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Avignon OFF 2015- “Tutu”de Philippe Lafeuille…et si la danse m’était contée?

Le Festival OFF d’Avignon va remettre le prix du public 2015 à  “Tutu”  de Philippe Lafeuille. Sylvie Lefrère revient sur cette oeuvre, vue en avant première à Marseille le 1er octobre 2014.

Pour ouvrir le bal de cette nouvelle saison, je n’ai pas hésité à faire l’aller et retour entre Montpellier et Marseille. La compagnie «Les Chicos Mambos», emmenés par Philippe Lafeuille,  fait son grand retour après «Méli-mélo», succès planétaire. Pour fêter ses 20 ans, elle m’a emporté dans une vague ! Après les intempéries d’il y a quelques jours, la scène de Klap, Maison pour la danse, va m’inonder de flots émotionnels. J’ai rangé ma robe de sirène pour la troquer avec celle en tulle.

Pour ce spectacle, la costumière Corinne Petitpierre a créé les plus beaux tutus que la danse n’ait jamais vu. Ils peuvent être une fine corolle scintillante, ou longs et ronds; en forme de chapeaux, de cygnes; des pompons, en plissé. Ce sont toutes les diversités d’enveloppes qui recouvrent le corps des danseurs. Le tutu en tulle, symbole de la danse, est aussi cette matière fine, transparente, perforée, comme les alvéoles d’une ruche. Le groupe de six danseurs (Anthony Couroyer, Loic Consalvo, Mikael Fau, Pierre-Emmanuel Langry, Julien Mercier, Alexis Ochin) symbolise nos abeilles nourricières, jeunes artisans faits de force et d’humour, magnifiquement célébrés par la  création lumière de Dominique Mabileau. Chacun laisse éclater sa singularité à travers ses muscles tendus, l’expression de son visage. Ils sont uniques et ils font corps, choeur de danseurs qui nous entrainent dans le mouvement de l’histoire de la danse.

Une succession de scène m’enthousiasme. Pour cette avant-première, le public est composé majoritairement de professionnels du spectacle : je le sens vibrer, à l’image d’un mouvement qui s’immisce entre les fines couches de tulle. Les spectateurs respirent de plaisir, laissent éclater librement leurs rires, jusqu’à saluer par leurs applaudissements les notes d’humour jubilatoires et culottées. « Tutu » célèbre la danse, art vivant qui montre depuis quelque temps un propos épuisé sur scène. Ici, les schémas esthétiques habituels explosent pour nous faire entrer dans un lâcher-prise libératoire. Philippe Lafeuille use de sa liberté d’expression sans se soucier de plaire, sans laisser la moindre place au consensus mou. Dans cette course effrénée, la danse se met dans tous ses états. Elle relie, croise, superpose toutes ses formes, classiques, internationales, temporelles, urbaines, sportives, sensationnelles. Elle nous touche dans ce que nous avons été, ce que nous sommes. Le futur s’accroche à l’énergie des danseurs.

«  Tutu » restera gravé dans ma mémoire, car au-delà d’une fresque de tous les états du geste, je traverse mon histoire de danse (adolescente,  le « Boléro» de Béjart m’a ouvert mes émotions dansées). Avec «Tutu», le végétal et l’animal rejoignent l’humain. Je me frotte contre l’ourson bienveillant, je caresse les cygnes omniprésents, je ressens la liberté de l’oiseau migrateur. Je frôle le dos musclé de l’ange qui nous tourne le dos pour mieux nous faire front. L’humour est palpable dans les moindres froufrous, mais il reste toujours sur une ligne fine, à la lisière du cabaret, sans jamais franchir la vulgarité et le déjà vu.

La danse n’est plus le monopole de l’esthétique féminin. Philippe Lafeuille est un chorégraphe qui bouleverse les codes, mélange les genres. Il ose et devient le magicien d’un jardin extraordinaire. Les références au passé valsent, tournent entre les âges et les modes . J’y observe ces corps d’hommes qui se transforment. La grâce des jeux de jambes dans un tango endiablé, qui se confondent  avec celles du rugbyman Néozélandais qui exprime une danse tribale pour se donner du courage et impressionner l’adversaire. Force et séduction deviennent poreuses jusque dans ses représentations les plus classiques. La part du féminin/ masculin est en chacun de nous et nous oscillons dans le paradoxe.

Le lendemain matin, me revient la sublime scène des bébés tutus, premiers corps dansants. Françoise Dolto disait « tout est langage». Philippe Lafeuille prolonge le propos : «tout est tutu…je tutu nous…tout est corps!». Je garde l’image finale des ces boules de tulles colorées déposées sur le plateau comme les cailloux du petit poucet pour éclairer un chemin. La musique du film de Wong Kar-Wai, «In the mood for love»,  flotte dans l’air et pulse le mouvement du cheminement.

« Tutu », c’est nos liens intimes à la danse.

C’est l’image d’une révolution éclatante.

Nous sommes en marche.

Pour une réévolution en tutu.

Sylvie Lefrère – Tadorne.

Photos: Michel Cavalca.

« Tutu » de Philippe Lafeuille. A Klap, Maison pour la Danse à Marseille, en avant-première le 1er octobre 2014 dans le cadre du festival « Questions de danse ».
 
En tournée dans toute la France en 2015-2016
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Avignon 2015- Tout est langage.

“Playtime” au Festival.

Depuis le début, le Festival d’Avignon 2015  fait vivre de nombreuses déceptions aux contributeurs du Tadorne : d’une façon générale et à quelques rares exceptions près (Krystian Lupa, Tiago Rodriguez), le Festival ne se montre ni à la hauteur des enjeux du monde contemporain, ni en mesure de développer des esthétiques fortes, originales, à même de marquer nos sensibilités.

Au moment de réserver pour “Forbidden di sporgersi” de Pierre Meunier et Marguerite Bordat, inspiré d’un travail dans un centre pour jeunes autistes en Bretagne avec l’une d’entre eux, surnommée Babouillec, je ne sais à quoi m’attendre. Je crains même le pire tant les collaborations entre des artistes et des personnes en situation de handicap sont devenues peu à peu des lieux communs, voir en particulier l’assimilation scandaleuse de trisomiques à des « idiots » dans la mise en scène des Idiots de Kirill Serebrennikov.

«Je ne prétends pas autre chose que montrer mon esprit» : cette phrase énoncée par Antonin Artaud dans LOmbilic des Limbes posait le problème de la mise en mot des mouvements de la conscience. On aurait pu le retrouver tel quel dans Forbidden, car comment articuler Babouillec absente de la scène et les comédiens, l’intime et le visible, la parole poétique et la représentation théâtrale, le discours prétendu « fou » et le langage littéraire, sans se heurter au mur de l’impossible ?

