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Avignon 2015- Tadeusz Kantor, dans les bas-fonds du Festival.

Depuis dix ans, les expositions sont une opportunité pour la direction du Festival d’Avignon de proposer un espace durable dans le temps, où les spectateurs s’autorisent des liens avec la programmation théâtrale et chorégraphique. Je me souviens encore de la force de l’exposition de Sophie Calle dédiée à sa mère, de la performance orchestrée par Tino Seghal avec des chercheurs de tous horizons, ou du choc d’être humains noirs exposés au regard du public par Brett Bailey avec “Exhibit B“.

Cette année, l’exposition « La nef des images » consacrée à l’histoire audiovisuelle du festival et celle  célébrant le 100e anniversaire de la naissance de Tadeusz Kantor sont choquantes à plus d’un titre. Des liens s’opèrent avec la « direction » que prend le Festival. Une lettre très personnelle est adressée à Olivier Py, son directeur, d’autant plus que celui-ci multiplie les apparitions médiatiques pour livrer sa pensée sans que finalement personne ne lui réponde. Alexis Magenham, spectateur et lecteur du Tadorne, lui écrit une lettre…

Il convient de lire cette lettre en ayant écouté préalablement l’interview d’Olivier Py au journal “Le Monde“.

Olivier Py : ” Je ne lis par les critiques” par lemondefr
“Qu’il est difficile d’écrire en ce mois de juillet 2015 à Avignon face à Olivier Py, moins directeur qu’opérateur artistique d’un relâchement d’épaules. Cela commence à la lecture de la programmation…tiens Olivier est l’artiste associé, comme l’an passé, avec pas moins de trois spectacles. Et à côté ? À côté, rien ne bouge véritablement puisque « je suis l’autre » (titre de l’édito d’Olivier pour présenter l’édition 2015), échec d’une volonté arriviste d’assoir l’altruisme au sein du festival, plutôt un aveu, celui qu’Olivier se pense à chaque instant, en chaque lieu, en chaque personne et personnage, « je suis l’autre ». Alors oui, cela bouge finalement puisque cela se replie vers sa personne, comme une armée en déconfiture qui bouge vers son état-major. Et parce que « je suis l’autre », je suis l’artiste du sommet, de l’origine, je suis l’autre Vilar.

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Je suis là, l’artiste est revenu, je le signifie en parlant Vilar à l’excès, l’exposition de la Maison Vilar est une trajectoire de l’origine à moi, je veux que l’on me confonde avec ce corps originel, je suis lui, je suis le père. « La nef d’images » à l’Église des Célestins est un programme de captations filmées des éditions précédentes du Festival. Elle porte Vilar presque seul, tandis que les spectateurs se relaxent dans des transats, buvette en soutien et librairie en ressource. Le tout fait centre commercial culturel et vient illustrer à merveille que « c’est la politique qui est dans la culture » (dixit Olivier dans l’interview donnée au Monde).
Olivier est Hamlet qui aurait dit oui à son père, cette chose qui est revenue, oui à la vengeance, oui au sang, oui à l’héritage d’un obscurantisme moyenâgeux.
Là où Hamlet véritable recule face au père salaud et se met à PENSER, il se creuse la tête et oppose à ce père/oncle la poésie de la folie, c’est-à-dire le langage de l’autre, la danse de l’autre.

Dommage pour toi Olivier car  le metteur en scène Tadeusz Kantor aurait eu 100 ans en 2015, cela tombe bien, car le titre de son dernier spectacle était « aujourd’hui c’est mon anniversaire »…Olivier ne peut pas l’ignorer, il est obligé de faire un cadeau, il concède l’exposition « les origines Wielopole Wielopole les origines », mais ce cadeau est une mascarade : des photographies auxquelles on aurait volé toutes les légendes, exposées au sous-sol de l’Hôtel la Mirande, à côté des cuisines. À croire qu’Olivier ne veut pas se retrouver dans cet autre Kantor, cet autre qui pense à tel point qu’il est l’origine de tout le théâtre qui pense aujourd’hui, oui, aujourd’hui c’est l’anniversaire de Claude Régy, c’est l’anniversaire de Roméo Castellucci, celui d’Angelica Liddell, de Pippo Delbono, de Gisèle Vienne…
On va passer une bonne soirée sans toi Olivier qui ne fête rien, mais qui évacue, tu tires la chasse, voilà le “Roi Lear, 2h30 d’évacuations à la Cour d’Honneur, serais-tu malade Olivier ? Toi qui te torches avec le silence de Cordélia, tu réduis au silence celle qui, lorsque “Lear is in Town” (Ludovic Lagarde, Avignon 2013), se rase la tête pour se confondre en pauvre Tom et rester avec son père sur la lande de l’espace sous l’ombre du monolithe.
Mais tu vas plus loin, en faisant de Cordélia une danseuse étoile absente, poupée d’un autre âge, car tu avoues qu’il t’est impossible de penser la danse comme langage.
Tu aurais pu te contenter de faire taire Cordélia, non, il a fallu que tu en fasses une danseuse pour ignorer son langage à elle jusqu’à placarder son silence au mur.
Olivier, tu es une machine de guerre, tu évacues tout, tu casses, tu détruis jusqu’à l’autre.

