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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Au Festival Off d’Avignon, «Naître à jamais», une oeuvre exigeante.

Le Théâtre hongrois de Cluj, basé en Roumanie, présente une oeuvre forte, exigeante, dans la salle du chapitre au Théâtre des Halles. Naître à Jamais” est une histoire de survie. Survivre après les camps de concentration, survivre aux autres, à ses souvenirs,  à soi. Sur fond de Shoah, András Visky raconte l’histoire de l’homme sans nom, à l’identité non reconnue, incarne le « nous », les innocents de Guantanamo, Florence Cassez emprisonnée au Mexique.

Naître à jamais” résonne dans le monde contemporain que nous construisons, comme si l’histoire se répétait.

La découverte du théâtre hongrois vous emmènera dans des contrées non encore explorées. La barrière de la langue s’efface derrière la danse, la gestuelle, le chant et la prière de ces corps fantômes. Ils ne sont que l’ombre d’eux-mêmes, âmes errantes pour trouver un coupable à leur tragique destin.

Naître à jamais” est une oeuvre qui donne à réfléchir sur la condition des peuples, sur ce que nous laissons en héritage, sur la place de la religion dans notre rapport au monde, sur ce que nous sommes et surtout pourquoi nous en sommes arrivés là.

Un théâtre pour panser les plaies, penser nos plaies.

Laurent Bourbousson – www.festivalier.net

Naître à jamais” de Andras Visky au Théâtre des Halles en Avignon. Jusqu’au 30 juillet 2009.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

À l’École d’Art d’Avignon, les retours pacifiques des spectateurs illuminent Maguy Marin.

Maguy Marin est au rendez-vous, avec tous ses danseurs. L’École d’Art affiche complet pour cette rencontre inoubliable. Alors que la dernière représentation de « Description d’un combat » dans le Festival d’Avignon approche, le public présent fait preuve d’un beau regard critique. Une heure d’échanges qui permet à Maguy Marin et à son collectif de se poser, d’écouter, loin de Paris et des grandes métropoles.

C’est précisément du public dont il est question dès le départ. « Comment expliquer la violence de certains spectateurs pendant ou  à l’issue des représentations ? ». Ces comportements ont longtemps « abasourdi » Maguy Marin : « pourquoi cela déchaîne-t-il du terrible ? ». Il se trouve que le public se ressent « expert » en danse et ce statut lui donne de l’assurance. « Le prix du billet lui procure des droits ». Il y a donc « une responsabilité partagée entre artistes – public- directeurs de salle dans cette violence qu’il nous faut travailler ». Une spectatrice avance une autre hypothèse : « Le jour où je me suis demandé « quand est-ce que cela commence » à propos d’Umwlet, j’ai commencé à m’interroger. Vous n’êtes jamais sur le consensus et cela nous oblige à changer de regard ». Or, c’est ce changement qui provoque la tension, la rage. Il en est un autre, tout aussi brutal : « Aujourd’hui, le problème,  c’est le cloisonnement. Pourtant, ce qui relie les disciplines, c’est l’Acteur. À Avignon, on apprend tout cela et c’est Pina Bausch qui a commencé cet apprentissage ».

Pourtant, le public et les institutions continuent à cloisonner. C’est une autre sauvagerie. En réponse, Maguy Marin précise : « Il est important que des artistes, des techniciens du jeu, s’emparent d’une parole qu’une norme empêche de prendre  dont celle qui est de permettre à des acteurs étrangers, danseurs de surcroît, de s’emparer d’un texte français  classique ! ». Un spectateur ajoute : « Le public doit cesser de mettre les artistes dans des fonctions. Le combat d’aujourd’hui, c’est lutter contre la spécialisation ».

La force de « Description d’un combat » est d’être au-dessus des cases et de procurer une force étonnante : « La façon dont vous traitez les images fait son effet à long terme. Cette ?uvre est un enchevêtrement de mots et d’images qui m’aide à voir les images de guerre et de combat » ; « Je pourrais en parler autant qu’il a duré…C’est un chant funèbre pour tous les morts et toutes les guerres » ; « La lumière amplifie le sens comme si elle prenait la parole. Nous sommes dans le cheminement avec vous ».