L’intelligence de la troupe qui gravite autour de Pierre Meunier et Marguerite Bordat est précisément de sortir de ce faux débat. Ce qui frappe, d’entrée, c’est le silence, conjugué à un sens de la durée qui permet au regard de se perdre dans la contemplation de l’espace. Celui-ci est tout aussi beau qu’énigmatique : sur fond noir, de grandes parois vitrées, quelque peu opaques, pendent du plafond ou sont posées à même le sol. On songe aux monolithes noirs de la chorégraphe Maguy Marin dans “Umwelt”, à la différence qu’en ce qui les concerne, elles sont souples, modulables et réfléchissent la lumière. A la fois signes de transparence et d’obstacle, ces faux murs ouvrent la porte de la représentation sous un mode ludique et délicat : on les déplace, on les fait tomber, on joue avec. Les quatre compagnons font eux, songer à l’univers de Jacques Tati : ce sont des Monsieur Hulot en mode scientifique. Ils forment une équipe soudée, curieuse, solidaire, qui ne cesse de s’émerveiller du monde qui l’entoure. J’y vois précisément la communauté qui fait défaut cette année à Avignon : une mondanité dans le sens plein et fort, celle qui manifeste le souci du monde, au contraire de ce qu’évoque le dernier article de Christine Angot.

Tout au long de la pièce, la troupe évite l’impasse qui consisterait à vouloir représenter sur scène la parole surplombante de Babouillec. Le monde des objets joue l’intermédiaire du tiers et permet d’échapper à l’opposition binaire du corps et de l’esprit. C’est précisément là que l’enchantement opère. Ces scientifiques délicats donnent à voir un univers en constante évolution. Des formes poétiques composées de matières inconscientes, imaginaires et fantasmagoriques. On danse avec des fils de fer, on escalade une antenne, on franchit des mobiles accrochés au plafond ! Le motif spiralé se décline en opéra de ventilateurs, en serpentins formés de rubans de signalisation qui se faufilent dans le vent ! On valorise ainsi ce qui ne tourne pas rond et libère l’inconscient.

Le théâtre devient l’au-delà du principe de réalité. Ces objets mutants incarnent la fusion du corps et de l’esprit, de la technique et de l’onirisme. Ce sont des objets de consommation spirituels en réponse au matérialisme contemporain. Et même si cette féérie côtoie en permanence un burlesque qui menace d’effondrement les édifices savamment construits, le conflit n’est jamais tragique, car il repose toujours sur un gag. Il y a, comme chez le metteur en scène suisse Christoph Marthaler, toute une métaphysique du gag : sa durée épouse les plis de l’existence, son imprévisibilité marque la vulnérabilité de la condition humaine, son humour est source d’humanisme et de bienveillance. Par conséquent, on rit beaucoup de ce qui angoisse : le vide, la solitude, le bruit, l’obscurité.

La représentation étire la durée, fait ressentir les processus d’agencement, de destruction et de recomposition. Ainsi, les mots poétiques de Babouillec n’échappent pas au parasitage, façon de signifier que nul ne peut s’isoler du sens commun. Mais le groupe fait corps pour leur permettre d’émerger, malgré les obstacles : « Je ne dois pas oublier que j’ai MA langue/ et je dois la parler à tout prix/sous peine d’être mort », écrivait Artaud.

Donner naissance à l’altérité et la maintenir en vie, voici un programme utopique pour un Festival à venir.

Sylvain Saint- Pierre – Tadorne.

 

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« Forbidden di sporgersi »  tente d’approcher théâtralement une pensée dite singulière et difficile, empreinte de liberté d’Hélène Nicolas, de son pseudonyme Babouillec, à côté duquel elle ajoute « autiste sans paroles ».

Sur le papier, le projet colle aux basques de Babouillec, une individualité qui, sur la scène, est difficilement repérable, voire n’apparait pas. Il y a la langue de Babouillec mais c’est une langue qui ne s’épanche pas dans la biographie, qui creuse plutôt ailleurs, dans une poésie ardue qui peut laisser sur le carreau.

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Sur la scène, les comédiens dressent des trajectoires pour les arrêter, ils tentent des langages pour les (voir se) briser : agencement de tôles en plastique qui s’échouent sans un son, dysfonction du lieu théâtral qui disjoncte, installation d’un carillon que l’on sature de son électrique… La dysfonction du lieu se fait à la première prise de parole : grésillement dans le micro, les plombs sautent, on fait venir le corps électrique du théâtre, un amas de câbles dans lequel l’un des comédiens disparait, avalé par la machine, et finalement la lumière revient, on range et on enchaîne.

Sur la scène, une répétition de dysfonctionnement.

Le mot « rien » finit par débarquer sur scène, pour être ensuite rejoint par d’autres lettres et former une installation qui s’écroule au sol ; le mot RIEN, celui-là même qui trônait tout en néon dans la Cour du Palais des Papes lors du “Roi Lear” d’Olivier Py. RIEN, comme un aveu qui se répète, celui de l’échec que l’on peut ressentir devant l’autre, à l’image de Cordélia qui dans “Le Roi Lear” est réduite au silence, elle ne parle pas, elle ne danse pas, rien.

Forbidden di sporgersi” se poursuit, les comédiens finissent par remettre en marche toutes leurs machines, par accumuler, pour que la scène s’autonomise et qu’ils puissent prendre du recul, pour qu’ils puissent nous rejoindre un peu et observer un petit monde qui s’affaire à sa façon.

Cette autonomie d’imaginaire industriel dure bien peu. Cette brièveté a pour effet de laisser le spectacle traiter d’un dysfonctionnement plutôt que d’un langage autre et particulier. C’est une approche qui me pose question. Il y a comme une impossibilité à expérimenter cette pensée « libre, fugueuse, hors limite ». Je suis devant un échec, un échec construit dans son approche et ses répétitions. Ces comédiens qui s’affairent à bidouiller avec curiosité vont jusqu’à amener un imaginaire de scientifiques qui restent empêchés devant ce qu’ils trouvent.

Suite à cette brève autonomie, le noir se fait puis se défait, les applaudissements commencent, Jean-François Pauvros (comédien musicien) va tranquillement éteindre son matériel alors que les autres discutent un peu, finalement les saluts et… finalement la venue sur la scène de Babouillec, l’absente de ce spectacle.

Alexis Magenham.

