères et penser le mouvement du renouveau. Toutefois, la mise en scène d’Alain Timar peine à nous relier : certains d’entre nous en sortent revigorés tandis que d’autres s’interrogent. Que peut bien signifier cette manière enfantine de questionner le pouvoir au moment même où nos processus démocratiques s’effondrent ? Doit-on y voir une forme de cynisme et de déni sur l’impérieuse nécessité de changer de modèle en s’y incluant soi-même ?

À la sortie du spectacle, une rencontre incroyable avec une artiste nourrit nos convictions. Ce que nous pressentions s’avère porté par cette femme visionnaire. La veille, lors d’une rencontre sur le thème «  L’art, prémices du politique », Marie José Malis (directrice du théâtre de la Commune, CDN d’Aubervilliers) débattait avec  Olivier Py (directeur du Festival d’Avignon), Marie-José Mondzain (philosophe) et Xavier Fabre (architecte du cabinet Fabre/Speller).

La politique culturelle, exercice de pouvoir, est opposée à la culture politique, à la puissance courageuse de création. L’art est politique dans son esthétique comme le précise Marie-José Malis : « Il est autre chose que ce qui est. Il nous déplace , nous transforme le monde. Nous avons besoin de formes nouvelles et profondes. ». Actuellement, on observe une culture séparée de tout le reste dans notre société. Comment identifier une politique culturelle alors qu’elle est incluse dans un ministère de la communication ? Toute l’Europe est frappée par cette gestion.

Les élus réclament de la vision. Pour cela ils financent la construction de lieux trop souvent médiatisés qui coutent cher en fonctionnement.  Faut-il accepter ces conditions en convenant qu’elles ouvrent des possibles tout en posant une stratégie rusée ? Mais l’art, le geste artistique ne s’incluent pas nécessairement dans la ruse. Des gestes radicaux peuvent être choisis, comme ceux de la Coordination des intermittents et Précaires, qui doivent faire face à ceux qui ont le pouvoir et l’argent. La lutte des intermittents métaphorise la crise générale. Ils apportent par le « pour tous » (« ce que nous défendons, nous le défendons pour tous »), une autre manière d’aborder le corps social. Nous perdons le courage et la rigueur de nous exprimer sur l’essentiel. La politique actuelle se confronte à l’impossible, dans cette perte du sens démocratique.

En quittant cette magnifique entrevue, l’orage gronde sur Avignon et la foudre tombe à quelques mètres de nous. Mais ce déluge est  salvateur, car il a attiré un nombreux public au Majic Mirror. Il revient donc au chorégraphe Philippe Lafeuille de clôturer ce parcours en incluant au collectif de la journée, ceux venus se réfugier pour échapper au déluge (quelle métaphore !). Cette heureuse proximité entre spectateurs de tous horizons permet à une vingtaine de spectateurs inconnus de nous rejoindre pour exprimer en mouvement leur ressenti sur les spectacles.  Dehors c’est le chaos, mais nous sommes  tous réunis dans cet écrin, concentrés dans un lien éphémère et créatif magnifiquement crée par Philippe Lafeuille. Il perçoit en chacun de nous, un regard sensible sur l’art puis nous relie pour faire émerger une vision, symbolisée par une sculpture de groupe.

«  La culture c’est la règle, l’art c’est l’exception » disait Godart. Avec Philippe Lafeuille, nous nous autorisons la rupture de la règle pour vivre l’exception, le surgissement et être auteur du geste.

À Avignon, il y a des journées inimaginables…À nous de les transposer dans des ailleurs.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadorne.

Les Offinités du Tadorne du 10 au 24 juillet 2014 au Festival OFF.
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FESTIVAL D'AVIGNON L'IMAGINAIRE AU POUVOIR Vidéos

Faire tomber les remparts d’Avignon.