Mais fais gaffe, Olivier, fait gaffe parce qu’aujourd’hui devine quoi ? Aujourd’hui, c’est mon anniversaire.”
Alexis Magenham, 10/07/15

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AUTOUR DE MONTPELLIER FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avignon 2015- Madame rêve…

Et si Avignon m’était conté ? Je n’y suis pas cette année…mais…

Madame rêve… De merveilleux…d’énergie qui entrainerait tout sur son passage pour que nos sens soient excités au plus haut point.

Madame rêve…Dans un premier cycle du sommeil, celle de la phase d’endormissement où ma conscience reste en veille, je rencontrerais Phia Menard et sa dernière création «Belle d’hier». Une pièce où d’un bloc, sorte de lingot Factory de Warhol, recouvert de matière brillante, émerge un laboratoire glacial. On y extrait des fantômes pétrifiés, comme dans la légende où des moines avaient été transformés en pierre pour avoir osé regarder des femmes.

Ces christs encapuchonnés se délitent tout comme les valeurs religieuses de nos jours. Les dogmes s’écroulent et la révolte gronde. Un grand nettoyage s’opère, pour laver toute cette saleté qui nous envahit. Cela nécessite des efforts. Les tissus sont foulés aussi énergiquement que les raisins lors des vendanges. Nous avons à extraire un nouveau jus, plus vif, plus savoureux, sans rester derrière un rideau qui occulte la réalité. La volonté engagée pousse jusqu’à la folie, car tout renouveau fait basculer dans l’inconnu. Un bruit assourdissant nous envahit et vient à bout de ma fatigue.

Madame rêve…J’entame une sieste plus profonde dans cet été torride. J’entre dans un sommeil réparateur. Avignon, ville de festival international, pourrait nous entrainer vers la création belge. « En avant marche ! » d’Alain Platel et de Frank Van Laecke m’accueille.

Un ange noir y déploie ses ailes cymbales. Les vibrations cinglantes sortent de ces disques dorés. De cet éclat exulte ses maux. Ses cordes vocales sont anesthésiées d’avoir trop longtemps usé ses mots d’amour, et de luttes. La maladie a tétanisé son organe, son souffle lui manque, son trombone, porte voix est au repos, réduit au silence.

Il s’économise en nous délivrant ses langues multiples. Il a le timbre d’ un parrain, patriarche qui détient le pouvoir, le savoir, mais il n’est pas celui qui écrase son entourage. Il est libre et aimant. Son corps est à l’image du poids de ses émotions, de ses expériences vécues. De façon régulière, il a besoin de se ressourcer en s’allongeant pour puiser une part de rêve dans un sommeil de bébé, où il serre contre lui son instrument objet transitionnel, « Ours à vent ou à percussion » suivant ses humeurs.

Il soulève son corps massif et évolue joyeusement autour des autres musiciens. Artistes, facteur, fleuriste et ingénieur se retrouvent tous à la même enseigne. La puissance d’un collectif pluriel. Les femmes sont des majorettes, au corps débordant de séduction et de dextérité. L’une boit les paroles de celui qu’elle aime, l’autre plus volage, préfère être l’objet du désir d’un des jeunes acrobates. On s’aime profondément, ou pour le plaisir. Il a besoin de lâcher prise. Pour cela son corps s’accorde à celui d’un jeune athlète aux accents slaves. Leur danse est celle de l’Europe, entre Français, Flamands, Wallons, Anglais. Tous ils se croisent, entrelacées de phrases cultes de chansons » Putain, putain, nous sommes tous des Européens ». Cette fanfare à l’élégance surannée dans ses martingales, habits de représentation, est gainée comme des soldats de plomb.