Cette «sauvagerie » du public est bien sûr en résonance avec le sujet de la pièce, rappelé par Maguy Marin : « Il y a des hommes qui se sont engagés pour des causes et ont laissé leurs vies. Aujourd’hui, c’est un gâchis, car nous sommes constamment en guerre. La question est de savoir comment nous vivons avec le passé, la mémoire ? Comment transmettons-nous à notre jeunesse ? ». À quoi un spectateur répond : « Le mot qui me revient au sujet de votre pièce, c’est la sauvagerie. Elle est partout, même à la Cour d’honneur où les spectateurs sont prêts à prendre votre place à l’entracte ! En Europe, on se bagarre tout le temps et l’on se parle mal. Maguy Marin est notre miroir à la différence d’un musée qui n’a pas cette fonction. Vous êtes sans arrêt sur l’invention or, celle-ci est rarement recevable. C’est important que le théâtre s’empare de cette boucherie. Vous y arrivez parce que vous êtes un corps vivant à plusieurs têtes ». Le public relie la danse et le théâtre jusqu’à souligner la « très grande dignité des interprètes : ils parlent de l’horreur sans jamais nous éclabousser ».

Alors bien sûr, on aurait pu attendre que Maguy Marin déclare la paix en toute fin du spectacle, mais cela aurait supposé un autre espace, un autre temps, car « la lenteur du spectacle est l’acception de la violence inéluctable du monde. C’est assumé », affirme un spectateur.

Assumons avec Maguy Marin.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Description d’un combat”, par Maguy Marin 8 au 16 juillet 2009 au gymnase Aubanel dans le cadre du Festival d’Avignon.

Photos : © Christophe Raynaud de Lage

 

 

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“Ode maritime” de Claude Régy : d’Avignon, les bateaux à voiles soulèvent les âmes.

Nous avons enfin trouvé les mots bleus. Ils ont arrêté le flot de paroles assourdissantes de ce festival. Jean-Quentin Châtelain s’avance vers nous, sur ce ponton métallique, vers cet océan de spectateurs prêt à vivre une expérience poétique inoubliable. Le décor est en soi un poème. À peine les vers de Fernando Pessoa résonnent que son visage, bleu, illumine, tel un phare. Comme avec Maguy Marin dans « Description d’un combat », la lumière amplifie le sens, prend la parole, et rend mystérieux cette poésie éclaireuse.

Cet homme est navire et nous devenons brume. Nous nous apprêtons à renaître, à nous plonger dans ce liquide amniotique de mots, fluidifiés par la voix de l’acteur dont le son rappelle la vague qui s’échoue. L’homme se tient droit pour puiser nos forces et nous emmener au large. Avec lui, nous retrouvons la vue des marins, nous ressentons l’air des pêcheurs, et entendons le bruit des bateaux alors que son râle traverse nos corps. Cet homme sur ce quai mélancolique nous dépossède de nos oripeaux, appareille avec nos désirs de voyages et nous accoste lentement par ses gestes doux pour qu’on apprivoise ses terres inconnues.

La mise en scène crée des archipels où sons et lumières prolongent la poésie de Pessoa : «tout se révèle multiple». Il faut toute l’ingéniosité, voire la malice de Claude Régy (quand le son monte, nous sursautons ; quand la lumière baisse, nous plongeons) pour nous attacher à cet acteur tout en nous déplaçant : ici, le dialogue est à deux, sinon rien. Car la mer charrie tant d’histoires et d’évolutions (de l’enfance à la mort, des bateaux à voiles au paquebot, de l’esclave à l’homme moderne,…) que nous ne pouvons baisser pavillon.

Et nous voilà accrochés à cet acteur qui divague parce qu’un tel voyage n’arrive qu’une seule fois dans une vie.

« Ah, n’importe comment, n’importe où, s’en aller !

Prendre le large, au gré des flots, au gré du danger, au gré de la mer,

Partir vers le Lointain, partir vers le Dehors, vers la Distance Abstraite,

Indéfiniment, par les nuits mystérieuses et profondes,

Emporté, comme la poussière, par les vents, par les tempêtes !

Partir, partir, partir, partir une fois pour toutes !

Tout mon sang rage pour des ailes !

Tout mon corps se jette en avant !

