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Avignon OFF 2015- Avec « Love and money », le OFF n’est pas qu’un marché.

Ils sont attablés. De rouge et de blanc. La fête semble finie, mais nous sentons que ça va saigner.

Il s’avance. Droit, déterminé. David et Jess sont mariés pour le meilleur et surtout pour les pires des situations. Dès la première scène, David évoque un échange de mails avec sa maîtresse. Calmement, surement. Par mails, tout passe, même l’horreur la plus indescriptible quand il évoque les circonstances de la mort de sa femme. Le ton est donné. Nous rions de nos façons de communiquer. Mais le rire est jaune.

Rouge, blanc, jaune.

À ce rythme-là, le théâtre ne prend pas de gant, pour élaborer la peinture de notre modernité.

Love & Money” de Denis Kelly mis en scène par Illia Delaigle de la compagnie Kalisto, nous propose une représentation d’un système complexe où l’intime, le jeu amoureux, se trouvent happés par des logiques économiques. Elles échappent aux protagonistes et provoquent l’éclatement du couple, du récit, au profit d’un renversement des valeurs dont seul le capitalisme financier tire profit.

Nous sommes après 2006, crise des Subprimes, aux ravages tant systémiques qu’invisibles. Nous sentons confusément que les appuis se perdent, que les points de repère disparaissent, que les tables sont renversées. Nous sommes comme ces personnages sur scène, même s’ils semblent nous devancer dans le temps : face aux points limites, ils en reviennent aux questions fondamentales que la société de consommation veut faire oublier. Quel sens trouver au travail ? Aux relations humaines ?

La crise a fait basculer la société : la consommation est désormais liée intrinsèquement à la dette. Cette charge, devenue insoutenable, fait vaciller les édifices humanistes qui semblaient les plus solidement ancrés. David, cet enseignant passionné de pédagogie, se trouve dans l’obligation de prendre un deuxième travail, dans une banque, embauché par son ex-petite amie. Comment ne pas songer à la Grèce ou à la précarité désormais implantée en France ? Qu’est-ce qui se joue de la responsabilité individuelle dans ce naufrage collectif ? Tous les personnages sont traversés par le culte de l’argent roi et du matérialisme, sentant bien confusément que cet idéal ne peut constituer le seul horizon existentiel. Dans ce monde moderne, une nouvelle forme d’aliénation se donne à voir : c’est une course tragique et dérisoire pour échapper à l’horizon de l’endettement, endettement auquel nous avons nous-mêmes consenti pour nous fondre dans le culte des objets.

Pour donner à voir cela, tout le talent de la mise en scène repose sur un mélange de simplicité et de sophistication dans la relation avec le public. Dans leurs corps, leurs expressions, les comédiens nous ressemblent : nous faisons cause commune avec eux, même lorsqu’ils manifestent de la cruauté. Cet espace psychique s’articule à l’espace scénique : une table de mariage devient pierre tombale, hôpital psychiatrique. La musique portée par un guitariste présent sur scène colmate les blessures infligées par le monde moderne.

La pièce est un chemin de croix vers l’empathie alors même que la narration est bouleversée : la fin est au commencement et inversement. Tel un fleuve en crue, le final emporte avec lui nos émotions paradoxales pour les conduire vers un paysage aérien, débarrassé de nos dettes aliénantes.

Le caractère implacable du capitalisme est alors contrebalancé par un humanisme que seul le théâtre peut sauver.

Sylvain Saint-Pierre – Pascal Bély- Tadornes.

"Love & Money" de Denis Kelly mis en scène par Illia Delaigle est à la Manufacture d'Avignon jusqu'au 25 juillet à 16h40.
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Avignon 2015- Eszter Salamon et la tribalisation des esprits.

Il est rare que la lecture d’une feuille de salle interpelle. Celle du spectacle d’Eszter Salamon « Monument 0 »  est passionnante : « Adoptant une approche historique et archéologique, la chorégraphe et ses six interprètes se sont approprié des dizaines de danses populaires et tribales issues des cinq continents. Ces danses ont en commun une spécificité : toutes ont été ou sont pratiquées dans des régions marquées par des guerres et des conflits fortement liés à l’histoire de l’occident. Ces danses guerrières réinvesties nourrissent un scénario surréel où émanent des silhouettes, des états de corps et des rituels qui, par leur vitalité fantomatique, se dressent contre l’amnésie ».

Le projet parait passionnant. Déroutant. Questionnant. Rarement, je me suis ressenti dans une telle disponibilité pour accueillir un projet chorégraphique aussi complexe. C’est la première ce soir à la Cour du Lycée Saint-Joseph. Les « professionnels de la profession » sont présents. Comme à leur habitude, ils font régner une atmosphère pesante. Leur arrivée dans les gradins fait penser à une danse tribale, avant les luttes guerrières qui se trameront probablement en coulisse après le spectacle ! Ils sont là pour observer leur possible prochaine proie. À ce moment précis, je ne sais pas encore que cet étrange ressenti va s’avérer pertinent…

La scène est noire, tout comme l’ensemble du décor. Je n’ai pas le souvenir d’une telle atmosphère dans ce lieu. Les premiers tableaux se succèdent, lentement mais sûrement. Eszter Salomon avance doucement ses interprètes pour nous étonner et nous surprendre. Elle veut inclure ces danses dans l’histoire de nos imaginaires, mais aussi peut-être dans celle de ceux qui la produisent et la promeuvent! Solos, duos, quatuor, quintet, sextuor proposent des danses tribales et explorent ce que le corps peut dire de la guerre (avant, pendant ou après) tout en conjurant la mort. Très rapidement, je suis troublé de découvrir ces mouvements amples et lourds, d’entendre une musique et des chants qui viennent des profondeurs de l’âme et du corps. Comment la danse occidentale les a-t-elle à un moment donné ou un autre rencontré ? J’observe comme le visiteur d’un musée dédié aux arts primitifs, mais je peine à m’impliquer. Il manque à ce travail respectable une intensité dramaturgique comme si Eszter Salamon évitait de s’engager dans une articulation entre son propos artistique et ces états de corps patiemment récoltés. Car suffit-il de faire tomber les masques pour voir deux danseurs en short et Tshirt se fondre dans les tableaux? Ils s’incluent dans le mouvement mais ne révèlent rien. Là où le chorégraphe Philippe Lafeuille avec « Tutu » évoque cet objet mythique pour le mettre en relief et révéler notre histoire singulière et collective de la danse, Eszter Salamon ne peut que nous inviter à nous fondre dans son propos. Il y a pourtant un moment où tout aurait pu basculer  lorsque six danseurs masqués s’avancent et l’on pourrait penser à « May B » de Maguy Marin. Mon histoire de danse révèle celle proposée par Eszter Salamon. Magique….