Ils apparaissent et disparaissent dans le décor. Nous sommes bien loin de la Cour du Palais des Papes, et pourtant un sentiment de déjà vu. Un vaisseau de rouille à l’oeil nu, qui quand on se rapproche, est un tulle tendu de couleur rousse. Ce qui nous apparaît comme imposant et usé n’est finalement qu’une fine matière transparente. D’où la nécessité de prendre le temps de regarder et de découvrir, et de ne pas se laisser aveugler et impressionner.

Nous sommes accueillis par un roi qui relie toutes ces femmes libres dans leur corps, et ses hommes dans tous leurs états artistiques. Leurs rythmes, leurs chants, leurs langues sont universels et nous accompagnent dans cette énergie collective jusqu’à la fin. Des sursauts nous font tressaillir et révèlent l’esthétique de l’homme où qu’il soit.

Madame rêve…Je continue ma nuit Avignonaise dans un sommeil paradoxal, agité, celui des rêves…

Maguy Marin nous y attend. Avec “BIT“, elle nous entraine dans une farandole, digne de celle de Zorba le Grec. Petite espagnole, elle part de ses origines pour nous interpeller. Elle cherche à mettre en jeu le lien populaire, celui dont nous sommes tous pétris. Mais des pentes nous cernent. Perspectives ou descentes ? Les ascensions sont difficiles, les descentes ludiques. Après l’allégresse, elle met une ombre au tableau. Méfiance…Tout peut si vite basculer dans l’horreur. Le monstrueux apparaît. Celui qu’on ne supsconnait pas quelques minutes auparavant.

La parité est représentée, mais la gente féminine se fait encore «  niquer ». Faibles femmes impuissantes, elles réduiront pourtant leurs agresseurs en vulgaires cloportes qui jouent aux combats de coqs.

Un déferlement de souffrances se repend. La religion se couvre aussi de capuchons pour voiler ses exactions. Ils sont sans visage, tantôt bourreaux, tantôt observateurs voyeurs.

Mais la vie continue avec ses hauts et ses bas. Les fils se déroulent des quenouilles, se tendent, sans jamais se rompre. La musique nous percute jusqu’à soulever nos diaphragmes en rythme. Nous retrouvons la sensation de respirer dans un second souffle. Notre corps prend le pouvoir sans le savoir, en « Bit ».

Le « Py »(re) est passé, et on peut retrouver à nouveau la joie de vivre, en cherchant encore et toujours à se relier et à créer des moments de grâce. Pour cela les prises de risque sont nécessaires. Osons sauter dans le vide ! Et après ?…Le réveil sonne.

Nous sommes à Avignon. Ce n’était qu’un rêve. Pas de Platel, pas de Phia, Pas de Maguy…

Kristian Lupa a ouvert la danse sur le pont d’Avignon, alors tentons de continuer d’avancer dans ce festival tout en sachant qu’au bout le pont est coupé et que la fête va bientôt finir.

Sylvie Lefrère – Tadorne

Phia Ménard, "Belle d'hier" au Festival Montpellier Danse les 26 et 27 juin 2015.
Alain Plater et Frank Van Laecke au Printemps des Comédiens de Montpellier les 22 et 23 juin 2015.
Maguy Marin, "Bit" à Montpellier Danse les 7 et 8 juillet 2015.
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FESTIVAL D'AVIGNON

Avignon 2015 – Le Roi Py(re)

Pour la première fois depuis des années, j’assiste au début du Festival d’Avignon de loin, sans prendre part aux spectacles et à la ville. Cette mise à distance permet d’observer l’étrange concomitance de ce qui s’y joue et de ce qu’il est convenu d’appeler la «crise Grecque» ou plus globalement de l’Europe. Ces champs magnétiques apparaissent alors dans toute leur complexité et se superposent : Avignon-Athènes, Olivier Py (directeur du Festival d’Avignon) – Le Roi Lear (la dernière création du directeur)- François Hollande, donnent à voir un même processus de dislocation, qui interroge de façon radicale les liens entre vision et pouvoir.