Je grimpe à travers mon imagination en torrents !

Je me renverse, je rugis, je me précipite !…

Explosent en écume mes désirs

Et ma chair est un flot qui cogne contre les rochers ! »

Fernando Pessoa – « Ode Maritime ».

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Ode maritime” de Fernando Pessoa mise en scène de Claude Régy, au Festival d’Avignon jusqu’au 25 juillet 2009 à 22h.

Photo: Pascal Victor.

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La nuit avec Wajdi Mouawad au Festival d’Avignon. En étiez-vous?

Deux regards de spectateurs…éclairés par une nuit de théâtre avec Wajdi Mouawad.

7h40. Les oiseaux affolés crient dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes. C’est une fête au coeur de leur migration. Le public ovationne. Cela n’en finit pas. Depuis combien de temps la Cour n’avait-elle pas résonné, déraisonné ainsi ? Wajdi Mouawad rejoint sa belle troupe sur scène. L’homme est touché. Il entre dans l’histoire du Festival d’Avignon.

Comment un tel miracle a-t-il pu se produire ? Comment onze heures après, sommes-nous encore là, décomposés de bonheur, regards illuminés et couverts des sédiments déposés par nos imaginaires incendiés. Trois oeuvres ont fait leur travail. Nous avons fait la traversée. Ensemble. Car ce théâtre ne nous a jamais isolé, mais englobé dans un « vivre ensemble », une mémoire vive, une nation de spectateurs. Ce « nous » s’est construit tout au long de la nuit : à la troupe de comédiens sur scène répondait l’assemblée des femmes et des hommes venus le temps d’une nuit, se retrouver, dans la cour, «abattre ce mur», pousser les cloisons, pour un festin orgiaque de théâtre !

Le voyage du fils (exceptionnel Emmanuel Schwartz) pour enterrer son père dans sa terre natale (« Littoral »,), le périple de Jeanne et Simon, jumeaux, pour écrire l’histoire de leur mère décédée (« Incendies »,) l’enquête de Loup sur ses origines («Forêts») : autant de destinées qui finissent par se relier à la nôtre. Combien de deuils impossibles à faire, d’origines non élucidées, de chagrins enfouis parmi les spectateurs ? Pour créer un théâtre humaniste, il faut nous traverser et ne pas nous prendre de haut. Mouawad le sait. Pour cela, La Cour d’Honneur est priée de perdre de sa superbe : il l’habille de sons à l’aide d’un long rideau de lamelles qui, par léger mistral, produit une caresse auditive. Ce soir, point de décor imposant, tout n’est que chaises, murs lacérés, lumières horizontales, tables de bois, petit et grand cahier : avec peu, on fait beaucoup ! Ces objets portent encore l’empreinte des corps des ancêtres et des jeux de l’enfance. Son théâtre suinte ; sa scène transpire : le liquide est partout. Du vivant. Même les mots s’humanisent par cette palette d’accents qui jouent avec le Français comme autant de sonorités métissées au coeur de nos histoires enchevêtrées.

Ici, l’homme travaille, ne renonce jamais face au poids de la transmission : on s’émancipe pour ancrer l’histoire dans un futur à réinventer : cela en est presque magique. Avec Mouawad, les liens sont si tissés qu’ils vous accueillent pour soulager vos peurs et vos pleurs : ressentir sa mère trop tôt disparue, imaginer la grand-mère que l’on n’a pas connue, retrouver le frère, le jumeau, pour se rassurer et calmer sa violence. Et l’on traverse les terres (dans le désert, au loin, dans la forêt de France, pays des contes et des légendes) pour aller vers la mer ; et l’on traverse les corps décomposés, statufiés et dansés.

De ces terres arpentées et labourées, nait le jardin des délices.

Mouawad fait d’une scène le tableau du peintre, la focale du photographe. Tout n’est que visions inanimées que l’artiste «mouvemente». Ses arts florissants  nous redonnent de l’unité, recollent les morceaux : cela va chercher loin tout ça.

Il me faut maintenant revenir.

Pascal Bély – Le Tadorne

 

Loup, Nawal, Wilfrid… J’ai fait votre connaissance le temps d’une nuit. Une rencontre issue de l’écriture de Wadji Mouawad .  Une journée s’est écoulée, et pourtant, je vous entends encore, je vous vois encore, je vis avec vous encore.