Une fois le spectacle terminé, un metteur en scène, directeur d’un Centre Dramatique National, poste sur Facebook un message pour ameuter sa tribu et au-delà (si l’on en juge le nombre de like et de partage) sur l’agression antisémite dont il a été victime.

« Hier, Avignon. Réunion des directeurs de Centres Dramatiques Nationaux. Quand a été abordé la question cruciale de la diversité sur les plateaux de France et aux postes de directions des théâtres, deux directeurs ventripotents ont gloussé une blague : “bientôt ils nous demanderont des quotas de pauvres aux postes de directeurs”. Vieille garde qui ne rend pas les armes… Je n’ai pas hurlé.

Cet après-midi devant le logement que j’occupe à Avignon, je croise deux gars, l’un d’eux m’interpelle : ça pue, ça pue non ? Il fixe mon étoile de David autour du cou. Moi : non ça va je ne sens rien. Si si ça pue dans ce quartier. Il fixe mon étoile de David. Tu habites là, non ? Moi, toujours combatif, je n’ai pas été capable de dire quoi que ce soit, je suis rentré chez moi et je me suis couché.

Ils étaient d’origine arabe. Je me dis que chaque jour, la France que l’on m’a donnée et celle qu’on leur a laissée s’éloigne un peu plus l’une de l’autre.

Ce soir je vais voir un spectacle de danse dans le in. Sur scène, des danseurs noirs. Ils sont représentés dans une violente caricature : danses tribales, costumes vaudou, mouvements traditionnels, ritualisés, polyphonies, respirations sonores qui accompagnent des mouvements percussifs au sol et des bonds, gestuelle hyper sexualisée pour faire rire. Amimalité gerbante : voilà la représentation des noirs sur les plateaux de France : un fantasme d’africanité ancestrale qui n’a plus rien à voir avec la réalité contemporaine des pays du continent africain. La chorégraphe évidemment n’est pas noire. Je suis resté jusqu’au bout, sans applaudir, abasourdi.

Maintenant, chez moi, je relis mon édito pour la brochure de saison 2 du CDN. Je me relis : “La Culture et l’éducation restent les meilleurs vecteurs des valeurs démocratiques, et par là même, elles nous donnent la force et les outils pour ne pas trembler, pour ne pas avoir peur devant l’horreur et l’injustice. Et pour n’abandonner personne.”

Aujourd’hui, j’ai eu peur, j’ai tremblé, je me suis couché, je n’ai pas hurlé, je n’ai pas été fort ».

Il évoque pêle-mêle la possibilité d’une  guerre tribale entre personnes « d’origine arabe »et juifs (précisons qu’arabe ne constitue pas une origine à moins de projeter une identité factice), une bataille fratricide entre jeunes directeurs de lieux cultuels et la vieille garde, et de manière implicite, un prétendu racisme de la part d’Eszter Salamon. Il nous propose une danse funèbre où l’on accumule les ressentis sans les mettre en perspective, sans les dépasser pour les transcender au profit d’une pensée reliante et éclairante. Les réseaux sociaux jouent donc un rôle de multiplication d’affects où l’on se cache derrière les masques, où se rediffuse à l’infini le message d’une agression antimésmite tout en communiquant sur le racisme implicite de la pièce d’Eszter Salamon. Tout se vaut, la confusion s’installe, la pulsion triomphe sur Facebook et dans la rue. Pourtant, même si le projet n’est pas abouti, Eszter Salamon essaye d’inscrire cette pulsion dans un cadre esthétique. Qu’importe ! La tribalisation des esprits est en marche.

Ainsi, ce directeur projette ses propres pulsions sur le travail d’Eszter Salamon qui se trouve ainsi, prise en otage dans un conflit qu’elle a pourtant tenté de dénouer et de résoudre.

Les artistes qui aujourd’hui s’aventureraient sur le terrain de l’histoire coloniale prennent donc le risque de voir se reproduire ces amalgames et ces manipulations de l’esprit.

Parvenus à ce point, il nous devient particulièrement difficile de discerner ce qu’on entend somme toute par le terme de « civilisé », sans pourtant nous laisser influencer par les exigences définies de l’un ou de l’autre idéal. Peut-être recourra-t-on d’abord à l’explication suivante : l’élément culturel serait donné par la première tentative de réglementation de ces rapports sociaux. Si pareille tentative faisait défaut, ceux-ci seraient alors soumis à l’arbitraire individuel, autrement dit à l’individu physiquement le plus fort qui les réglerait dans le sens de son propre intérêt et de ses pulsions ins- tinctives. Et rien ne serait changé si ce plus fort trouvait plus fort que lui. La vie en commun ne devient possible que lorsqu’une pluralité parvient à former un groupe- ment plus puissant que ne l’est lui-même chacun de ses membres, et à maintenir une forte cohésion en face de tout individu pris en particulier“. Freud, « Malaise dans la civilisation », 1929)

Pascal Bély – Le Tadorne.

"Monument 0" d'Eszter Salamon a été joué au Festival d'Avignon 2015.
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Avignon 2015- Tiago Rodrigues inspire.

C’est le troisième Shakespeare de cette 69ème édition du festival. Après « Le Roi Lear », mise en scène par Olivier Py, puis « Richard III » par Thomas Ostermeier, Tiago Rodrigues propose « Antoine et Cléopatre ». Un français, un allemand, un portugais. Cela pourrait former une trilogie européenne. Mais les mises en scène paraissent si éloignées les unes des autres qu’il serait vain de vouloir les relier : Olivier Py s’imagine en Roi Lear d’Avignon, Ostermeier manipule Richard III pour célébrer sa théâtralité foisonnante. De son côté, Tiago Rodrigues imagine Shakespeare, auteur d’un poème amoureux, où le pouvoir s’entendrait dans ce qu’il y a de plus intime. C’est un moment théâtral assez incongru dans ce festival dur, un peu asséché, où le texte tout puissant épouse l’effondrement ambiant et paraît impuissant à dégager une vision.

Elle, c’est Sofia Dias. Elle est enceinte, ce qui confère au rôle de Cléopatra un doux mélange de douceur et de détermination. Ce ventre fait tiers dans sa relation si complexe avec Antoinio. Il symbolise une planète avec comme seul océan, une mer méditerranée, liquide amniotique de notre culture commune.

Lui, c’est Vitor Roriz. Il incarne un Antonio doux et guerrier. Il irradie le plateau par sa façon si particulière de ne rien lâcher de cette dualité : l’amour du pouvoir, le pouvoir est amour…

Séparément, l’un parle à l’Autre tandis que l’Autre répond aux uns et aux autres (c’est à dire à nous Autres). Comment évoquer une telle écriture théâtrale tant il faut en faire l’expérience ? Tous les deux engagent leur corps pour accompagner des phrases qui ne dépassent pas quelques mots. Cela forme un dialogue surréaliste, rythmé par l’intensité de la relation, où la poésie est seule à pouvoir évoquer le pouvoir par la relation amoureuse.