Nous sommes aujourd’hui le 7 juillet, date stratégique : trois jours après le début du Festival (et de la première dans la Cour d’Honneur du Roi Lear), sur-lendemain du « non » au référendum grec, et journée qualifiée de « décisive » qui donnera lieu à un sommet européen sur l’avenir de la Grèce dans la zone euro. Ces évènements tissent un réseau de correspondances qui nous enchevêtrent tous.

Olivier Py préside au Festival d’Avignon pour la 2e année consécutive. L’an dernier, nous étions quelques-uns à déplorer la privatisation du Festival à son usage personnel. En faisant disparaître la fonction d’artiste associé (chère au tadem précédent, Archambault – Baudriller) à son profit, il indiquait de fait aux spectateurs qu’il serait davantage qu’un simple programmateur de Festival. Hélas, ni la programmation, ni ses propres pièces proposées n’étaient en mesure de satisfaire des festivaliers habitués aux fulgurances d’Angelica Liddell, Christoph Marthaler, Roméo Castellucci, etc.

L’imposture se dissimulait mal derrière la couverture médiatique hors-norme, petit monde qui croyait trouver en Py l’héritier de Jean Vilar et de René Char. C’était oublier qu’il ne tenait son poste que par l’entremise d’un savant jeu de rôle et d’une connivence toute sarkoziste.

Cette année, Olivier Py poursuit la même démarche : de nouveau, trois pièces proposées dont une dans la Cour d’Honneur, Le Roi Lear (qu’il traduit et met en scène). Ce sera d’ailleurs la seule oeuvre de théâtre dans ce lieu mythique. En un mot, Py se prolonge en Lear. Lear, ce roi vieillissant qui, au seuil de sa vie, convoque ses trois filles pour interroger l’affection qu’elles lui portent : plus elles l’expriment, plus il leur attribuera une part importante du royaume. Plus son orgueil et sa folie seront flattés, plus il sombrera dans la folie et le pouvoir s’affaissera. Lear est un dirigeant politique d’une grande modernité : il substitue les affects au rationnel, l’ego au collectif, ne cherchant ainsi que complaisance et narcissisme dans des relations de miroir. Il pourrait donc parfaitement être à la tête du Festival d’Avignon…

Cordélia, elle, est spectatrice de cette triste parade. Son refus des faux-semblants lui vaut d’être chassée du royaume pour sa franchise : « il me manque lart volubile et mielleux / de parler sans avoir le besoin dagir. » Cordélia ne dissocie jamais la parole et l’action. Elle observe, pense, agit, et métaphorise à merveille la figure d’une spectatrice du Festival d’Avignon, assistant, consternée, à la dislocation du territoire, à sa transformation en lieu de pouvoir. Elle seule porte une vision ; Lear lui, perdra la vue, après avoir sombré dans la folie.

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En 2015, Cordélia est rendue muette dans la pièce de Py : tout un symbole. Inutile de s’attarder sur la traduction et la mise en scène grand-guignol du Roi Lear par Py. La presse célèbre unanimement ce désastre (Cf. Le Monde, Libération, Rue 89). À force de postures, le royaume se fissure et le roi est nu. Reste son divertissement.

D’Avignon à Athènes, en passant par Paris, Berlin, des processus profonds semblent converger et faire sens. La question du maintien de la Grèce dans la zone euro atteint un point de non-retour, le « royaume européen » est à présent menacé de dislocation : Syriza en Grèce, mais aussi Podemos en Espagne et le Front National en France, en dépit de leurs divergences idéologiques, jouent sur les failles démocratiques d’une techno-structure européenne qui s’est peu à peu coupée des peuples.

La situation rappelle les tragédies grecques : aider la Grèce, c’est prendre le risque de financer à fond perdu un Etat en faillite et d’alimenter une fois encore le tonneau des danaïdes ; abandonner la Grèce, c’est tourner le dos aux principes et aux valeurs européennes, et faire courir un danger systémique sur toute la zone euro. Les deux solutions portent en germe un risque de dislocation, lié sans doute au défaut de construction de la zone euro : une monnaie unique sans pour autant d’intégration politique, c’est-à-dire fiscale, sociale, liée à des projets de grande ampleur. Il faudrait oser le mot de civilisation.