Douze heures. Il a suffi de douze heures de représentation dans le lieu magique de la cour d’honneur, pour être ému. C’est dans un élan naturel que je me suis levé pour vous applaudir au petit matin. La couverture, qui a recouvert mes jambes durant la représentation, est tombée à terre, comme ses corps torturés, en mal d’existence, chahutés par la remarquable écriture de son auteur.

Je vous ai scruté du regard de spectateur que je suis. En entrant dans l’enceinte du palais des papes, j’étais un, en ressortant, j’étais un autre. Oui, car l’écriture de Wadji Mouawad bouleverse, met en lumière la véritable nature humaine. Il s’agit d’un théâtre de l’humain, fait de chairs, de sentiments, d’amour.

L’année dernière, vous m’aviez fait exploser l’idée du cadre identitaire que je me représentais avec votre pièce « Seuls ». Aujourd’hui, vous m’avez  ouvert les yeux sur notre condition humaine et je vous en remercie.

C’est à l’unisson que le public vous a regardé, c’est à l’unisson que nous vous disons bravo.

Laurent Bourbousson.

 

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Au Festival d’Avignon, le public combattant de Maguy Marin.

Ici, la pénombre éclaire, car nous avons soif de clarté. Ils sont neuf à arpenter la scène, à disparaître puis revenir, car le travail est long. Sera long. L’humain a besoin de temps.  A ceux qui attendent du mouvement dansé, je les invite à lâcher, pour une fois. La chorégraphe Maguy Marin n’a plus à répondre à ce type d’injonction.  Moi, je n’ai plus à accepter d’entendre cette paresse de la pensée (« mais ce n’est pas de la danse » !) née d’un imaginaire verrouillé qui laisse faire le « reste » tant que l’on n’a pas eu sa part de gâteau.

Ce soir, « Description d’un combat » me tombe dessus. Ils sont neuf, habités par les textes d’Homère, de Victor Hugo, de Peguy et de bien d’autres, convoqués pour la circonstance afin d’évoquer les combats entre les Argiens (une tribu grecque) et les Troyens. C’est le retour de ces textes mythiques récités par les danseurs comme s’ils déclinaient la liste des horreurs nées de toutes les guerres. Des costumes d’apparat dorés posés sur le sol se mêlent aux tissus rouge sang : cette orgie de couleurs rappelle le magma des doctrines concentrationnaires et des idéologies nationalistes. C’est impressionnant parce que les mouvements des corps les dévoilent peu à peu. En se déplaçant, les danseurs se transforment en étendards et le nationalisme se fait tableau. À ce moment précis, Maguy Marin s’adresse à notre conscience en convoquant le symbolique.

Alors que nous distinguons à peine leurs visages (mais d’où viennent ces voix ?), ils endossent ceux que nous avons ensevelis. À force de croire que l’histoire est un passif, nous ne voyons plus que nous construisons aujourd’hui une amnésie collective. À les voir ainsi, je pense à l’Allemagne et son courageux travail sur la mémoire. À l’opposé de notre pays qui même lors d’un conflit social dans les DOM-TOM, est incapable d’interroger sa mémoire vive.

Ils avancent puis disparaissent parfois dans le noir du fond de la scène. Comme un éternel recommencement.

Des corps, couverts d’armures, apparaissent peu à peu.

Le désastre.

Gorge nouée.

Leurs pas sur le gravier évoquent nos cimetières et la disparition du végétal.

Le génocide.

Tremblements.

Assis, au milieu de ces armures, il déclame un texte de Charles Peguy dont le sens m’échappe. Mais la tragédie m’envahit. De tout mon corps.

Je suis un homme de ce monde. Je suis traversé d’histoires. J’accepte d’en endosser le poids pour ne pas oublier : là-bas, leurs guerres, sont nos insomnies.

Pascal Bély – Le Tadorne.

"Description d'un combat", par Maguy Marin 8 au 16 juillet 2009 au gymnase Aubanel dans le cadre du Festival d'Avignon.
Photos : © Christophe Raynaud de Lage
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Raimund Hoghe et Faustin Linyekula jettent leurs cailloux sur Montpellier Danse.