Antonio, respire

Cleopatra, respire.

Antonio, expire

Cleopatra, expire.

C’est subjuguant de transformer une scène en nuage pour nous inviter à rêver d’une autre dramaturgie du pouvoir, à vivre une nouvelle expérience Shakespearienne. Sur le plateau tombe une œuvre d’art composée de cercles en plastique colorés ; il forme un squelette où se projette leurs visages, où leurs énergies, leurs déplacements reconfigurent l’œuvre et lui donne chair. La relation amoureuse est probablement cette œuvre, cette construction à l’équilibre si fragile. Comment parler d’amour si ce n’est par le pouvoir des mots ? Comment incarner le pouvoir si ce n’est par l’amour des mots ? C’est lui qui donne au corps institué cette agilité de la pensée (avez-vous remarqué le langage du corps de nos dirigeants européens, mécaniques, à l’image de la novlangue qu’ils utilisent ?).

Je savoure de m’y perdre avec eux, tel un spectateur profondément amoureux de ce théâtre-là, où le sensible développe une pensée circulaire et autorise tous les liens possibles. Ici, la vision d’un théâtre politique se ressource par la poésie des corps et la musicalité des mots (je pense à cette dernière scène où Antonio vit ses derniers instants…Cléopatra tente de le sauver par une corde où les mots s’étirent, se nouent, se métamorphosent…Merveilleux).

Ici, Tiago Rodrigues nous rend puissants parce que notre imaginaire transforme le jeu du pouvoir en une chorégraphie d’ombres et de lumières, en une comédie musicale où la partition des corps accompagne le tumulte d’une guerre sournoise des tranchées, en une installation où les corps créent les codes d’un nouveau langage amoureux.

Antonio expire,

Cléopatra respire,

Le théâtre inspire.

Pascal Bély – Tadorne

"Antoine et Cléopâtre" par Tiago Rodrigues au Festival d'Avignon 2015.

 

 

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Avignon 2015- L’art total de Thomas Ostermeier est-il de faire du creux avec du plein ?

« À mesure que diminue la signification dun art, on assiste en effet dans le public à un divorce croissant entre lesprit critique et la conduite de la jouissance, chose manifeste notamment à propos de la peinture. On jouit, sans le critiquer, de ce qui est conventionnel ; de ce qui est véritablement nouveau, on le critique avec aversion. » (Walter Benjamin, LOeuvre dart à l’époque de sa reproductibilité)

Le précédent article du Tadorne s’achevait sur cette citation de Walter Benjamin. Aucune parole ne semble mieux résumer la teneur des pièces proposées cette année par le Festival d’Avignon : des spectacles qui jouent de la jouissance ou du plaisir des spectateurs pour mieux les contenir dans l’espace du divertissement.

Pour «Richard III», une voisine fait remarquer que Thomas Ostermeier a pris au moins trois rangs de spectateurs pour allonger la scène de l’Opéra du Grand Avignon. « C’est sa façon à lui de faire sa Cour d’Honneur »…Sourire. N’empêche, le décor en impose. Tapis, structures métalliques, micro et caméra baladeurs qui pendent du plafond (pile au centre des surtitrages !), terre argileuse, mur orangé (merveilleux support pour des vidéos oniriques). La scène s’avance vers nous tandis que l’échafaudage semble se perdre dans les plafonds du théâtre. Est-ce le pays réel face aux politiques verticales ?

Tout commence par une fête en l’honneur du Roi Édouard IV. On tire des boules à paillettes. Le show peut débuter  avec l’aide d’un homme-orchestre situé tout à droite de la scène, dans un coin. Il assurera de nombreux interludes, à l’image des pauses musicales dans les émissions sérieuses…Au commencement de l’ascension de Richard III vers le trône, l’ambiance est donc électrique. Lars Eidinger dans le rôle-titre s’impose rapidement : bossu, il ne marche pas encore droit. Il incarne ce sentiment d’exclusion qui le conduit à tout haïr sur son passage. Profondément laid, il en joue comme n’importe quel canon de beauté qui sait se faire respecter. Son rang, il le tient également du rapport qu’il entretient avec le public du théâtre : tout au long de ces deux heures trente, il use de la connivence à l’image de ces politiques démagogues qui font le show…Il est laid, mais cela ne l’empêche nullement de se mettre nu pour déclarer sa flamme à Lady Anne, face au cercueil de son mari Henri VI qu’il vient d’assassiner. La liste s’allonge de tous les personnages qui disparaissent sous les coups de couteau qu’il commande à ses sbires pour accélérer son couronnement.

Chaque assassinant est une opportunité pour Thomas Ostermeier de tuer un peu plus l’image poussiéreuse que traîne le théâtre français et particulièrement celui présenté à Avignon! Ici, on prend son temps pour mettre à mort et offrir au public voyeur, le corps de Clarence, le frère gênant, qui git dans sa flaque de sang, modèle d’une peinture de Delacroix.

richard III

Thomas Ostermeieir ne recule devant rien quand il autorise sa troupe à manipuler les marionnettes des deux jeunes neveux (qui seront tués et donnés en  cadeau à Richard III qui s’offre le luxe de faire disparaître son enfance malheureuse). À mesure que l’œuvre avance, Thomas Ostermeieir lâche son art total (vidéo, musique, peinture, cirque, danse, …), métaphore d’une transdisciplinarité érigée comme un manifeste, à l’image du corps de Richard III qui se redresse à l’approche du trône. Son théâtre respire le travail collectif  où des rôles secondaires ont l’ampleur d’être portés à plusieurs.

Le théâtre d’Ostermeier porte une forte charge de fascination en ce qu’il incarne au plus près la folie de Richard III. La scène semble être le prolongement de son psychisme diffracté. En approchant la caméra vidéo de son visage masqué, nous entrons dans l’intimité pour mieux comprendre les enjeux du pouvoir (cela ne vous rappelle-t-il rien ?).

Mais quand Ostermeier baisse la lumière et convoque les morts assassinés pour habiter le cauchemar de Richard III, je m’interroge sur ces ombres. La sidération dissipée laisse place peu à peu au questionnement sur ce qui s’est joué véritablement. Si le propos de la pièce se concentre sur la tragédie personnelle d’un monstre de la nature, il ne reste plus, de fait, de place pour le politique, dimension pourtant centrale de la pièce de Shakespeare.

« Richard III » m’apparaît alors comme un système en vase clos qui s’observe se théâtraliser, jouir de sa technique, en oubliant complètement le monde.