En cette fin de journée au village du Off d’Avignon, nous sommes assis en cercle – chacun prend la parole. Une participante ose alors : « Je vous remercie parce que j’ai toujours pensé que le Festival d’Avignon, ça n’était pas pour moi. Dans ma famille, on m’a toujours fait penser que le Festival était réservé à une élite à laquelle je n’appartiens pas. Je n’y connais rien, je n’ai pas de culture. Et pourtant, aujourd’hui, je suis venue à Avignon, j’ai vu des spectacles du Off, j’ai dansé ici. Ça m’a libérée, nous avons fait tout ça ensemble. Alors merci. » L’image revient de son sourire et de son regard espiègle et enfantin, lorsqu’une heure plus tôt à 17h, nous sommes arrivés sous le chapiteau du Off, au Magic Miror. Ce n’est pas la première fois qu’une participante des Offinités manifeste son émotion et sa fierté au moment d’entrer dans ce lieu central du Off. Une heure durant, elle en prendra pleinement possession, accompagnée de son groupe, des Tadornes (Pascal Bély, Sylvie Lefrère, Sylvain Saint-Pierre, Bernard Gaurier) et du chorégraphe Philippe Lafeuille. Ce lieu et ce dispositif agissent alors comme des révélateurs.

Nous sommes le 18 juillet 2014. Il est 9h et nous ouvrons notre 5e Offinité consacrée au lien entre « art et lien social ». A cette occasion nous accueillons Hélène, Marie, Viviane, Alexandra, Pauline, Véronique, Claudine, Ophélie, Dorothée, Claire, Julle. Les premières images pour évoquer le lien entre art et lien social sont celles de la grimace de l’enfant créateur, du tatouage, d’une scène, d’une respiration, du street art, de la Statue de la Liberté, de la Belle et la Bête ou d’une danse africaine lors d’une sortie au Musée d’Orsay avec des enfants. On évoque aussi le frein, la méconnaissance, les stéréotypes…Finalement, nous avons tous l’intuition d’un lien étroit entre art, lien et travail social, alors même que tout tend, dans nos pratiques quotidiennes, à les cliver.

Deux pièces vont nourrir le mouvement de notre journée et de notre pensée : Tant’amati de la compagnie Erika Zueneli, puis Le Prochain Train de la compagnie Les Bandits de grand-moulin. Ces travaux ont pour point commun de présenter deux couples dévitalisés. Un homme, une femme, englués dans la répétition des mêmes gestes, automatiques, désinvestis par la pensée ou les affects. Ils sont pris dans une relation blanche qu’ils ne cherchent pas à colorer de vivant. Ce sont des hommes modernes d’une société désincarnée, dépolitisée, déshumanisée.

Par l’imagination, nous transposons ces relations dans le cadre professionnel du travail social : la bouilloire dans Tant’amati qui menace sans cesse de déborder ou d’exploser; la mécanique des gestes se relie à la déresponsabilisation collective, qui empêche toute décision d’être prise ; le huis-clos renvoie à ce qu’est devenu aujourd’hui le lien social. Travailler avec autrui, c’est former un couple avec la personne que l’on côtoie. Et parfois, la peur de l’Autre étouffe l’envie de l’aider, de l’accompagner comme dans Le prochain Train. Face à la difficulté du quotidien et à la monstruosité de la machine administrative, il peut être tentant de laisser filer la qualité relationnelle et la vitalité des premiers instants. De se retrouver comme une ombre à côté d’une autre ombre. Comment sortir de ce filet de peur ?

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En imaginant des contes à partir de nos associations d’idées et des pièces vues, nous allons tenter de revitaliser ces couples, de recoudre le tissu relationnel. Nous inventons ensuite des mouvements correspondant à ces histoires. Puis, avec Philippe Lafeuille, nous les avons mis en scène. Sous le chapiteau du Magic Miror, le groupe se métamorphose : nous formons des ponts au-dessus des fleuves. Si l’eau est agitée, elle se glisse dans les interstices de la contemplation – nous regardons alors l’horizon avec espérance. Nous passons sous les ponts, mains unies sur la statue de la Liberté que nous élevons vers le ciel : « Il faut faire voler vers le ciel la liberté ! La Liberté doit voler ! » nous dit Philippe. Par des fleurs-bulles, nous réanimons des corps dévitalisés qui se mettent alors à danser. En un mot, nous chorégraphions l’imaginaire pour constituer un corps poétique et politique.