"Forbidden di sporgersi" de Pierre Meunier et Marguerite Bordat, au Festival d'Avignon jusqu'au 26 juillet 2015.
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Avignon OFF 2015- Angelica Liddell, l’empoissonneuse.

Il arrive que certains spectacles du Off s’engagent dans un propos des plus captivants. Angelica Liddell, absente depuis deux ans au Festival IN, nous revient par la petite porte du Théâtre Alyzé et retrouve son rang (celui d’une des plus grandes artistes européennes) servi par deux comédiens et un musicien dans « Et les poissons partirent combattre les hommes » de la Compagnie Maskantête.

On peine très vite à cataloguer ce spectacle (Danse ? Théâtre ?), tant la question esthétique paraît presque secondaire au regard de l’enjeu artistique: comment rendre compte de la responsabilité collective des Européens dans le drame des migrants qui meurent noyés en méditerranée ? Au texte percutant et saignant d’Angelica Liddell, répondent deux acteurs exceptionnels (Adrien Mauduit et Arnaud Agnel) qui, à corps perdu dans des draps de plastique, s’enchevêtrent, s’empêtrent, s’empêchent, se repêchent, se dépêchent. Nous sommes témoins d’une pêche miraculeuse de mots et de visions qui, prise dans les mailles d’un dialogue entre Monsieur LaPute et son alter ego, nous laisse sidérés. Le vieux continent, qui après avoir appâté les migrants comme de vulgaires poissons, les assassine peu à peu, par petits bateaux… Nos poissons grossissent à force d’ingurgiter les linceuls des migrants en même temps que nos peurs à l’égard de l’étranger prennent de l’embonpoint et structurent durablement les rapports sociaux. Nous devenons progressivement aveugles et indifférents jusqu’à nous réfugier dans une humanité crasse qui préfère protéger ses quelques acquis plutôt que de s’ouvrir pour se régénérer.

La mise en scène frappe où cela cogne : aux différentes langues qui dessinent la diversité ethnique se superpose un langage global sur les migrants, pétri d’ignorance, moulé dans le mépris, et réduit au nombre de disparus qui ne nous touchent même plus. Sur scène, la puissance de « monsieur LaPute » explose. Aucune femme n’est évoquée pour lui arriver à la cheville. Seuls la complaisance, la perversité, l’intérêt se dégagent de ce mammifère en eaux troubles. Les deux artistes se mettent en jeu de façon jusqu’au-boutiste. Ils finissent par déployer leurs corps, jusqu’à partiellement s’étouffer. Le film transparent les étreint dans une opacité intellectuelle.

Ainsi, depuis plus près de trente ans, les politiques migratoires sont d’un conformisme affligeant. Angelica Liddell met des mots sur le résultat d’une telle lâcheté tandis que nos deux LaPute, sûrs de leur race dominante, transpirent sous nos yeux face à l’immensité des flots meurtriers. De leurs commissures, l’écume des jours apparait. Combien de marées faudra-t-il pour dépasser l’innommable ?

Les poissons se nourrissent de peaux mortes. L’odeur putride de la lâcheté nous entoure. Tandis que nos radios débitent le « pensez à vous hydrater », les Européens nagent dans le bonheur des eaux grecques, dans l’eau turquoise de nos plages civilisées.

Mais attention, nos poissons d’Avignon rodent près des côtes prêts à se faire capturer dans les filets d’une Europe en décomposition massive.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadornes.

"Et les poissons partirent combattre les hommes" par la compagnie Maskantête
 au Théâtre Alizé d’Avignon. Tous les jours à 18h25 jusqu'au 26 juillet (relâche le 23)

 

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Avignon OFF 2015 – Le fromage de tête, appellation d’origine décomplexée.

Le Festival d’Avignon autorise des rencontres de joyeux hasards. La première est une gourmandise, un savoureux «Fromage de tête » concocté par la compagnie «Les ateliers du spectacle» . Trois jeunes hommes aux allures de Skat Cats nous font une leçon en bonne et dix formes, accompagnés d’une femme, digne descendante de la Lady des Aristochats, juchée pour jouer du piano et créer les liens entre chaque paragraphe créatif.

Ici, la pédagogie se veut innovante pour nous inviter à décortiquer toutes les fonctions de nos neurones. Comment se structure la pensée ? Comment l’imagination vole-t-elle à notre secours ? Comment articulons-nous passé, présent et futur ? Entre chaque morceau de ce fromage, les têtes sont dans tous leurs états et sans gélatine. Et nous pensons inéluctablement au dernier film d’animation de la firme Walt Disney (« Vice Versa ») où l’on nous plonge avec une grande ingéniosité, dans le cerveau d’une petite fille.

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Mais ici, au théâtre, point de film en 3D, c’est de l’inventivité qu’il nous faut. Ils ont imaginé un mur en bois où tous les libellés des sujets complexes apparaissent et disparaissent dans de petites trappes, sorte de tiroirs qui libèrent nos esprits de leurs cases réductrices. C’est ainsi que les schémas simplifiés expliqués avec humour trouvent tout leur sens. La logique se met en mouvement, des ampoules éclairent nos « Eurêka ». La science rencontre le ludique, à moins que celui-ci ne soit une matière scientifique à part entière que l’on devrait enseigner à tous les chercheurs et pédagogues !

Avec ces quatre acteurs enjoués et malicieux, le complexe est clairvoyant, le compliqué illumine et les mécaniques renvoient à nos désirs profonds de savoir reformuler autrement la question.

« Fromage de tête » répond à un cruel manque, celui de substituer à la pensée mortifère, une pensée créative. C’est d’autant plus urgent à l’ère du zapping et des réponses formatées.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély- Tadornes

« Fromage de tête » de la compagnie «Les ateliers du spectacle» à la Manufacture d’Avignon à 15h30 jusqu’au 26 juillet 2015.
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Avignon 2015 – Avec « Fugue », Charlie est glacé.