Les peuples ne peuvent plus se contenter de rustines, des mannes financières qui alimentent un système périmé : un saut dans l’inconnu va se produire.

Il manque à l’Europe une vision ; nous avons trop de Lear à sa tête ou dans les Etats, alors même qu’il faudrait écouter Cordélia : « Je sais ce que vous êtes » puis « Ô Dieux bienveillants, / Guérissez cette immense brèche dans sa nature malmenée ! / Réajustez les sens désaccordés et dissonants / De ce père torturé par ses enfants. » Lear n’est pas seulement à Avignon : Paris, Berlin, Athènes ?

Cordélia est inaudible, alors même qu’elle nous invite à retisser les liens du royaume, déchiqueté par des enfants avides de pouvoir et qui se prennent pour des rois. Dans tout ce fatras, certaines paroles passent inaperçues alors même qu’elles portent en elles les bases d’une re-fondation. L’interview accordée par Thomas Piketty au journal Le Monde propose cette vision d’un saut qualitatif vers une véritable intégration politique. Elle repose sur quelques principes-cadres : affirmation irréductible de l’appartenance de la Grèce à la zone euro, restructuration des dettes européennes, mutualisation des dettes européennes (toutes !) supérieures à 60%, nouvelle gouvernance démocratique, harmonisation fiscale et ciblage de la fiscalité sur les hauts revenus, financement de projets politiques, réajustement financier en faveur des jeunes générations, etc. Sans projet, sans vision, nous n’aurons que désolation et dislocation.

D’Avignon à Athènes, la crise contient en germes des processus de destruction autant que de re-fondation. Le théâtre, lui, porte cette conscience aiguë de son temps, telles ces paroles finales exprimées par Edgar : « Au fardeau de ce triste temps nous devons obéir, / Exprimer ce que nous sentons, non ce qu’il faudrait dire / Les plus vieux ont souffert le plus : nous les cadets / N’en verrons jamais tant, ni ne vivrons autant d’années ».

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Avignon 2015- Le splendide requiem de Krystian Lupa.

C’est le premier spectacle du Festival d’Avignon. À l’heure où le doute m’envahit, où mes questions essentielles (et existentielles !) sur comment penser autrement le rôle de la culture et de l’art trouvent si peu d’écho dans le cercle fermé des sachants, Krystian Lupa m’accueille avec « Des arbres à abattre » de Thomas Bernhard.

Alors que nous nous apprêtons à vivre 4h30 de théâtre polonais en pleine après-midi caniculaire, l’accueil pensé par Krystian Lupa prend tout son sens. En prenant place dix minutes avant le début du spectacle, il nous projette l’interview de Joana, celle qui « apprend aux artistes à marcher ». Entre deux silences, ses réponses me bouleversent : son art est une quête d’absolu. Le journaliste ne résiste pas très longtemps tant ses questions binaires sont prises dans le tourbillon d’une pensée, où dialoguerait psychanalyse et désir d’une utopie partagée. Je rêve d’entendre une telle parole aujourd’hui, où l’artiste évoquerait son art sans magnifier son égo. Avec Lupa, nous sommes à mille lieues de l’accueil autoritaire que nous avait réservé l’an dernier Claude Regy qui exigeait de nous le silence le plus absolu en entrant dans la salle…

Le décor se dévoile. Les époux Auersberger préparent un «dîner artistique» en l’honneur d’un vieux comédien du Théâtre National qui donne ce soir la première du « Canard Sauvage ». Thomas, le narrateur, se tient tantôt à l’écart (à l’image d’un psychanalyste assis sur son fauteuil écoutant les névroses d’un entre-soi mortifère), tantôt à l’intérieur de ce huit clos étoufant réunissant l’intelligencia autrichienne. Mais un événement vient dérégler la mécanique de ce dîner : tous reviennent de l’enterrement de Joanna, qui s’est pendu quelques jours auparavant. Ecrivains, chanteurs, acteurs se bousculent pour assister au diner, presque en boitant….