Cet « oubli de l’Histoire » au profit de la personnalisation des enjeux est loin d’être anodin, surtout venant de la part d’un metteur en scène allemand, dans le contexte politico-économique actuel. Un moment historique, où l’Allemagne vient de sceller l’idéal européen, et contraint le peuple grec à de multiples sacrifices au nom même d’une certaine idée de la raison et de la technique économique. Où les dirigeants politiques des autres pays (France, Grèce, etc.) vendent « l’accord » et semblent de tristes pantins, des comédiens sans partition face à leur public, les citoyens. Shakespeare nous apprend pourtant que la limite entre raison et folie est une question éminemment politique en ce qu’elle engage les peuples (cf. Le Roi Lear).

De fait, la technique va de pair avec un rapport au public bien particulier : selon Walter Benjamin, elle constitue une diversion pour les masses-spectatrices. Détourner des vrais enjeux politiques pour créer de la fascination, ce n’est pourtant pas échapper au politique, c’est malheureusement le préparer de la pire des situations. Ce glissement peut conduire au fascisme, nous dit le philosophe allemand qui s’est lui-même suicidé en 1940 pour échapper au Nazisme. À cette époque, il dénonçait les limites tragiques que la Raison triomphante pouvait faire subir à l’Histoire.

Richard III n’est pas seulement la métaphore grimaçante d’un metteur en scène obnubilé par sa technique, c’est également celle d’un peuple qui s’auto-contemple dans le pacte avec le mal qui se joue sur scène. Quelle figure du spectateur pourrait naître de ce jeu de miroir ?

« Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre.

Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art. » (Walter Benjamin)

Dans un moment historique où la politique se dégrade en théâtralité, nous devons y répondre par un théâtre authentiquement politique.

Pascal Bély – Sylvain Saint Pierre – Tadornes.

“Richard III” par Thomas Ostermeier au Festival d’Avignon 2015.

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Avignon 2015- Les chemins idiots du non-sens.

C’est une étrange sensation que de contempler le non-sens sur une scène de théâtre et de ne pas s’endormir. De constater que le corps tient, alors que la fatigue vous envahit. Comment expliquer ce processus ? Est-ce possible de mettre en lien deux œuvres que tout oppose sur le papier (« Andreas » de Jonathan Châtel et « Les idiots » d’après le film de Lan Vann Trears), mais qui empruntent le même chemin, celui d’une esthétique du non-sens?

« Andreas » librement adapté de la première partie du « Chemin de Damas » d’August Strindberg est la rencontre entre un homme sans nom et une femme qui erre. Il est en exil, il est noué d’avoir trop serré ses liens. Cette femme ouvre une à une des portes vers un avenir plus serein, mais le passé s’invite. La pièce est une succession de scènes ou passé et présent s’enchevêtrent : qui est dans qui et vers quoi s’emmènent-ils ? Mais rapidement, je lâche. Le jeu maniéré du rôle principal (Thierry Raynaud) m’égare en chemin et me fait prendre des voies de traverse d’autant plus que le mistral souffle avec furie. Je ne m’endors pas…

Avec « Les idiots », le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov ose une adaptation théâtrale en terre poutinienne. Seize acteurs occupent un plateau, font les idiots, se connectent sur le net et finissent immanquablement devant les tribunaux, outil de répression massive du régime de Poutine. Toute l’énergie des acteurs est destinée à choquer le quidam russe tandis que le spectateur européen s’ennuie, quitte les gradins ou observe patiemment.

J’ai observé.

Et soudain, Jonathan Chatel se relie à Kirill Serebrennikov…

L’esthétique du non-sens à son décorum. Chez Jonathan Châtel, c’est dépouillé. Juste un jeu de planches jaunes assemblées tandis qu’un pan de mur avec des portes à doubles battants cache le cloître des Célestins. Ce décor épuré, sans matière organique, impose une certaine  pensée en vogue dans le théâtre français : on fait table rase du lieu (de ce qui pourrait faire lien avec l’histoire personnelle du spectateur),  et  « les planches » signifient un théâtre dans le théâtre. On ne peut pas faire plus fermé…

Chez Kirill Serebrennikov, le décor est lui aussi fait de bois. Il est même démonté, tel un jeu de Kapla, pour orchestrer le chaos, mais tout est calculé. Le hasard du jeu n’a pas sa place. Le manifeste cinématographique de Lars Von Trier peut bien défiler sur des écrans de télévision, les idiots sont ici sous contrôle de leur metteur en scène. Jonathan Châtel n’aurait probablement pas fait mieux avec eux.

L’esthétique du non-sens se nourrit d’effets de répétition qui finissent par créer un système de mise en scène, totalement autonome d’une relation avec le spectateur. Dans « Andreas », les portes servent de ponctuation : quand la femme sort d’un côté, le père de l’homme apparaît à l’opposé de la scène. C’est une esthétique de la symétrie, là où l’on aurait pu attendre une mise en scène plus circulaire. Chez « Les idiots », la répétition consiste à alterner scènes d’idioties et espaces de répression pour dessiner une société en totale escalade. Mais, je n’ai jamais ressenti la moindre complexité dans le jeu (à savoir quelque chose d’illisible, d’incertain, …), tout juste un chaos bien orchestré.

Dans ces deux œuvres, il n’y a aucun interstice où l’imaginaire du spectateur pourrait s’immiscer, pas même un vecteur: dans « Andreas », la lenteur sature, tandis que chez « Les idiots », le rythme effréné prend le pouvoir sur le temps de la poésie.

Même le contexte politique porté à bout de bras par ces acteurs russes engagés ne suffit pas à m’emporter comme si ma citoyenneté ne pouvait avoir une place à côté de ces idiots qui occupent le plateau, mais ne le transcende pas. Jonathan Châtel n’ose aucune métaphore avec le sort des migrants d’aujourd’hui. Il ne suggère rien. Ce pourrait être audacieux si à côté, il y avait un peu de générosité envers le spectateur qui pour le coup, se ressent en exil sur cette terre théâtrale asséchée.

Le final pourrait vous emporter, vous faire oublier que vous n’avez pas existé comme spectateur. Jonathan Châtel dévoile enfin le cloître tandis que l’homme regarde le ciel étoilé. C’est beau, mais je m’y attendais. Scruter le ciel est certes signifiant sur la terre catholique d’Olivier Py mais c’est un peu tard pour m’embarquer. Mes étoiles sont déjà ailleurs…

Dans « Les idiots », le final frôle l’imposture, le scandale. Six adultes trisomiques en tutu envahissent le plateau et dansent avec l’une des idiotes. Est-ce la métaphore de l’intégration des idiots dans un monde de fous ? Chacun appréciera la dimension de la grosseur de la ficelle, mais ce soir-là, j’ai eu un peu honte d’être le spectateur passif d’une telle vulgarité.