Dans le hall du Théâtre Universitaire Paul Valéry, une spectatrice attend. Elle semble avoir rendez-vous avec le chorégraphe allemand Raimund Hoghe qui, chaque année ici, renverse, bouleverse le public. Je m’approche d’elle ; nous échangeons quelques informations sur la météo locale, et l’environnement du théâtre. Nous abordons la vie culturelle à Montpellier. À ce moment précis, la danse nous sépare : elle la découvre au cours de ce festival. Les mots trébuchent, et l’intimidation la submerge. « Je n’ai pas les mots pour parler de danse » me dit-elle. À quoi lui répondis-je : « Vos mots sont vos ressentis ». Trente années de festival n’y ont rien fait : le discours autour de la danse reste excluant, presque anti démocratique. Mais qui cela intéresse-t-il ? Raimund Hoghe assurément. Nous entrons côte à côte. Nos langages se croisent déjà.
La scène est immense, totalement dépouillée à l’exception d’un petit tas de cailloux. Notre humanité est là : toute à la fois atrophiée et imposante. La danse a commencé. Ils arrivent ensemble, mais séparés. Lui, c’est Faustin Linyekula, chorégraphe congolais. Lui, c’est Raimund Hoghe, ancien dramaturge de Pina Bausch, chorégraphe et bossu depuis l’enfance. Leurs corps incarnent un territoire mêlé qu’une vision du monde éloigne. Les feuilles de papiers délicatement posés tout autour de la scène par Raimund  évoquent l’espace européen qui préserve son modèle de développement. Surtout ne pas se fier aux apparences : la douceur de Hoghe est une bombe à fragmentation. Ces stèles mortuaires glacent. Seraient-elles celles des sans-papiers ? Pendant ce rituel funéraire, Faustin trace avec son petit tas de cailloux des chemins sinueux. La rencontre entre les deux hommes est-elle possible ? Raimund ne bouge plus : notre modèle industriel, social et culturel ne créée plus la relation ouverte. Faustin erre, sans titre, sans papier. Il est notre héros qui marchait sur la lune il y seulement trente ans. Sa danse compliquée et tortueuse les éloigne. La scène symbolise l’écart : 20% de la population mondiale consomme 80% des ressources de la planète.

Alors, place à l’art ! Il va nous offrir d’autres itinéraires, non moins sinueux. Alors que les cailloux s’incrustent dans les corps et crée l’espace de la confrontation, ils tombent pour Faustin, sont jetés par Raimund. La danse met en mouvement le minéral dans le biologique et provoque la régénérescence. La rencontre artistique par le partage permet à chacun de faire son chemin, à partir de nouvelles formes esthétiques (la bosse de Raimund et les plis du corps musclé de Faustin forment le paysage de l’imaginaire). Symboliquement, la danse est un modèle d’élargissement : elle ne puise pas la ressource pour appauvrir l’autre, mais  créée le bien commun et les esthétiques de la rencontre (ndlr: et si les Centres Chorégraphiques se transformaient pour s’ouvrir?)

Avec un propos accessible,  « Sans titre » de Raimund Hoghe, libère le spectateur par la poésie. Il crée à l’aide d’une bougie, d’un tas de feuilles de papier et vingt cailloux. De la rareté éclot le sens. Point de langage descendant, tout nous revient et leur revient ; de la danse de Raimund Hoghe naît la rencontre à l’image de la dernière scène où le blanc et noir se fondent pour créer un corps commun riche de nouvelles articulations. Sublime !

Elle me regarde puis me dit : « Cette oeuvre est une émotion qui se niche dans toutes les parties de notre corps ».

Martine, traçons nos chemins avec nos cailloux, mêlons nos mots et ouvrons ensemble l’espace de la rencontre autour de la danse!  Il y a urgence. Un certain Président de Région (Monsieur Frêche), cofinanceur du Festival, a une tout autre idée de la danse.