En février dernier, j’écrivais sur ce blog mon dépit suite aux attentats de janvier : « Depuis le 7 janvier 2015, ma relation à l’art s’est déplacée vers les processus complexes de la liberté d’expression. Je ne me reconnais plus, pour l’instant,  dans celle revendiquée par les artistes, trop liée aux lois du marché et dépendante du réseau de l’entre soi. Comme me le faisait remarquer Romain à propos des attentats : « la réalité a dépassé la fiction ». Cette liberté, je l’ai ressentie quand des millions de Français ont tendu un crayon comme seule réponse. J’y ai vu un symbole pour que s’invite, enfin, le temps du sens. J’y ai perçu un geste de revendication pour que l’art (ici celui de la caricature) puisse nous relier et qu’il s’inscrive dans le sens de nos actes quotidiens. Ce geste a étouffé la parole d’acteurs culturels toujours prompts à nous faire la leçon sur la fonction de l’art, réduite dans un rapport condescendant entre ceux qui « savent » et ceux qui devraient ne rien « rater » de ce qu’il leur est si « gentiment » proposé. Le sens de ce crayon est allé bien au-delà de notre douleur collective. Pendant un court instant, ce crayon a effacé avec sa gomme, notre égocentrisme tant célébré par les réseaux sociaux et certains artistes qui occupent le plateau comme d’autres coupent la parole pour avoir le dernier mot.  Cette douleur collective est allée bien au-delà d’un entre-soi culturel qui se croit encore visionnaire parce qu’il tire les ficelles de la programmation artistique. Le sens a émergé dans ce nouage créatif entre douleur personnelle, art et liberté d’expression pour venir nourrir nos visions asséchées par des spécialistes qui pensent dans un rapport vertical, l’interaction avec le peuple. ».

Je ne savais pas que pendant l’écriture de ce texte, une troupe de théâtre le mettait en jeu.

 


Ce soir, en pénétrant dans le Cloître des Célestins pour « Fugue » de Samuel Achache, j’ai un étrange pressentiment.. Sur scène, du gravier symbolise la neige avec à droite, une petite cabane en bois. Je repense au spectacle de Philippe Quesne, « La mélancolie des dragons » joué dans ce même lieu en 2008. Quasiment la même scénographie. Il y a là, une baignoire. J’ai une vision étrange : je m’attends à voir débarquer des acteurs pour y sauter dedans et y faire les cons comme chez le metteur en scène Vincent Macaigne (il avait présenté en 2012 avec « Au moins j’aurai laissé un beau cadavre » – voir la vidéo). En lisant la fiche du spectacle, je peine à comprendre de quoi il s’agit tant c’est truffé de références sur le sens de la fugue en musique et sur le tempérament. Samuel Achache se fait une haute idée de son théâtre en donnant des matières exigeantes à ses acteurs. Entre eux, ils ont du réfléchir pour s’inscrire dans le réseau tissé par Philippe Quesne et Vincent Macaigne et ainsi intégrer le courant du théâtre contemporain français qui sait travailler de nouvelles formes pour attirer un public jeune et les faire marrer avec du sens (NDLR).

Je ressens que tout est déjà écrit avant même que la pièce commence. Je ne vais pas être déçu. Pensez donc, à l’heure d’une France en décomposition sociale, voilà une tribu de français et d’Européens en goguette au pôle Sud où ils mènent une recherche sur un lac très profond. Il y a une femme pour cinq hommes. Ils sont tous blancs comme de la neige. Ils sont traversés par des questions existentielles (chercher mais pour quoi ? Faire le deuil de la relation amoureuse…tu pars ou tu pars pas ? Le sens que peut avoir la vie, paumé au pôle). Entre deux gags de fin de banquet (dont la nage synchronisée dans la baignoire !), il y a des pauses musicales pour remettre un peu de France Musique dans ce climat très tranche matinale de NRJ 12. Le public rit de se trouver si con et si mélomane. Pour ma part, je me contorsionne d’ennui. Je me sens disqualifié de ne pas m’esclaffer devant une oeuvre coproduite par La Comédie de Valence (Centre dramatique national DrômeArdèche), le Festival d’Avignon, Centre dramatique régional de Tours, le Théâtre Garonne, le Théâtre des Bouffes du Nord et le soutien de la Fondation Royaumont, du Carreau du Temple et de Pylones – créateur d’objets à Paris.

Ce théâtre est à l’image de la génération qui le porte : le refus de penser La Politique au profit d’une approche égocentrée du monde et d’une vision mélancolique d’un vivre ensemble (l’entre soi comme seule lecture de la complexité). C’est un théâtre régressif appelant le spectateur à porter sur lui un regard tendre, presque maternant. Après le théâtre bien pensant porté par l’ancienne génération, voici venu le temps du théâtre consanguin promu par des trentenaires créatifs, mais qui transforment leur regard cynique sur l’effondrement du sociétal en une machine théâtrale efficace pour s’inscrire dans les logiques capitalistiques du milieu culturel français.

À la sortie, mon Charlie n’y croit plus. Ce théâtre-là ne mène nulle part. Tandis que la presse salue un spectacle « rafraichissant » au temps de la canicule (sic), mon Charlie se réchauffe : nous croisons dans la rue, Arthur Nauzyciel. Il n’est ni de l’ancienne, ni de la nouvelle génération des metteurs en scène. Il est celui qui osa avec «  Jan Karski (mon nom est une fiction) » et « La mouette » s’adresser à l’intelligence sensible du spectateur. C’était en Avignon, en 2011 et 2012.

Charlie veut croire qu’il n’est pas seul. Que son nom n’est pas une fiction.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Fugue » de Samuel Achache a été joué au Festival d'Avignon en juillet 2015.
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Avignon OFF 2015- Avec « Love and money », le OFF n’est pas qu’un marché.

Ils sont attablés. De rouge et de blanc. La fête semble finie, mais nous sentons que ça va saigner.

Il s’avance. Droit, déterminé. David et Jess sont mariés pour le meilleur et surtout pour les pires des situations. Dès la première scène, David évoque un échange de mails avec sa maîtresse. Calmement, surement. Par mails, tout passe, même l’horreur la plus indescriptible quand il évoque les circonstances de la mort de sa femme. Le ton est donné. Nous rions de nos façons de communiquer. Mais le rire est jaune.

Rouge, blanc, jaune.

À ce rythme-là, le théâtre ne prend pas de gant, pour élaborer la peinture de notre modernité.

Love & Money” de Denis Kelly mis en scène par Illia Delaigle de la compagnie Kalisto, nous propose une représentation d’un système complexe où l’intime, le jeu amoureux, se trouvent happés par des logiques économiques. Elles échappent aux protagonistes et provoquent l’éclatement du couple, du récit, au profit d’un renversement des valeurs dont seul le capitalisme financier tire profit.

Nous sommes après 2006, crise des Subprimes, aux ravages tant systémiques qu’invisibles. Nous sentons confusément que les appuis se perdent, que les points de repère disparaissent, que les tables sont renversées. Nous sommes comme ces personnages sur scène, même s’ils semblent nous devancer dans le temps : face aux points limites, ils en reviennent aux questions fondamentales que la société de consommation veut faire oublier. Quel sens trouver au travail ? Aux relations humaines ?