Pour retrouver le sens, j’ai donc osé ce dialogue entre deux oeuvres. Car il nous reste notre capacité à relier pour peu qu’on accepte de reprendre sa place, de retrouver « Le chemin de Damas » et non de se perdre dans le plaisir de l’observateur passif qui trouverait dans cette posture le seul sens à donner à sa vie.

« À mesure que diminue la signification d’un art, on assiste en effet dans le public à un divorce croissant entre l’esprit critique et la conduite de la jouissance, chose manifeste notamment à propos de la peinture. On jouit, sans le critiquer, de ce qui est conventionnel ; de ce qui est véritablement nouveau, on le critique avec aversion. Au cinéma, le public ne sépare pas la critique de la jouissance. »

Walter Benjamin, “L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”.

Pascal Bély – Le Tadorne

"Les idiots" de Kirill Serebrennikov et "Andreas" de Jonathan Châtel ont été joué au Festival d'Avignon 2015.
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Avignon 2015- Tadeusz Kantor, dans les bas-fonds du Festival.

Depuis dix ans, les expositions sont une opportunité pour la direction du Festival d’Avignon de proposer un espace durable dans le temps, où les spectateurs s’autorisent des liens avec la programmation théâtrale et chorégraphique. Je me souviens encore de la force de l’exposition de Sophie Calle dédiée à sa mère, de la performance orchestrée par Tino Seghal avec des chercheurs de tous horizons, ou du choc d’être humains noirs exposés au regard du public par Brett Bailey avec “Exhibit B“.

Cette année, l’exposition « La nef des images » consacrée à l’histoire audiovisuelle du festival et celle  célébrant le 100e anniversaire de la naissance de Tadeusz Kantor sont choquantes à plus d’un titre. Des liens s’opèrent avec la « direction » que prend le Festival. Une lettre très personnelle est adressée à Olivier Py, son directeur, d’autant plus que celui-ci multiplie les apparitions médiatiques pour livrer sa pensée sans que finalement personne ne lui réponde. Alexis Magenham, spectateur et lecteur du Tadorne, lui écrit une lettre…

Il convient de lire cette lettre en ayant écouté préalablement l’interview d’Olivier Py au journal “Le Monde“.

Olivier Py : ” Je ne lis par les critiques” par lemondefr
“Qu’il est difficile d’écrire en ce mois de juillet 2015 à Avignon face à Olivier Py, moins directeur qu’opérateur artistique d’un relâchement d’épaules. Cela commence à la lecture de la programmation…tiens Olivier est l’artiste associé, comme l’an passé, avec pas moins de trois spectacles. Et à côté ? À côté, rien ne bouge véritablement puisque « je suis l’autre » (titre de l’édito d’Olivier pour présenter l’édition 2015), échec d’une volonté arriviste d’assoir l’altruisme au sein du festival, plutôt un aveu, celui qu’Olivier se pense à chaque instant, en chaque lieu, en chaque personne et personnage, « je suis l’autre ». Alors oui, cela bouge finalement puisque cela se replie vers sa personne, comme une armée en déconfiture qui bouge vers son état-major. Et parce que « je suis l’autre », je suis l’artiste du sommet, de l’origine, je suis l’autre Vilar.

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Je suis là, l’artiste est revenu, je le signifie en parlant Vilar à l’excès, l’exposition de la Maison Vilar est une trajectoire de l’origine à moi, je veux que l’on me confonde avec ce corps originel, je suis lui, je suis le père. « La nef d’images » à l’Église des Célestins est un programme de captations filmées des éditions précédentes du Festival. Elle porte Vilar presque seul, tandis que les spectateurs se relaxent dans des transats, buvette en soutien et librairie en ressource. Le tout fait centre commercial culturel et vient illustrer à merveille que « c’est la politique qui est dans la culture » (dixit Olivier dans l’interview donnée au Monde).
Olivier est Hamlet qui aurait dit oui à son père, cette chose qui est revenue, oui à la vengeance, oui au sang, oui à l’héritage d’un obscurantisme moyenâgeux.
Là où Hamlet véritable recule face au père salaud et se met à PENSER, il se creuse la tête et oppose à ce père/oncle la poésie de la folie, c’est-à-dire le langage de l’autre, la danse de l’autre.

Dommage pour toi Olivier car  le metteur en scène Tadeusz Kantor aurait eu 100 ans en 2015, cela tombe bien, car le titre de son dernier spectacle était « aujourd’hui c’est mon anniversaire »…Olivier ne peut pas l’ignorer, il est obligé de faire un cadeau, il concède l’exposition « les origines Wielopole Wielopole les origines », mais ce cadeau est une mascarade : des photographies auxquelles on aurait volé toutes les légendes, exposées au sous-sol de l’Hôtel la Mirande, à côté des cuisines. À croire qu’Olivier ne veut pas se retrouver dans cet autre Kantor, cet autre qui pense à tel point qu’il est l’origine de tout le théâtre qui pense aujourd’hui, oui, aujourd’hui c’est l’anniversaire de Claude Régy, c’est l’anniversaire de Roméo Castellucci, celui d’Angelica Liddell, de Pippo Delbono, de Gisèle Vienne…
On va passer une bonne soirée sans toi Olivier qui ne fête rien, mais qui évacue, tu tires la chasse, voilà le “Roi Lear, 2h30 d’évacuations à la Cour d’Honneur, serais-tu malade Olivier ? Toi qui te torches avec le silence de Cordélia, tu réduis au silence celle qui, lorsque “Lear is in Town” (Ludovic Lagarde, Avignon 2013), se rase la tête pour se confondre en pauvre Tom et rester avec son père sur la lande de l’espace sous l’ombre du monolithe.
Mais tu vas plus loin, en faisant de Cordélia une danseuse étoile absente, poupée d’un autre âge, car tu avoues qu’il t’est impossible de penser la danse comme langage.
Tu aurais pu te contenter de faire taire Cordélia, non, il a fallu que tu en fasses une danseuse pour ignorer son langage à elle jusqu’à placarder son silence au mur.
Olivier, tu es une machine de guerre, tu évacues tout, tu casses, tu détruis jusqu’à l’autre.

Mais fais gaffe, Olivier, fait gaffe parce qu’aujourd’hui devine quoi ? Aujourd’hui, c’est mon anniversaire.”
Alexis Magenham, 10/07/15

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AUTOUR DE MONTPELLIER FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avignon 2015- Madame rêve…

Et si Avignon m’était conté ? Je n’y suis pas cette année…mais…

Madame rêve… De merveilleux…d’énergie qui entrainerait tout sur son passage pour que nos sens soient excités au plus haut point.