Pascal Bély- Le Tadorne

"Sans titre" de Raimund Hoghe a été joué les 2 et 3 juillet 09 dans le cadre du festival Montpellier Danse.
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A Montpellier Danse, Israel Galván : nous surmonterons…

C’est un triomphe. Un tonnerre d’applaudissements. Le public de Montpellier Danse, après s’être lâché dans les plis et replis orgiaques de Blanca Li quelques jours auparavant, reprend ses esprits pour admirer la tête haute et le regard fier, l’immense Israel Galván. On en oublie vite le titre : « El final de este estado de cosas, redux ». Incompréhensible. La feuille de salle précise un peu mieux l’intention: c’est une lecture très personnelle sur le texte biblique de l’Apocalypse, « unique manière de comprendre un texte comme celui-là ». Et puis, une promesse : que la patá, en atteignant des « dimensions stratosphériques », « abattra le monde » et nous aidera à faire face à n’importe quelle catastrophe, n’importe quel chagrin. Cela tombe plutôt bien, notre président est si petit.

Alors, il fait face. À lui-même. À son art. Masqué, il nous offre dès les premières minutes une mise en scène époustouflante. Dans un petit carré de sable, il danse l’essence, les sens. Pureté absolue. Le masque tombe. Tout peut commencer. Soudain, sur un écran vidéo, un extrait de NON, pièce musicale et chorégraphique conçue par le compositeur Zad Moultaka, créée le 2 juin 2006 à Beyrouth à l’occasion du premier anniversaire de l’assassinat de Samir Kassir. Yalda Younes, disciple d’Israel Galván, danse cette résistance à la guerre et à la violence sur la bande son faite à partir du bruit des tirs d’une nuit de guerre.  Le combat est là : la danse coûte que coûte. C’est de nouveau époustouflant. Et qu’importe la qualité de l’image : sur scène, le flou nous éclaire. Alors que le rideau se lève, il poursuit. La scène, montée sur ressorts, fait échapper la poussière. Sous ses pieds, il terrasse. Le pacifisme a sa danse de guerre. Exceptionnel.

J’en tremble.

Vous avez dit danse contemporaine ?

Non, c’est au-delà.

Il ose se travestir. En rouge et noir. Avec de gros seins. Le masculin dans le féminin ; le genre au-delà du sexué. La patá terrasse les clichés. Exceptionnel.

Ines Bacan s’assoit. Une voix, au milieu de tous ces hommes. Sur sa gauche, un ensemble traditionnel andalou ; sur sa droite, un groupe rock, Orthodox, dont les musiciens portent une capuche grise, genre Ku Klux Klan. “Il va falloir y aller” pense-t-il peut-être. Le rock, musique du diable, embarque la voix d’Ines Bacan dans des profondeurs inouïes, puis incarnées dans le corps d’Israel. À ce moment précis, le flamenco électrise. C’est un Nouveau Monde, celui où le rock enrôle. Exceptionnel.

Mais où va-t-il ? Ce n’est pas fini ?

Ma voisine de gauche pleure.

Mon voisin de droite serre la main de son amie.

Et le Corum applaudit. C’est plus fort que tout. C’est notre patá.

Il continue d’affronter les démons, les diables, les Satan. Il s’approche de sa destinée. Dans trente minutes, Angelin Preljocaj prend la relève à l’Opéra de Montpellier avec « le funambule » de Jean Genet. Il tremble aussi. Qui est le funambule de l’un, l’aimant de l’autre ?

C’est alors que le corps d’Israel Galván devient une caisse de résonance, une antichambre de la mort. Il danse et joue avec elle.  Son corps tambourine et se fracasse. L’orchestre est alors une symphonie mortuaire qui finit par l’aspirer. Rideau. Du jamais vu. Dans une heure, Angelin Preljocaj nous fera entendre lui aussi le corps brisé. Entre eux, une onde se propage: le corps est le bruit de l’ambivalence du danseur. Sur un fil.

Mais l’onde de choc est à venir. La dernière scène est un séisme. Nous retenons notre souffle. Des gravats de Beyrouth, Israel bâtit sa cathédrale pour y mourir.

« El final de este estado de cosas, redux » est une oeuvre sacrée

Pascal Bély – Le Tadorne

« El final de este estado de cosas, redux » d'Israel Galván a été joué les 23 et 24 juin 2009 dans le cadre de Montpellier Danse.

photos : Luis Castilla

 

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Marie-José Malis: une hirondelle en réponse aux « faucons ».