La crise a fait basculer la société : la consommation est désormais liée intrinsèquement à la dette. Cette charge, devenue insoutenable, fait vaciller les édifices humanistes qui semblaient les plus solidement ancrés. David, cet enseignant passionné de pédagogie, se trouve dans l’obligation de prendre un deuxième travail, dans une banque, embauché par son ex-petite amie. Comment ne pas songer à la Grèce ou à la précarité désormais implantée en France ? Qu’est-ce qui se joue de la responsabilité individuelle dans ce naufrage collectif ? Tous les personnages sont traversés par le culte de l’argent roi et du matérialisme, sentant bien confusément que cet idéal ne peut constituer le seul horizon existentiel. Dans ce monde moderne, une nouvelle forme d’aliénation se donne à voir : c’est une course tragique et dérisoire pour échapper à l’horizon de l’endettement, endettement auquel nous avons nous-mêmes consenti pour nous fondre dans le culte des objets.

Pour donner à voir cela, tout le talent de la mise en scène repose sur un mélange de simplicité et de sophistication dans la relation avec le public. Dans leurs corps, leurs expressions, les comédiens nous ressemblent : nous faisons cause commune avec eux, même lorsqu’ils manifestent de la cruauté. Cet espace psychique s’articule à l’espace scénique : une table de mariage devient pierre tombale, hôpital psychiatrique. La musique portée par un guitariste présent sur scène colmate les blessures infligées par le monde moderne.

La pièce est un chemin de croix vers l’empathie alors même que la narration est bouleversée : la fin est au commencement et inversement. Tel un fleuve en crue, le final emporte avec lui nos émotions paradoxales pour les conduire vers un paysage aérien, débarrassé de nos dettes aliénantes.

Le caractère implacable du capitalisme est alors contrebalancé par un humanisme que seul le théâtre peut sauver.

Sylvain Saint-Pierre – Pascal Bély- Tadornes.

"Love & Money" de Denis Kelly mis en scène par Illia Delaigle est à la Manufacture d'Avignon jusqu'au 25 juillet à 16h40.
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Avignon 2015- Eszter Salamon et la tribalisation des esprits.

Il est rare que la lecture d’une feuille de salle interpelle. Celle du spectacle d’Eszter Salamon « Monument 0 »  est passionnante : « Adoptant une approche historique et archéologique, la chorégraphe et ses six interprètes se sont approprié des dizaines de danses populaires et tribales issues des cinq continents. Ces danses ont en commun une spécificité : toutes ont été ou sont pratiquées dans des régions marquées par des guerres et des conflits fortement liés à l’histoire de l’occident. Ces danses guerrières réinvesties nourrissent un scénario surréel où émanent des silhouettes, des états de corps et des rituels qui, par leur vitalité fantomatique, se dressent contre l’amnésie ».

Le projet parait passionnant. Déroutant. Questionnant. Rarement, je me suis ressenti dans une telle disponibilité pour accueillir un projet chorégraphique aussi complexe. C’est la première ce soir à la Cour du Lycée Saint-Joseph. Les « professionnels de la profession » sont présents. Comme à leur habitude, ils font régner une atmosphère pesante. Leur arrivée dans les gradins fait penser à une danse tribale, avant les luttes guerrières qui se trameront probablement en coulisse après le spectacle ! Ils sont là pour observer leur possible prochaine proie. À ce moment précis, je ne sais pas encore que cet étrange ressenti va s’avérer pertinent…

La scène est noire, tout comme l’ensemble du décor. Je n’ai pas le souvenir d’une telle atmosphère dans ce lieu. Les premiers tableaux se succèdent, lentement mais sûrement. Eszter Salomon avance doucement ses interprètes pour nous étonner et nous surprendre. Elle veut inclure ces danses dans l’histoire de nos imaginaires, mais aussi peut-être dans celle de ceux qui la produisent et la promeuvent! Solos, duos, quatuor, quintet, sextuor proposent des danses tribales et explorent ce que le corps peut dire de la guerre (avant, pendant ou après) tout en conjurant la mort. Très rapidement, je suis troublé de découvrir ces mouvements amples et lourds, d’entendre une musique et des chants qui viennent des profondeurs de l’âme et du corps. Comment la danse occidentale les a-t-elle à un moment donné ou un autre rencontré ? J’observe comme le visiteur d’un musée dédié aux arts primitifs, mais je peine à m’impliquer. Il manque à ce travail respectable une intensité dramaturgique comme si Eszter Salamon évitait de s’engager dans une articulation entre son propos artistique et ces états de corps patiemment récoltés. Car suffit-il de faire tomber les masques pour voir deux danseurs en short et Tshirt se fondre dans les tableaux? Ils s’incluent dans le mouvement mais ne révèlent rien. Là où le chorégraphe Philippe Lafeuille avec « Tutu » évoque cet objet mythique pour le mettre en relief et révéler notre histoire singulière et collective de la danse, Eszter Salamon ne peut que nous inviter à nous fondre dans son propos. Il y a pourtant un moment où tout aurait pu basculer  lorsque six danseurs masqués s’avancent et l’on pourrait penser à « May B » de Maguy Marin. Mon histoire de danse révèle celle proposée par Eszter Salamon. Magique….

Une fois le spectacle terminé, un metteur en scène, directeur d’un Centre Dramatique National, poste sur Facebook un message pour ameuter sa tribu et au-delà (si l’on en juge le nombre de like et de partage) sur l’agression antisémite dont il a été victime.

« Hier, Avignon. Réunion des directeurs de Centres Dramatiques Nationaux. Quand a été abordé la question cruciale de la diversité sur les plateaux de France et aux postes de directions des théâtres, deux directeurs ventripotents ont gloussé une blague : “bientôt ils nous demanderont des quotas de pauvres aux postes de directeurs”. Vieille garde qui ne rend pas les armes… Je n’ai pas hurlé.

Cet après-midi devant le logement que j’occupe à Avignon, je croise deux gars, l’un d’eux m’interpelle : ça pue, ça pue non ? Il fixe mon étoile de David autour du cou. Moi : non ça va je ne sens rien. Si si ça pue dans ce quartier. Il fixe mon étoile de David. Tu habites là, non ? Moi, toujours combatif, je n’ai pas été capable de dire quoi que ce soit, je suis rentré chez moi et je me suis couché.

Ils étaient d’origine arabe. Je me dis que chaque jour, la France que l’on m’a donnée et celle qu’on leur a laissée s’éloigne un peu plus l’une de l’autre.