Madame rêve…Dans un premier cycle du sommeil, celle de la phase d’endormissement où ma conscience reste en veille, je rencontrerais Phia Menard et sa dernière création «Belle d’hier». Une pièce où d’un bloc, sorte de lingot Factory de Warhol, recouvert de matière brillante, émerge un laboratoire glacial. On y extrait des fantômes pétrifiés, comme dans la légende où des moines avaient été transformés en pierre pour avoir osé regarder des femmes.

Ces christs encapuchonnés se délitent tout comme les valeurs religieuses de nos jours. Les dogmes s’écroulent et la révolte gronde. Un grand nettoyage s’opère, pour laver toute cette saleté qui nous envahit. Cela nécessite des efforts. Les tissus sont foulés aussi énergiquement que les raisins lors des vendanges. Nous avons à extraire un nouveau jus, plus vif, plus savoureux, sans rester derrière un rideau qui occulte la réalité. La volonté engagée pousse jusqu’à la folie, car tout renouveau fait basculer dans l’inconnu. Un bruit assourdissant nous envahit et vient à bout de ma fatigue.

Madame rêve…J’entame une sieste plus profonde dans cet été torride. J’entre dans un sommeil réparateur. Avignon, ville de festival international, pourrait nous entrainer vers la création belge. « En avant marche ! » d’Alain Platel et de Frank Van Laecke m’accueille.

Un ange noir y déploie ses ailes cymbales. Les vibrations cinglantes sortent de ces disques dorés. De cet éclat exulte ses maux. Ses cordes vocales sont anesthésiées d’avoir trop longtemps usé ses mots d’amour, et de luttes. La maladie a tétanisé son organe, son souffle lui manque, son trombone, porte voix est au repos, réduit au silence.

Il s’économise en nous délivrant ses langues multiples. Il a le timbre d’ un parrain, patriarche qui détient le pouvoir, le savoir, mais il n’est pas celui qui écrase son entourage. Il est libre et aimant. Son corps est à l’image du poids de ses émotions, de ses expériences vécues. De façon régulière, il a besoin de se ressourcer en s’allongeant pour puiser une part de rêve dans un sommeil de bébé, où il serre contre lui son instrument objet transitionnel, « Ours à vent ou à percussion » suivant ses humeurs.

Il soulève son corps massif et évolue joyeusement autour des autres musiciens. Artistes, facteur, fleuriste et ingénieur se retrouvent tous à la même enseigne. La puissance d’un collectif pluriel. Les femmes sont des majorettes, au corps débordant de séduction et de dextérité. L’une boit les paroles de celui qu’elle aime, l’autre plus volage, préfère être l’objet du désir d’un des jeunes acrobates. On s’aime profondément, ou pour le plaisir. Il a besoin de lâcher prise. Pour cela son corps s’accorde à celui d’un jeune athlète aux accents slaves. Leur danse est celle de l’Europe, entre Français, Flamands, Wallons, Anglais. Tous ils se croisent, entrelacées de phrases cultes de chansons » Putain, putain, nous sommes tous des Européens ». Cette fanfare à l’élégance surannée dans ses martingales, habits de représentation, est gainée comme des soldats de plomb.

Ils apparaissent et disparaissent dans le décor. Nous sommes bien loin de la Cour du Palais des Papes, et pourtant un sentiment de déjà vu. Un vaisseau de rouille à l’oeil nu, qui quand on se rapproche, est un tulle tendu de couleur rousse. Ce qui nous apparaît comme imposant et usé n’est finalement qu’une fine matière transparente. D’où la nécessité de prendre le temps de regarder et de découvrir, et de ne pas se laisser aveugler et impressionner.

Nous sommes accueillis par un roi qui relie toutes ces femmes libres dans leur corps, et ses hommes dans tous leurs états artistiques. Leurs rythmes, leurs chants, leurs langues sont universels et nous accompagnent dans cette énergie collective jusqu’à la fin. Des sursauts nous font tressaillir et révèlent l’esthétique de l’homme où qu’il soit.

Madame rêve…Je continue ma nuit Avignonaise dans un sommeil paradoxal, agité, celui des rêves…

Maguy Marin nous y attend. Avec “BIT“, elle nous entraine dans une farandole, digne de celle de Zorba le Grec. Petite espagnole, elle part de ses origines pour nous interpeller. Elle cherche à mettre en jeu le lien populaire, celui dont nous sommes tous pétris. Mais des pentes nous cernent. Perspectives ou descentes ? Les ascensions sont difficiles, les descentes ludiques. Après l’allégresse, elle met une ombre au tableau. Méfiance…Tout peut si vite basculer dans l’horreur. Le monstrueux apparaît. Celui qu’on ne supsconnait pas quelques minutes auparavant.

La parité est représentée, mais la gente féminine se fait encore «  niquer ». Faibles femmes impuissantes, elles réduiront pourtant leurs agresseurs en vulgaires cloportes qui jouent aux combats de coqs.

Un déferlement de souffrances se repend. La religion se couvre aussi de capuchons pour voiler ses exactions. Ils sont sans visage, tantôt bourreaux, tantôt observateurs voyeurs.

Mais la vie continue avec ses hauts et ses bas. Les fils se déroulent des quenouilles, se tendent, sans jamais se rompre. La musique nous percute jusqu’à soulever nos diaphragmes en rythme. Nous retrouvons la sensation de respirer dans un second souffle. Notre corps prend le pouvoir sans le savoir, en « Bit ».

Le « Py »(re) est passé, et on peut retrouver à nouveau la joie de vivre, en cherchant encore et toujours à se relier et à créer des moments de grâce. Pour cela les prises de risque sont nécessaires. Osons sauter dans le vide ! Et après ?…Le réveil sonne.

Nous sommes à Avignon. Ce n’était qu’un rêve. Pas de Platel, pas de Phia, Pas de Maguy…

Kristian Lupa a ouvert la danse sur le pont d’Avignon, alors tentons de continuer d’avancer dans ce festival tout en sachant qu’au bout le pont est coupé et que la fête va bientôt finir.

Sylvie Lefrère – Tadorne

Phia Ménard, "Belle d'hier" au Festival Montpellier Danse les 26 et 27 juin 2015.
Alain Plater et Frank Van Laecke au Printemps des Comédiens de Montpellier les 22 et 23 juin 2015.
Maguy Marin, "Bit" à Montpellier Danse les 7 et 8 juillet 2015.
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FESTIVAL D'AVIGNON

Avignon 2015 – Le Roi Py(re)

Pour la première fois depuis des années, j’assiste au début du Festival d’Avignon de loin, sans prendre part aux spectacles et à la ville. Cette mise à distance permet d’observer l’étrange concomitance de ce qui s’y joue et de ce qu’il est convenu d’appeler la «crise Grecque» ou plus globalement de l’Europe. Ces champs magnétiques apparaissent alors dans toute leur complexité et se superposent : Avignon-Athènes, Olivier Py (directeur du Festival d’Avignon) – Le Roi Lear (la dernière création du directeur)- François Hollande, donnent à voir un même processus de dislocation, qui interroge de façon radicale les liens entre vision et pouvoir.