Il nous reste le théâtre, quoiqu’il arrive.

En quittant le Théâtre Universitaire Antoine Vitez d’Aix en Provence, nous sommes sereins, sûrs d’avoir été respectés, considérés comme des sujets échappés d’une société médiatique et politique qui ne sait plus nous parler sauf à nous abreuvoir de considérations stratégiques et d’incantations à consommer toujours plus. La metteuse en scène Marie-José Malis et sa compagnie « La Llevantina » ont présenté « Le prince de Hombourg » de Heinrich von Kleist dans ce petit théâtre au coeur d’une université en grève. La représentation fera date.

Pourtant, dans la file d’attente, nous sommes quelques-uns à nous inquiéter : « Trois heures ? Allons-nous résister ? ». La durée de l’oeuvre se confronte déjà avec le temps de la société de l’information et de la consommation. Derrière cette inquiétude, s’en cachent d’autres : « Serais-je compétent?», « Suis-je encore en capacité de penser après une journée de travail? », « Le théâtre de texte peut-il encore m’émouvoir dans une société de l’image? ». Je choisis le premier rang.

Les lumières éclairent le plateau, mais aussi les gradins. La sensation d’être dans un « dedans dehors », espace du sujet autonome, est immédiate. Le décor est celui d’une salle des fêtes des années soixante incluant une petite scène de théâtre d’où je distingue sur le fronton les initiales : « RF ». Le théâtre dans le théâtre : cette mise en abyme fait le pari de la complexité. La fête, le divertissement, la patrie, s’incluent dans le  débat philosophique : Marie-José Malis relie ce que notre société clive. Mon inquiétude disparaît.

C’est alors qu’il apparaît, éclairé par une lumière hypnotique. Ce prince (stupéfiant Victor Ponomarev) est un doux rêveur. Il est juste assez rond pour vous envelopper de ses mots d’amour destinés autant au théâtre qu’à sa fiancée Nathalie (troublante Sylvia Etcheto). La couleur de ses yeux cernés propage la tension du poète. Nous sommes en guerre (les Suédois approchent) mais il est ailleurs. Le temps s’étire, les voix caressent et le spectateur poétise. La mise en scène pose un principe : les acteurs n’ont nullement besoin d’hurler pour se faire entendre. Ils incarnent avec brio le corps « institué » pour affirmer le sens (intimidant Didier Sauvegrain dans le rôle du Grand Électeur, impressionnant Claude Lévèque dans la peau du colonel Kottwitz). Le corps « biologique » personnifie l’émotion et sa fragilité diffuse une énergie vitale communicative (inoubliable Hélène Delavault). La guerre est là et notre Prince poète est rappelé à cette réalité. Il doit partir au front, quitter la petite scène de sa vie pour celle de l’Histoire. Alors que le Prince désobéit et provoque l’assaut contre l’ennemi suédois, il gagne la guerre. L’Électeur de Brandebourg le condamne alors à mort pour désobéissance à la loi.

Par un jeu subtil de lumières, Marie-José Malis nous positionne au coeur du débat. Alors que les néons symbolisent le principe absolu de respect des règles qui protège la démocratie, les lumières orangées rappellent la décision intuitive du Prince.

La mise en scène enchevêtre l’ordre et le chaos par une utilisation recherchée de l’espace de la salle des fêtes et de sa petite scène de théâtre. Car il en est ainsi des questions complexes : loin de cliver, Marie-José Malis met en abyme (la force de la loi avec en arrière plan la tragédie du Prince). A l’écart du totalitarisme ambiant de notre société, la fragilité a toute sa place ici. Elle s’entend même alors que résonne la voix d’Anthony and the Johnsons dans “Hope”. Pour affronter ce débat, Marie-José Malis s’appuie sur la force du collectif et donne au jeu des acteurs l’espace pour que le sens ne soit jamais étouffé. Elle offre au spectateur les ressources pour qu’il ne tombe jamais dans une sensiblerie qui l’empêcherait de réfléchir aux enjeux politiques et sociétaux d’un tel dilemme.