Cette journée est une métaphore du lien « art, lien et travail social ». Elle a permis de déployer une « créativité à tous les étages » : par l’art, l’union est possible au sein d’un groupe dont les personnes ne se connaissaient pas à l’origine. Par l’art, nous pouvons être créatifs ; nous devons juste nous autoriser à l’être, avec confiance. L’art est une nécessité précisément parce que nous faisons face à des enjeux humains complexes, riches et puissants, qui exigent d’autres réponses que les gestes dévitalisés habituellement réalisés. Ces gestes inutiles qui menacent de tout scléroser.

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L’art, c’est la vision et le mouvement qui lui correspond.

L’art, c’est le dépassement de la peur qui recouvre le désir.

L’art, c’est le ré-enchantement du réel lorsque celui est une ombre.

Après cette journée, nous serons des travailleurs sociaux créatifs ou artistes, soucieux d’inventer de nouvelles relations par de nouveaux gestes.

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne.

“Art, lien et travail social” dans le cadre des Offinités du Tadorne, le 18 juillet 2014.
Premier conte
“Il était une fois, un pont. De chaque côté, un homme, une femme.
L’homme vient chercher l’inspiration: des images pour créer son futur spectacle, prendre l’air, chercher de la fluidité.
La femme, chargée de ses outils et de sa lassitude, vient réparer le pont. C’est une tailleuse de pierre.
Du haut de ce pont se dégage une vue magnifique sur le territoire: ils ont une vision globale de ce qui les entoure: les tourbillons du fleuve, les Alpilles, les Cévennes Sauvages…
Chacun dans ses occupations se dérangent: le bruit des pierres que l’on tape, les mouvements du danseur incongru. Ils sont dans une incompréhension réciproque.
Le danseur improvise une chorégraphie sur les rythmes donnés par les coups de marteau. Une chorégraphie énergique se mue en une danse lente et sensuelle lorsque la tailleuse de pierre s’adoucit, se temporise en créant un rythme permettant l’expression du corps.
Le mouvement est beau.
L’été suivant, un spectacle de danse avec une cinquantaine de danseurs de tous horizons se monte sur ce pont. Le spectacle est un écho de cette rencontre.
Sur l’affiche, se trouve l’homme, la femme qui l’observe et s’interroge: vais-je où n’y vais-je pas?
 
Deuxième conte
Il était une fois Dominique et Dominique. Dominique courait tout le temps, tout le temps, sans cesse, en perte de sens permanent.Il va rendre visite, pour une visite à domicile, à Dominique, qui est l’Autre, qui reste à la maison, qui est dévitalisé, qui rêve de voyage. Le téléphone sonne sans cesse. L’Autre reste inerte sur son canapé. Il manque d’épanouissement. Et tout d’un coup, des cris. Un enfant arrive, déguisé en indien. Il réussit à poser une plume sur la tête de Dominique. Dominique le regarde, se met à chanter. Dominique était sur le canapé, prend une autre plume et se met à danser. Ils dansent tous ensemble. A un moment, ils entendent frapper  à la fenêtre. Un cheval ailé apparaît et invite tout le monde sur son dos pour traverser l’Atlantique  afin de se percher sur le bras de la Statue de la Liberté et oublier ainsi toutes leurs colères et leurs frustrations.
 
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Festival d’Avignon –La guerre des tranchées.

Deux spectacles sur nos liens avec les Antilles, l’Afrique et l’Europe méritent d’être reliés même si un continent , celui des Festivals Off et In, les sépare…Deux approches pour entendre autrement l’histoire contemporaine, alors que le passé nous a clivé.