Nous sommes aujourd’hui le 7 juillet, date stratégique : trois jours après le début du Festival (et de la première dans la Cour d’Honneur du Roi Lear), sur-lendemain du « non » au référendum grec, et journée qualifiée de « décisive » qui donnera lieu à un sommet européen sur l’avenir de la Grèce dans la zone euro. Ces évènements tissent un réseau de correspondances qui nous enchevêtrent tous.

Olivier Py préside au Festival d’Avignon pour la 2e année consécutive. L’an dernier, nous étions quelques-uns à déplorer la privatisation du Festival à son usage personnel. En faisant disparaître la fonction d’artiste associé (chère au tadem précédent, Archambault – Baudriller) à son profit, il indiquait de fait aux spectateurs qu’il serait davantage qu’un simple programmateur de Festival. Hélas, ni la programmation, ni ses propres pièces proposées n’étaient en mesure de satisfaire des festivaliers habitués aux fulgurances d’Angelica Liddell, Christoph Marthaler, Roméo Castellucci, etc.

L’imposture se dissimulait mal derrière la couverture médiatique hors-norme, petit monde qui croyait trouver en Py l’héritier de Jean Vilar et de René Char. C’était oublier qu’il ne tenait son poste que par l’entremise d’un savant jeu de rôle et d’une connivence toute sarkoziste.

Cette année, Olivier Py poursuit la même démarche : de nouveau, trois pièces proposées dont une dans la Cour d’Honneur, Le Roi Lear (qu’il traduit et met en scène). Ce sera d’ailleurs la seule oeuvre de théâtre dans ce lieu mythique. En un mot, Py se prolonge en Lear. Lear, ce roi vieillissant qui, au seuil de sa vie, convoque ses trois filles pour interroger l’affection qu’elles lui portent : plus elles l’expriment, plus il leur attribuera une part importante du royaume. Plus son orgueil et sa folie seront flattés, plus il sombrera dans la folie et le pouvoir s’affaissera. Lear est un dirigeant politique d’une grande modernité : il substitue les affects au rationnel, l’ego au collectif, ne cherchant ainsi que complaisance et narcissisme dans des relations de miroir. Il pourrait donc parfaitement être à la tête du Festival d’Avignon…

Cordélia, elle, est spectatrice de cette triste parade. Son refus des faux-semblants lui vaut d’être chassée du royaume pour sa franchise : « il me manque lart volubile et mielleux / de parler sans avoir le besoin dagir. » Cordélia ne dissocie jamais la parole et l’action. Elle observe, pense, agit, et métaphorise à merveille la figure d’une spectatrice du Festival d’Avignon, assistant, consternée, à la dislocation du territoire, à sa transformation en lieu de pouvoir. Elle seule porte une vision ; Lear lui, perdra la vue, après avoir sombré dans la folie.

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En 2015, Cordélia est rendue muette dans la pièce de Py : tout un symbole. Inutile de s’attarder sur la traduction et la mise en scène grand-guignol du Roi Lear par Py. La presse célèbre unanimement ce désastre (Cf. Le Monde, Libération, Rue 89). À force de postures, le royaume se fissure et le roi est nu. Reste son divertissement.

D’Avignon à Athènes, en passant par Paris, Berlin, des processus profonds semblent converger et faire sens. La question du maintien de la Grèce dans la zone euro atteint un point de non-retour, le « royaume européen » est à présent menacé de dislocation : Syriza en Grèce, mais aussi Podemos en Espagne et le Front National en France, en dépit de leurs divergences idéologiques, jouent sur les failles démocratiques d’une techno-structure européenne qui s’est peu à peu coupée des peuples.

La situation rappelle les tragédies grecques : aider la Grèce, c’est prendre le risque de financer à fond perdu un Etat en faillite et d’alimenter une fois encore le tonneau des danaïdes ; abandonner la Grèce, c’est tourner le dos aux principes et aux valeurs européennes, et faire courir un danger systémique sur toute la zone euro. Les deux solutions portent en germe un risque de dislocation, lié sans doute au défaut de construction de la zone euro : une monnaie unique sans pour autant d’intégration politique, c’est-à-dire fiscale, sociale, liée à des projets de grande ampleur. Il faudrait oser le mot de civilisation.

Les peuples ne peuvent plus se contenter de rustines, des mannes financières qui alimentent un système périmé : un saut dans l’inconnu va se produire.

Il manque à l’Europe une vision ; nous avons trop de Lear à sa tête ou dans les Etats, alors même qu’il faudrait écouter Cordélia : « Je sais ce que vous êtes » puis « Ô Dieux bienveillants, / Guérissez cette immense brèche dans sa nature malmenée ! / Réajustez les sens désaccordés et dissonants / De ce père torturé par ses enfants. » Lear n’est pas seulement à Avignon : Paris, Berlin, Athènes ?

Cordélia est inaudible, alors même qu’elle nous invite à retisser les liens du royaume, déchiqueté par des enfants avides de pouvoir et qui se prennent pour des rois. Dans tout ce fatras, certaines paroles passent inaperçues alors même qu’elles portent en elles les bases d’une re-fondation. L’interview accordée par Thomas Piketty au journal Le Monde propose cette vision d’un saut qualitatif vers une véritable intégration politique. Elle repose sur quelques principes-cadres : affirmation irréductible de l’appartenance de la Grèce à la zone euro, restructuration des dettes européennes, mutualisation des dettes européennes (toutes !) supérieures à 60%, nouvelle gouvernance démocratique, harmonisation fiscale et ciblage de la fiscalité sur les hauts revenus, financement de projets politiques, réajustement financier en faveur des jeunes générations, etc. Sans projet, sans vision, nous n’aurons que désolation et dislocation.

D’Avignon à Athènes, la crise contient en germes des processus de destruction autant que de re-fondation. Le théâtre, lui, porte cette conscience aiguë de son temps, telles ces paroles finales exprimées par Edgar : « Au fardeau de ce triste temps nous devons obéir, / Exprimer ce que nous sentons, non ce qu’il faudrait dire / Les plus vieux ont souffert le plus : nous les cadets / N’en verrons jamais tant, ni ne vivrons autant d’années ».

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

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Avignon 2015- Le splendide requiem de Krystian Lupa.