Ce soir je vais voir un spectacle de danse dans le in. Sur scène, des danseurs noirs. Ils sont représentés dans une violente caricature : danses tribales, costumes vaudou, mouvements traditionnels, ritualisés, polyphonies, respirations sonores qui accompagnent des mouvements percussifs au sol et des bonds, gestuelle hyper sexualisée pour faire rire. Amimalité gerbante : voilà la représentation des noirs sur les plateaux de France : un fantasme d’africanité ancestrale qui n’a plus rien à voir avec la réalité contemporaine des pays du continent africain. La chorégraphe évidemment n’est pas noire. Je suis resté jusqu’au bout, sans applaudir, abasourdi.

Maintenant, chez moi, je relis mon édito pour la brochure de saison 2 du CDN. Je me relis : “La Culture et l’éducation restent les meilleurs vecteurs des valeurs démocratiques, et par là même, elles nous donnent la force et les outils pour ne pas trembler, pour ne pas avoir peur devant l’horreur et l’injustice. Et pour n’abandonner personne.”

Aujourd’hui, j’ai eu peur, j’ai tremblé, je me suis couché, je n’ai pas hurlé, je n’ai pas été fort ».

Il évoque pêle-mêle la possibilité d’une  guerre tribale entre personnes « d’origine arabe »et juifs (précisons qu’arabe ne constitue pas une origine à moins de projeter une identité factice), une bataille fratricide entre jeunes directeurs de lieux cultuels et la vieille garde, et de manière implicite, un prétendu racisme de la part d’Eszter Salamon. Il nous propose une danse funèbre où l’on accumule les ressentis sans les mettre en perspective, sans les dépasser pour les transcender au profit d’une pensée reliante et éclairante. Les réseaux sociaux jouent donc un rôle de multiplication d’affects où l’on se cache derrière les masques, où se rediffuse à l’infini le message d’une agression antimésmite tout en communiquant sur le racisme implicite de la pièce d’Eszter Salamon. Tout se vaut, la confusion s’installe, la pulsion triomphe sur Facebook et dans la rue. Pourtant, même si le projet n’est pas abouti, Eszter Salamon essaye d’inscrire cette pulsion dans un cadre esthétique. Qu’importe ! La tribalisation des esprits est en marche.

Ainsi, ce directeur projette ses propres pulsions sur le travail d’Eszter Salamon qui se trouve ainsi, prise en otage dans un conflit qu’elle a pourtant tenté de dénouer et de résoudre.

Les artistes qui aujourd’hui s’aventureraient sur le terrain de l’histoire coloniale prennent donc le risque de voir se reproduire ces amalgames et ces manipulations de l’esprit.

Parvenus à ce point, il nous devient particulièrement difficile de discerner ce qu’on entend somme toute par le terme de « civilisé », sans pourtant nous laisser influencer par les exigences définies de l’un ou de l’autre idéal. Peut-être recourra-t-on d’abord à l’explication suivante : l’élément culturel serait donné par la première tentative de réglementation de ces rapports sociaux. Si pareille tentative faisait défaut, ceux-ci seraient alors soumis à l’arbitraire individuel, autrement dit à l’individu physiquement le plus fort qui les réglerait dans le sens de son propre intérêt et de ses pulsions ins- tinctives. Et rien ne serait changé si ce plus fort trouvait plus fort que lui. La vie en commun ne devient possible que lorsqu’une pluralité parvient à former un groupe- ment plus puissant que ne l’est lui-même chacun de ses membres, et à maintenir une forte cohésion en face de tout individu pris en particulier“. Freud, « Malaise dans la civilisation », 1929)

Pascal Bély – Le Tadorne.

"Monument 0" d'Eszter Salamon a été joué au Festival d'Avignon 2015.
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Avignon 2015- Tiago Rodrigues inspire.

C’est le troisième Shakespeare de cette 69ème édition du festival. Après « Le Roi Lear », mise en scène par Olivier Py, puis « Richard III » par Thomas Ostermeier, Tiago Rodrigues propose « Antoine et Cléopatre ». Un français, un allemand, un portugais. Cela pourrait former une trilogie européenne. Mais les mises en scène paraissent si éloignées les unes des autres qu’il serait vain de vouloir les relier : Olivier Py s’imagine en Roi Lear d’Avignon, Ostermeier manipule Richard III pour célébrer sa théâtralité foisonnante. De son côté, Tiago Rodrigues imagine Shakespeare, auteur d’un poème amoureux, où le pouvoir s’entendrait dans ce qu’il y a de plus intime. C’est un moment théâtral assez incongru dans ce festival dur, un peu asséché, où le texte tout puissant épouse l’effondrement ambiant et paraît impuissant à dégager une vision.

Elle, c’est Sofia Dias. Elle est enceinte, ce qui confère au rôle de Cléopatra un doux mélange de douceur et de détermination. Ce ventre fait tiers dans sa relation si complexe avec Antoinio. Il symbolise une planète avec comme seul océan, une mer méditerranée, liquide amniotique de notre culture commune.

Lui, c’est Vitor Roriz. Il incarne un Antonio doux et guerrier. Il irradie le plateau par sa façon si particulière de ne rien lâcher de cette dualité : l’amour du pouvoir, le pouvoir est amour…

Séparément, l’un parle à l’Autre tandis que l’Autre répond aux uns et aux autres (c’est à dire à nous Autres). Comment évoquer une telle écriture théâtrale tant il faut en faire l’expérience ? Tous les deux engagent leur corps pour accompagner des phrases qui ne dépassent pas quelques mots. Cela forme un dialogue surréaliste, rythmé par l’intensité de la relation, où la poésie est seule à pouvoir évoquer le pouvoir par la relation amoureuse.

Antonio, respire

Cleopatra, respire.

Antonio, expire

Cleopatra, expire.

C’est subjuguant de transformer une scène en nuage pour nous inviter à rêver d’une autre dramaturgie du pouvoir, à vivre une nouvelle expérience Shakespearienne. Sur le plateau tombe une œuvre d’art composée de cercles en plastique colorés ; il forme un squelette où se projette leurs visages, où leurs énergies, leurs déplacements reconfigurent l’œuvre et lui donne chair. La relation amoureuse est probablement cette œuvre, cette construction à l’équilibre si fragile. Comment parler d’amour si ce n’est par le pouvoir des mots ? Comment incarner le pouvoir si ce n’est par l’amour des mots ? C’est lui qui donne au corps institué cette agilité de la pensée (avez-vous remarqué le langage du corps de nos dirigeants européens, mécaniques, à l’image de la novlangue qu’ils utilisent ?).