« Noir de boue et d’obus » de Chantal Loïal au Théâtre Golovine est probablement l’une des créations du Off qui m’a le plus interpellé. Le titre est déjà une éclaboussure. Comment la danse peut-elle inviter la poésie pour évoquer la guerre 14-18 des Antillais et classée trop vite par l’Histoire dans une case invisible? C’est à cette complexité que Chantal Loïal nous plonge avec subtilité, humour et détermination. Cette femme est au combat, celui qui vise à poser sur scène une histoire des corps qui, cent ans après, pourrait nous toucher et nous relier, car la « salle guerre » a durablement laissé dans nos mémoires des gueules cassées, des visages poilus, des corps tranchés.  Quatre danseurs dont un homme occupent avec force le plateau comme un grand livre ouvert où chaque page est une vision en mouvement vers une histoire universelle : ici les tranchées, là un défilé militaire (qui me donnerait presque envie de taper partout), plus loin une statue pour commémorer notre déculpabilisation collective, plus tard un combat sans vainqueurs…Et puis…Vient l’instant où la danse antillaise s’invite comme une résistante : le corps « culturel » n’abdique jamais. Cette danse du ventre me noue et me dénoue pour me chercher : «Que portes-tu en toi de cette guerre ? Qu’entends-tu quand, Marius, jeune antillais, décrit les provisions qu’il vient de recevoir ? ». J’entends la tranchée dans nos généalogies ; je ressens mes valeurs communes avec ces « ultramarins qui ont de l’audace » (beau titre au programme de la région Guadeloupe à Avignon) ; je me projette dans une magnifique vidéo où les silhouettes des corps au combat sont redessinées en blancs, tel un fleuve qui charrie toutes nos lâchetés du siècle dernier (comment ne pas y voir l’évocation de la Shoah ?).

Chantal Loïal a merveilleusement évité une danse pour une communauté : les mouchoirs bleu, blanc, rouge sont rassemblés par cet étonant quatuor (Louise Crivellaro, Mariama Diedhiou, Alseye Ndao, Julie Sicher), métaphore de notre unité nationale. Et quand vient l’image finale, je me retiens de me lever pour saluer cette danse qui décore les poilus noirs et blancs, pour une histoire métisse accueillant nos douleurs du jour. Les guerres de tranchées n’ont pas totalement disparu…

À l’opposé, la dernière création de Robyn Orlin m’a totalement laissé à côté. Ici, une troupe d’hommes, métaphore de l’Afrique du Sud dans toute sa splendeur : des blacks colorés sur scène, la chorégraphe en coulisses envoyant des textos plus ou moins habiles. Cette relation verticale me paraît suspecte. Malgré leur tentative au début du spectacle d’exclure les mauvais esprits de la salle, les danseurs ne réussissent pas à chasser le mien ! Avec leurs gros sabots (ici des claquettes),ils inspectent le public à plusieurs reprises. Cela pourrait être drôle d’autant plus que le théâtre est une cérémonie. Mais dans le cas présent, cela m’ennuie de subir leurs assauts et d’être embarqué dans un processus qui voit la troupe entrer en transe, en défilé de carnaval d’esprits joueurs et malins, métamorphosant les symboles. La cérémonie s’étire sans que ma position de spectateur soit en dynamique. Robyn Orlyn est obsédée par les mauvais esprits (Le Pen,Tintin…). Cela l’amuse de penser la politique de cette façon : il y aurait les bons et les mauvais. D’où me vient cette étrange sensation que ces danseurs sud-africains sont manipulés pour servir une vision dominante ? Les interventions par textos dégagent une impression de verticalité tout à fait désagréable. Les spectateurs sont mis en situation de célébrer une approche totalement binaire du racisme et des droits des sans-papiers. Cela me rappelle le scandaleux spectacle de Régine Chopinot, Very Wetr !! ” , au Festival d’Avignon en 2012 où celle-ci était affublée d’un iPad face à des danseurs kanaks révérencieux célébrant Sa Majesté.

Chez Chantal Loïal, le public applaudit le salut final dansé » comme un hommage. Avec Robyn Orlin, le final dansé avec les spectateurs n’est qu’un mouvement de foule d’un concert pour célébrer un entre soi pour une pensée binaire.

Quitte à être tranché, je préfère les « ultramarins qui ont de l’audace » à la papesse de l’antiracisme finalement ennuyeux.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Noir de boue et d’obus » de Chantal Loïal au Théâtre Golovine.
« At the same time we were pointing a finger at you, we realized we were pointing three at ourselves… » de Robyn Orlin au Festival d’Avignon du 13 au 18 juillet 2014.
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Ce n’est qu’un au revoir…

“Adieu et merci “.