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Treize comédiens vont ainsi offrir au public d’Avignon ce que le théâtre peut donner de meilleur. Il faut être un très grand metteur en scène pour oser un jeu polysémique où notre regard circule entre un ici et maintenant, un ici et un avant (une vidéo filme le jour de l’enterrement), un ici et un ailleurs (Thomas et Johana se retrouvent nus pour un requiem à deux voix sur l’art). À ce triple jeu, s’ajoute la voix off de Thomas évoquant ce bal de faux semblants et Krystian Lupa lui-même qui, assis sagement au premier étage de la salle, micro à la main, laisse échapper ses rires et d’étranges sons, comme pour nous alerter de l’impensé de ce huit clos. Lupa orchestre son art total où les mouvements de la caméra vidéo épousent la psychologie complexe des protagonistes ; où la musique (dont le célèbre Bolléro de Ravel) nourrit un requiem théâtral en hommage à tous ceux qui n’en sont pas revenus ; où les corps sont si textuels que les surtitrages sont des notations du mouvement. Lupa donne à son art polysémique tout le temps qu’il lui faut pour se déployer, tout en nous invitant à devenir des écoutants, où notre empathie fraye son chemin dans cet entre-soi où rien ne peut le pénétrer. Lupa nous donne les clefs pour le comprendre, tout en mettant en scène ce que nous aurions peut-être perdu de vue : notre relation à l’art est-elle cette quête d’absolu incarnée par Joana (sinon, pourquoi serions-nous là, dans cette salle ?)

En ce tout début de Festival, Lupa m’accueille, jusqu’à réparer mon identité de blogueur, de spectateur critique qui a eu à souffrir de l’entre-soi culturel français et de ces huit clos qui font et défont les réputations, qui ne pensent plus l’art, mais la façon de faire réseau pour hiérarchiser les bons et les mauvais. Avec Lupa, l’entre-soi est une esthétique de l’effondrement où les corps s’affaissent, mais parviennent encore à réagir au Boléro de Ravel pour s’y abandonner. Lupa transforme cet effondrement en une quête absolu, d’un amour de l’art à mort. Cet entre-soi est ce lieu étroit où la représentation de l’art se violente, où l’art d’en vivre conduit vers l’art d’en finir. C’est un entre-soi où le peuple aimant n’entre pas, à l’image de la bonne qui finit par divaguer tel un fantôme.

L’ami de Johanna est bien seul au milieu de cette forêt d’arbres abattus. Sa douleur le maintient droit, mais il quittera la soirée pour ne pas laisser aspirer par la puissance de n’en rien dire. Cet ami résonne avec le désarroi que j’éprouve à l’égard de cette micro société qui ne fait plus société.

Je hais l’entre-soi et tous les diners artistiques, mais Lupa m’accueille pour ne plus en souffrir.

Lupa m’accueille et je vous l’écris : Joana est revenue.

Pascal Bély – Le Tadorne

"Des arbres à abattre" d'après Thomas Bernhard; Adaptation et mise en scène de Krystian  Lupa au Festival d'Avignon du 4 au 8 juillet 2015.
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FESTIVAL D'AVIGNON

Avignon 2015 – D’Avignon, les résultats du référendum grec.

Et si vu du Festival d’Avignon, nous envisagions le scénario d’une tragédie grecque et sa mise en scène sur le plateau de la Cour du Déshonneur ?

Car pendant que la Ministre de la Culture, Fleur Pellerin, s’apprête à 19h à répondre aux sirènes de la communication et de la vacuité en inaugurant la plaque provisoire de « la rue du Village du OFF » à Avignon, un scénario se met en place, dans le pays où le théâtre et la démocratie sont nés.

Aujourd’hui, d’Avignon, renouons avec nos classiques grecs…

50,1% pour le non, 49,9% pour le “oui”.

Le scrutin est contesté par les partisans du “oui” qui dénoncent des fraudes massives et appellent à des manifestations dès lundi. Celles-ci dégénèrent en violences. Alexis Tsipras n’est pas en mesure de prouver que le scrutin n’est pas entaché d’irrégularités, mais il s’en fout, il est “de gauche”, “démocrate”, aux yeux des opinions publiques européennes qui ne remarquent même plus qu’il est félicité par Poutine et Marine Le Pen qui annonce qu’elle fera de même en 2017.

Il assure avoir la légitimité populaire pour renégocier et changer l’Europe, tout en sachant que c’est faux, car l’écart entre “oui” et “non” est insuffisant. La situation de blocage perdure : Merkel considère ce vote comme irrégulier et refuse de renégocier. Les jours passent. Le peuple grec est asphyxié. La tension monte, personne ne sait ce qui va se passer.