Je savoure de m’y perdre avec eux, tel un spectateur profondément amoureux de ce théâtre-là, où le sensible développe une pensée circulaire et autorise tous les liens possibles. Ici, la vision d’un théâtre politique se ressource par la poésie des corps et la musicalité des mots (je pense à cette dernière scène où Antonio vit ses derniers instants…Cléopatra tente de le sauver par une corde où les mots s’étirent, se nouent, se métamorphosent…Merveilleux).

Ici, Tiago Rodrigues nous rend puissants parce que notre imaginaire transforme le jeu du pouvoir en une chorégraphie d’ombres et de lumières, en une comédie musicale où la partition des corps accompagne le tumulte d’une guerre sournoise des tranchées, en une installation où les corps créent les codes d’un nouveau langage amoureux.

Antonio expire,

Cléopatra respire,

Le théâtre inspire.

Pascal Bély – Tadorne

"Antoine et Cléopâtre" par Tiago Rodrigues au Festival d'Avignon 2015.

 

 

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Avignon 2015- L’art total de Thomas Ostermeier est-il de faire du creux avec du plein ?

« À mesure que diminue la signification dun art, on assiste en effet dans le public à un divorce croissant entre lesprit critique et la conduite de la jouissance, chose manifeste notamment à propos de la peinture. On jouit, sans le critiquer, de ce qui est conventionnel ; de ce qui est véritablement nouveau, on le critique avec aversion. » (Walter Benjamin, LOeuvre dart à l’époque de sa reproductibilité)

Le précédent article du Tadorne s’achevait sur cette citation de Walter Benjamin. Aucune parole ne semble mieux résumer la teneur des pièces proposées cette année par le Festival d’Avignon : des spectacles qui jouent de la jouissance ou du plaisir des spectateurs pour mieux les contenir dans l’espace du divertissement.

Pour «Richard III», une voisine fait remarquer que Thomas Ostermeier a pris au moins trois rangs de spectateurs pour allonger la scène de l’Opéra du Grand Avignon. « C’est sa façon à lui de faire sa Cour d’Honneur »…Sourire. N’empêche, le décor en impose. Tapis, structures métalliques, micro et caméra baladeurs qui pendent du plafond (pile au centre des surtitrages !), terre argileuse, mur orangé (merveilleux support pour des vidéos oniriques). La scène s’avance vers nous tandis que l’échafaudage semble se perdre dans les plafonds du théâtre. Est-ce le pays réel face aux politiques verticales ?

Tout commence par une fête en l’honneur du Roi Édouard IV. On tire des boules à paillettes. Le show peut débuter  avec l’aide d’un homme-orchestre situé tout à droite de la scène, dans un coin. Il assurera de nombreux interludes, à l’image des pauses musicales dans les émissions sérieuses…Au commencement de l’ascension de Richard III vers le trône, l’ambiance est donc électrique. Lars Eidinger dans le rôle-titre s’impose rapidement : bossu, il ne marche pas encore droit. Il incarne ce sentiment d’exclusion qui le conduit à tout haïr sur son passage. Profondément laid, il en joue comme n’importe quel canon de beauté qui sait se faire respecter. Son rang, il le tient également du rapport qu’il entretient avec le public du théâtre : tout au long de ces deux heures trente, il use de la connivence à l’image de ces politiques démagogues qui font le show…Il est laid, mais cela ne l’empêche nullement de se mettre nu pour déclarer sa flamme à Lady Anne, face au cercueil de son mari Henri VI qu’il vient d’assassiner. La liste s’allonge de tous les personnages qui disparaissent sous les coups de couteau qu’il commande à ses sbires pour accélérer son couronnement.

Chaque assassinant est une opportunité pour Thomas Ostermeier de tuer un peu plus l’image poussiéreuse que traîne le théâtre français et particulièrement celui présenté à Avignon! Ici, on prend son temps pour mettre à mort et offrir au public voyeur, le corps de Clarence, le frère gênant, qui git dans sa flaque de sang, modèle d’une peinture de Delacroix.

richard III

Thomas Ostermeieir ne recule devant rien quand il autorise sa troupe à manipuler les marionnettes des deux jeunes neveux (qui seront tués et donnés en  cadeau à Richard III qui s’offre le luxe de faire disparaître son enfance malheureuse). À mesure que l’œuvre avance, Thomas Ostermeieir lâche son art total (vidéo, musique, peinture, cirque, danse, …), métaphore d’une transdisciplinarité érigée comme un manifeste, à l’image du corps de Richard III qui se redresse à l’approche du trône. Son théâtre respire le travail collectif  où des rôles secondaires ont l’ampleur d’être portés à plusieurs.

Le théâtre d’Ostermeier porte une forte charge de fascination en ce qu’il incarne au plus près la folie de Richard III. La scène semble être le prolongement de son psychisme diffracté. En approchant la caméra vidéo de son visage masqué, nous entrons dans l’intimité pour mieux comprendre les enjeux du pouvoir (cela ne vous rappelle-t-il rien ?).

Mais quand Ostermeier baisse la lumière et convoque les morts assassinés pour habiter le cauchemar de Richard III, je m’interroge sur ces ombres. La sidération dissipée laisse place peu à peu au questionnement sur ce qui s’est joué véritablement. Si le propos de la pièce se concentre sur la tragédie personnelle d’un monstre de la nature, il ne reste plus, de fait, de place pour le politique, dimension pourtant centrale de la pièce de Shakespeare.

« Richard III » m’apparaît alors comme un système en vase clos qui s’observe se théâtraliser, jouir de sa technique, en oubliant complètement le monde.

Cet « oubli de l’Histoire » au profit de la personnalisation des enjeux est loin d’être anodin, surtout venant de la part d’un metteur en scène allemand, dans le contexte politico-économique actuel. Un moment historique, où l’Allemagne vient de sceller l’idéal européen, et contraint le peuple grec à de multiples sacrifices au nom même d’une certaine idée de la raison et de la technique économique. Où les dirigeants politiques des autres pays (France, Grèce, etc.) vendent « l’accord » et semblent de tristes pantins, des comédiens sans partition face à leur public, les citoyens. Shakespeare nous apprend pourtant que la limite entre raison et folie est une question éminemment politique en ce qu’elle engage les peuples (cf. Le Roi Lear).

De fait, la technique va de pair avec un rapport au public bien particulier : selon Walter Benjamin, elle constitue une diversion pour les masses-spectatrices. Détourner des vrais enjeux politiques pour créer de la fascination, ce n’est pourtant pas échapper au politique, c’est malheureusement le préparer de la pire des situations. Ce glissement peut conduire au fascisme, nous dit le philosophe allemand qui s’est lui-même suicidé en 1940 pour échapper au Nazisme. À cette époque, il dénonçait les limites tragiques que la Raison triomphante pouvait faire subir à l’Histoire.