C’est le premier spectacle du Festival d’Avignon. À l’heure où le doute m’envahit, où mes questions essentielles (et existentielles !) sur comment penser autrement le rôle de la culture et de l’art trouvent si peu d’écho dans le cercle fermé des sachants, Krystian Lupa m’accueille avec « Des arbres à abattre » de Thomas Bernhard.

Alors que nous nous apprêtons à vivre 4h30 de théâtre polonais en pleine après-midi caniculaire, l’accueil pensé par Krystian Lupa prend tout son sens. En prenant place dix minutes avant le début du spectacle, il nous projette l’interview de Joana, celle qui « apprend aux artistes à marcher ». Entre deux silences, ses réponses me bouleversent : son art est une quête d’absolu. Le journaliste ne résiste pas très longtemps tant ses questions binaires sont prises dans le tourbillon d’une pensée, où dialoguerait psychanalyse et désir d’une utopie partagée. Je rêve d’entendre une telle parole aujourd’hui, où l’artiste évoquerait son art sans magnifier son égo. Avec Lupa, nous sommes à mille lieues de l’accueil autoritaire que nous avait réservé l’an dernier Claude Regy qui exigeait de nous le silence le plus absolu en entrant dans la salle…

Le décor se dévoile. Les époux Auersberger préparent un «dîner artistique» en l’honneur d’un vieux comédien du Théâtre National qui donne ce soir la première du « Canard Sauvage ». Thomas, le narrateur, se tient tantôt à l’écart (à l’image d’un psychanalyste assis sur son fauteuil écoutant les névroses d’un entre-soi mortifère), tantôt à l’intérieur de ce huit clos étoufant réunissant l’intelligencia autrichienne. Mais un événement vient dérégler la mécanique de ce dîner : tous reviennent de l’enterrement de Joanna, qui s’est pendu quelques jours auparavant. Ecrivains, chanteurs, acteurs se bousculent pour assister au diner, presque en boitant….

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Treize comédiens vont ainsi offrir au public d’Avignon ce que le théâtre peut donner de meilleur. Il faut être un très grand metteur en scène pour oser un jeu polysémique où notre regard circule entre un ici et maintenant, un ici et un avant (une vidéo filme le jour de l’enterrement), un ici et un ailleurs (Thomas et Johana se retrouvent nus pour un requiem à deux voix sur l’art). À ce triple jeu, s’ajoute la voix off de Thomas évoquant ce bal de faux semblants et Krystian Lupa lui-même qui, assis sagement au premier étage de la salle, micro à la main, laisse échapper ses rires et d’étranges sons, comme pour nous alerter de l’impensé de ce huit clos. Lupa orchestre son art total où les mouvements de la caméra vidéo épousent la psychologie complexe des protagonistes ; où la musique (dont le célèbre Bolléro de Ravel) nourrit un requiem théâtral en hommage à tous ceux qui n’en sont pas revenus ; où les corps sont si textuels que les surtitrages sont des notations du mouvement. Lupa donne à son art polysémique tout le temps qu’il lui faut pour se déployer, tout en nous invitant à devenir des écoutants, où notre empathie fraye son chemin dans cet entre-soi où rien ne peut le pénétrer. Lupa nous donne les clefs pour le comprendre, tout en mettant en scène ce que nous aurions peut-être perdu de vue : notre relation à l’art est-elle cette quête d’absolu incarnée par Joana (sinon, pourquoi serions-nous là, dans cette salle ?)

En ce tout début de Festival, Lupa m’accueille, jusqu’à réparer mon identité de blogueur, de spectateur critique qui a eu à souffrir de l’entre-soi culturel français et de ces huit clos qui font et défont les réputations, qui ne pensent plus l’art, mais la façon de faire réseau pour hiérarchiser les bons et les mauvais. Avec Lupa, l’entre-soi est une esthétique de l’effondrement où les corps s’affaissent, mais parviennent encore à réagir au Boléro de Ravel pour s’y abandonner. Lupa transforme cet effondrement en une quête absolu, d’un amour de l’art à mort. Cet entre-soi est ce lieu étroit où la représentation de l’art se violente, où l’art d’en vivre conduit vers l’art d’en finir. C’est un entre-soi où le peuple aimant n’entre pas, à l’image de la bonne qui finit par divaguer tel un fantôme.

L’ami de Johanna est bien seul au milieu de cette forêt d’arbres abattus. Sa douleur le maintient droit, mais il quittera la soirée pour ne pas laisser aspirer par la puissance de n’en rien dire. Cet ami résonne avec le désarroi que j’éprouve à l’égard de cette micro société qui ne fait plus société.

Je hais l’entre-soi et tous les diners artistiques, mais Lupa m’accueille pour ne plus en souffrir.

Lupa m’accueille et je vous l’écris : Joana est revenue.

Pascal Bély – Le Tadorne

"Des arbres à abattre" d'après Thomas Bernhard; Adaptation et mise en scène de Krystian  Lupa au Festival d'Avignon du 4 au 8 juillet 2015.
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Avignon 2015 – D’Avignon, les résultats du référendum grec.

Et si vu du Festival d’Avignon, nous envisagions le scénario d’une tragédie grecque et sa mise en scène sur le plateau de la Cour du Déshonneur ?

Car pendant que la Ministre de la Culture, Fleur Pellerin, s’apprête à 19h à répondre aux sirènes de la communication et de la vacuité en inaugurant la plaque provisoire de « la rue du Village du OFF » à Avignon, un scénario se met en place, dans le pays où le théâtre et la démocratie sont nés.

Aujourd’hui, d’Avignon, renouons avec nos classiques grecs…

50,1% pour le non, 49,9% pour le “oui”.

Le scrutin est contesté par les partisans du “oui” qui dénoncent des fraudes massives et appellent à des manifestations dès lundi. Celles-ci dégénèrent en violences. Alexis Tsipras n’est pas en mesure de prouver que le scrutin n’est pas entaché d’irrégularités, mais il s’en fout, il est “de gauche”, “démocrate”, aux yeux des opinions publiques européennes qui ne remarquent même plus qu’il est félicité par Poutine et Marine Le Pen qui annonce qu’elle fera de même en 2017.

Il assure avoir la légitimité populaire pour renégocier et changer l’Europe, tout en sachant que c’est faux, car l’écart entre “oui” et “non” est insuffisant. La situation de blocage perdure : Merkel considère ce vote comme irrégulier et refuse de renégocier. Les jours passent. Le peuple grec est asphyxié. La tension monte, personne ne sait ce qui va se passer.

C’est précisément à ce moment historique là que François Hollande, prenant enfin la mesure de la situation, décide de faire cette chose inouïe : rien.

C’est à ce moment précis où Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, décide de changer l’en tête de l’éditorial du programme : de « Je suis l’autre » à « l’autre je est grec ».

Pascal Bély – Sylvain Saint Pierre – Tadornes