C’est précisément à ce moment historique là que François Hollande, prenant enfin la mesure de la situation, décide de faire cette chose inouïe : rien.

C’est à ce moment précis où Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, décide de changer l’en tête de l’éditorial du programme : de « Je suis l’autre » à « l’autre je est grec ».

Pascal Bély – Sylvain Saint Pierre – Tadornes

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FESTIVAL D'AVIGNON

Avignon 2015 – “Moi je”, l’autre et combien ça coûte…

Le Festival d’Avignon vient de commencer. Cette année point de rendez-vous avec les spectateurs dans le cadre des « Offinités », espace critique interactif et créatif que nous avons créés en 2009 pour le OFF. Nous « autres », les spectateurs, sommes priés de consommer et le Tadorne de penser ailleurs…

Cette année, point d’ambition dans la programmation du In, où l’omniprésence d’Olivier Py et l’absence d’une vision sur le rôle du Festival, laisse présager une édition molle, égocentrée, d’autant plus que le festival connait une baisse de ses subventions entraînant la suppression de deux journées de spectacles.

Olivier Py s’est dernièrement répandu dans les médias pour protester. Nous ne savons rien des motivations qui poussent les collectivités locales à diminuer leur contribution. Depuis six mois, aucune prise de position dans le milieu culturel ne vient faire politique. On se contente de réclamer sa subvention. Les mêmes qui saluaient une étude conjointe du Ministère de la Culture et de l’Économie sur l’importance du secteur culturel dans l’économie du pays s’étonnent que cette vision cloisonnée se retourne contre eux. Les processus des politiques culturelles transforment l’art en marchandise, réduisent la pensée en incantation à bien penser à l’image de la trouvaille d’Olivier Py qui, avec « je suis l’autre », nous fait la leçon : « C’est comme cela la culture commence, mais aussi la conscience politique ». « Je suis l’autre »…ou comment redéfinir l’altérité pour légitimer son pouvoir sur nos consciences…

Cette année, point d’intermittents en lutte…Et pourtant. C’est maintenant qu’il faudrait faire du bruit, provoquer des agoras. Mais le dépassement des revendications catégorielles pour penser la politique n’est pas dans notre culture, car nous ne travaillons pas suffisamment les processus transversaux au cœur de la pensée complexe. Nous restons vissés à des approches binaires enfermées dans les visions égocentrées des politiques culturelles et démissionnons face au diktat du chiffre, du quantitatif.

Inutile de compter sur la presse institutionnelle pour ouvrir des perspectives. Le dernier article de Rosita Boisseau dans l’édition du Monde consacrée au Festival m’a sidéré. Autour du merveilleux spectacle du chorégraphe Philippe Lafeuille programmé au OFF (“Tutu), la journaliste évoque les affres de la production en Avignon. Quasiment rien sur le propos artistique. Ce serait un article pour Les Échos que je ne trouverais rien à redire. Ici, l’artiste n’est qu’une variable d’ajustement d’enjeux économiques. Pas une ligne sur la visée politique de «Tutu». Rosita Boisseau nous prend à témoin des dessous d’une production privée qui en aucun cas n’interrogent notre positionnement de spectateur et de citoyen. Pour cela, elle aurait dû s’intéresser aux modes de fabrication du In, certes moins visibles, mais qui questionnent les processus d’élaboration d’une politique culturelle. Mais le clivage entre le OFF et le IN ne l’autorise pas à penser autrement : au OFF l’économie du spectacle vivant, au IN la noblesse de la culture à la française ! Rosita Boisseau glisse vers le journalisme économique et valide ainsi les stratégies politiques et managériales qui nous éloignent de ce qui nous regarde vraiment : pour quoi «Tutu» en Avignon, comment Olivier Py fait sa politique contre la politique, vers quoi aller pour repenser la place de l’art dans une société en mutation ?

Autant de questions qui me traversent en ce début de festival.Tandis que le paradigme quantitatif tourne à plein régime, « La maison brûle et nous regardons ailleurs » (déclaration de Jacques Chirac en 2002 au sommet de la terre de Johannesburg).

Le soleil brûle à Avignon. Regardons le théâtre et pensons l’ailleurs. Il est si proche et se rapproche.

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Dessin de Luz dans son dernier ouvrage, Catharsis.

Pascal Bély – Le Tadorne