Richard III n’est pas seulement la métaphore grimaçante d’un metteur en scène obnubilé par sa technique, c’est également celle d’un peuple qui s’auto-contemple dans le pacte avec le mal qui se joue sur scène. Quelle figure du spectateur pourrait naître de ce jeu de miroir ?

« Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre.

Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art. » (Walter Benjamin)

Dans un moment historique où la politique se dégrade en théâtralité, nous devons y répondre par un théâtre authentiquement politique.

Pascal Bély – Sylvain Saint Pierre – Tadornes.

“Richard III” par Thomas Ostermeier au Festival d’Avignon 2015.

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Avignon 2015- Les chemins idiots du non-sens.

C’est une étrange sensation que de contempler le non-sens sur une scène de théâtre et de ne pas s’endormir. De constater que le corps tient, alors que la fatigue vous envahit. Comment expliquer ce processus ? Est-ce possible de mettre en lien deux œuvres que tout oppose sur le papier (« Andreas » de Jonathan Châtel et « Les idiots » d’après le film de Lan Vann Trears), mais qui empruntent le même chemin, celui d’une esthétique du non-sens?

« Andreas » librement adapté de la première partie du « Chemin de Damas » d’August Strindberg est la rencontre entre un homme sans nom et une femme qui erre. Il est en exil, il est noué d’avoir trop serré ses liens. Cette femme ouvre une à une des portes vers un avenir plus serein, mais le passé s’invite. La pièce est une succession de scènes ou passé et présent s’enchevêtrent : qui est dans qui et vers quoi s’emmènent-ils ? Mais rapidement, je lâche. Le jeu maniéré du rôle principal (Thierry Raynaud) m’égare en chemin et me fait prendre des voies de traverse d’autant plus que le mistral souffle avec furie. Je ne m’endors pas…

Avec « Les idiots », le metteur en scène russe Kirill Serebrennikov ose une adaptation théâtrale en terre poutinienne. Seize acteurs occupent un plateau, font les idiots, se connectent sur le net et finissent immanquablement devant les tribunaux, outil de répression massive du régime de Poutine. Toute l’énergie des acteurs est destinée à choquer le quidam russe tandis que le spectateur européen s’ennuie, quitte les gradins ou observe patiemment.

J’ai observé.

Et soudain, Jonathan Chatel se relie à Kirill Serebrennikov…

L’esthétique du non-sens à son décorum. Chez Jonathan Châtel, c’est dépouillé. Juste un jeu de planches jaunes assemblées tandis qu’un pan de mur avec des portes à doubles battants cache le cloître des Célestins. Ce décor épuré, sans matière organique, impose une certaine  pensée en vogue dans le théâtre français : on fait table rase du lieu (de ce qui pourrait faire lien avec l’histoire personnelle du spectateur),  et  « les planches » signifient un théâtre dans le théâtre. On ne peut pas faire plus fermé…

Chez Kirill Serebrennikov, le décor est lui aussi fait de bois. Il est même démonté, tel un jeu de Kapla, pour orchestrer le chaos, mais tout est calculé. Le hasard du jeu n’a pas sa place. Le manifeste cinématographique de Lars Von Trier peut bien défiler sur des écrans de télévision, les idiots sont ici sous contrôle de leur metteur en scène. Jonathan Châtel n’aurait probablement pas fait mieux avec eux.

L’esthétique du non-sens se nourrit d’effets de répétition qui finissent par créer un système de mise en scène, totalement autonome d’une relation avec le spectateur. Dans « Andreas », les portes servent de ponctuation : quand la femme sort d’un côté, le père de l’homme apparaît à l’opposé de la scène. C’est une esthétique de la symétrie, là où l’on aurait pu attendre une mise en scène plus circulaire. Chez « Les idiots », la répétition consiste à alterner scènes d’idioties et espaces de répression pour dessiner une société en totale escalade. Mais, je n’ai jamais ressenti la moindre complexité dans le jeu (à savoir quelque chose d’illisible, d’incertain, …), tout juste un chaos bien orchestré.

Dans ces deux œuvres, il n’y a aucun interstice où l’imaginaire du spectateur pourrait s’immiscer, pas même un vecteur: dans « Andreas », la lenteur sature, tandis que chez « Les idiots », le rythme effréné prend le pouvoir sur le temps de la poésie.

Même le contexte politique porté à bout de bras par ces acteurs russes engagés ne suffit pas à m’emporter comme si ma citoyenneté ne pouvait avoir une place à côté de ces idiots qui occupent le plateau, mais ne le transcende pas. Jonathan Châtel n’ose aucune métaphore avec le sort des migrants d’aujourd’hui. Il ne suggère rien. Ce pourrait être audacieux si à côté, il y avait un peu de générosité envers le spectateur qui pour le coup, se ressent en exil sur cette terre théâtrale asséchée.

Le final pourrait vous emporter, vous faire oublier que vous n’avez pas existé comme spectateur. Jonathan Châtel dévoile enfin le cloître tandis que l’homme regarde le ciel étoilé. C’est beau, mais je m’y attendais. Scruter le ciel est certes signifiant sur la terre catholique d’Olivier Py mais c’est un peu tard pour m’embarquer. Mes étoiles sont déjà ailleurs…

Dans « Les idiots », le final frôle l’imposture, le scandale. Six adultes trisomiques en tutu envahissent le plateau et dansent avec l’une des idiotes. Est-ce la métaphore de l’intégration des idiots dans un monde de fous ? Chacun appréciera la dimension de la grosseur de la ficelle, mais ce soir-là, j’ai eu un peu honte d’être le spectateur passif d’une telle vulgarité.

Pour retrouver le sens, j’ai donc osé ce dialogue entre deux oeuvres. Car il nous reste notre capacité à relier pour peu qu’on accepte de reprendre sa place, de retrouver « Le chemin de Damas » et non de se perdre dans le plaisir de l’observateur passif qui trouverait dans cette posture le seul sens à donner à sa vie.

« À mesure que diminue la signification d’un art, on assiste en effet dans le public à un divorce croissant entre l’esprit critique et la conduite de la jouissance, chose manifeste notamment à propos de la peinture. On jouit, sans le critiquer, de ce qui est conventionnel ; de ce qui est véritablement nouveau, on le critique avec aversion. Au cinéma, le public ne sépare pas la critique de la jouissance. »

Walter Benjamin, “L’Oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”.

Pascal Bély – Le Tadorne

"Les idiots" de Kirill Serebrennikov et "Andreas" de Jonathan Châtel ont été joué au Festival d'Avignon 2015.