Le titre en dit beaucoup, trop peut-être. La référence aux nombreux artistes vieillissants, parfois proches de l’oubli et le désir d’un l’ultime sursaut sur une scène qui laisse la part belle aux fantômes d’une gloire pourtant si souvent annoncée, est probablement le fil conducteur de cette pièce. Un spectacle qui pour le coup, en surprendra plus d’un; par l’audace et la vigueur de l’époustouflante mise en abime de la position de l’artiste face à son public au moment précis du salut. Lorsque le rideau se referme et nous sépare de celui-ci dans une dernière révérence.

Pour sûr, Latifa Laâbissi n’en est pas à sa première facétie, les pièces et interventions engagées qu’elle mène seule ou en compagnie des grands noms de la création chorégraphique actuelle nous ont souvent interpellées, c’est avec beaucoup d’attente que nous nous engageons à voir (revoir) ce spectacle.

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D’entrée de jeu, la vision grotesque d’une femme à barbe en fond de scène crée la surprise, sa posture figée qui affleure le rideau de scène installé en lointain est pour le moins incongrue. Le costume ajoute à l’étrangeté de la scène. C’est vêtu d’une magistrale robe à la coupe antique, les cheveux relevés et noués que le personnage se confond à l’imposant rideau de couleur violette qui ondule légèrement sous l’effet d’un souffle imperceptible. La lenteur extrême des gestes et le regard fixe accroissent l’atmosphère solennelle et énigmatique de la scène. Dans une suite de positions allégoriques, telle une déesse grecque, les bras déployés de manière incantatoire ; la danseuse va s’emparer peu à peu du décor et du plateau. De son côté, le spectateur participe de manière inconsciente à ce partage de l’espace théâtral. Aussi nous observons ce théâtre comme le lieu essentiel de la métaphore du plateau sous les effets de lumière et les déambulations labyrinthiques du rideau de scène.

Un jeu de cache- cache se met en place au détour des méandres du rideau de scène mis en mouvement ondulatoire par un habile système de rail merveilleusement manipulé par Nadia Lauro. Le rythme jusqu’alors lent de la mise en scène donne lieu à une suite d’apparitions et de disparitions de cette curieuse femme à barbe. Au détour d’un râle comme marque d’impuissance, puis d’un clin d’œil ou d’une invitation l’interprète se rapproche peu à peu du public _pour mieux disparaitre.

C’est alors qu’elle surgit à nouveau. Dans un élan prodigieux, c’est avec fougue que Latifa entame avec frénésie une véritable danse de sabbat, mais cette fois c’est totalement nue et toute en démesure qu’elle se livre avec une énergie fulgurante sur la musique de Patti Smith Changing of the gards. Les strates d’une danse révérences références à l’expressionnisme et au Butô qui parcouraient la trajectoire de la «  diva » font place à une danse libre et sauvage. Telle une furie habitée par on ne sait quel feu violent, elle se jette corps et âme, se prenant les pieds dans le rideau, sautant, enchainant des roues tout en se déhanchant. Cela dure le temps de l’ensorcèlement, sur la voix rauque et suave de Patti Smith. Et pour le spectateur quel choc !  Le saisissement fait place à l’émotion. Un sentiment de plénitude émancipatrice nous gagne face à tant de liberté et de générosité.

Le temps de l’envoûtement passé, le rideau se positionne majestueusement à nouveau en avant- scène. Latifa revêt à nouveau délicatement sa robe de théâtre pour un dernier adieu ; pourtant elle ne nous rejoint pas vraiment. La position se renverse. Tel un petit spectre, c’est au travers des voiles mauves plissés qu’elle s’évanouit à pas feutrés.

Un dernier salut, qui ne viendra pas, elle nous a quittés et ne reviendra pas. Il nous reste une vive émotion et la force de nos applaudissements.

Pascal Logié de Lille-Dicidanse, blog ami du Tadorne!

Adieu et merci Conception et interprétation, Latifa Laâbissi Conception scénographique, Nadia Lauro Costume, Nadia Lauro, Latifa Laâbissi Création lumière, Yves Godin Création son, Manuel Coursin Direction technique, Ludovic Rivière