Cette troupe nous fait aimer passionnément le théâtre : les comédiens, en incarnant l’humilité, nous libèrent du poids de leur statut et nous permettent d’élaborer notre pensée.  Et l’on s’interroge sur la confusion du dernier acte alors qu’Heinrich von Kleist permet une issue heureuse et où viennent s’immiscer des textes du philosophe Alain Badiou.

On ne résiste décidément pas au chaos sublime de Marie-José Malis. « Yes, we can ».

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Le Prince de Hombourg” par Marie-José Malis a été joué les 3 et 4 avril 2009 au Théâtre Antoine Vitez d’Aix en Provence.

A Arles les 7 et 8 avril puis au Forum de Blanc-Ménil les 14, 15 et 16 mai 2009.

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Vertigineuse Nacera Belaza.

 « Un jour, je parlerais moins / jusqu’au jour où je ne parlerais plus »

Alain Bashung n’est plus.

« Le cri », chorégraphie de Nacera Belaza accueille ma profonde tristesse en ce dimanche ensoleillé sur Marseille. Elles sont deux s?urs à danser, à me tendre les bras, pour aller me chercher, là où je suis. Regard embrumé, je fixe leur toute première apparition. La lumière est douce et leurs corps émergent à peine. Elles semblent venir de loin. La Callas chante tandis que la voix sensuelle de Larbi Bestam se fait entendre comme un cantique. Elles sont deux à faire le même geste avec leurs bras et les pieds joints, telle une prière, comme pour forer l’insondable.

Leur danse vient peu à peu et m’approche.

Elles sont deux, l’une pour rassurer, l’autre pour tendre la main.

Elles sont deux, image du double, de forces antagonistes prélude au chaos, de l’art qui surpasse l’artiste.

Elles sont deux pour décupler l’imaginaire du spectateur avec leurs bras, armes du poète.

Elles sont deux tandis qu’une partie de moi est partie avec Bashung.  Il m’a laissé là, en rade : « Gaby, je sens comme un vide ».

Alors, elles s’approchent du bord de scène et la Callas chante la Traviata de Verdi. La voix d’Amy Winehouse s’en mêle. Je ressens le « vertige de l’amour » alors qu’elles s’éloignent en fond de scène, comme si le rock enchevêtré à l’opéra faisait v?u d’éternité.

Avec leurs bras, elles malaxent, « l’argile prend forme / l’homme de demain sera hors norme/ un peu de glaise avant la fournaise/ qui me durcira ».

Avec leurs bras et leurs pieds joints, elles transforment la scène en cathédrale pour la transcender.

Me voilà avec elles, pris de tourbillons, comme si à force de me faire tourner la tête, elles avaient puisé l’inépuisable : je n’en finirais donc jamais d’aimer les artistes.

« Madame rêve ad libitum
Comme si c’était tout comme
Dans les prières
Qui emprisonnent et vous libèrent
 »

Pascal Bély – Le Tadorne

” Le cri” de Nacera Belaza a été joué le 15 mars 2009 au Théâtre du Merlan de Marseille.

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OEUVRES MAJEURES

Avec « Turba », la danse de civilisation de Maguy Marin.

Qu’écrire sur cette oeuvre chorégraphique non identifiée que même Télérama est incapable d’entendre et de voir par paresse et démagogie? Elle résiste à toutes les classifications. Est-ce de la danse, du théâtre ? Mais à quoi peut bien servir cette question aujourd’hui ?

Elle ne fait référence à aucun courant des arts de la scène. On n’y danse pas au sens strict du terme, mais on y célèbre le mouvement. Nuance. Elle fait parfois tousser le public du Corum de Montpellier (à croire qu’une épidémie de tuberculose s’est abattue sur la ville), provoque des passages à l’acte (au Théâtre de la Ville à Paris, certains spectateurs sont montés sur scène), rend la critique incompétente (la Voix du Nord, Nord Eclair), clive le public à partir d’un débat impossible (car de quoi, de qui parle-t-on ?). « Turba » de Maguy Marin est donc dans un « ailleurs » qui bouleverse la place et le rôle du spectateur et nous oblige, avec radicalité dirons certains, à nous déplacer.

Cette oeuvre propose un espace, mais ne fait rien à notre place. C’est à nous de construire notre chemin entre des extraits de « la nature des choses » du poète – philosophe Lucrèce  et une scène, elle-même délimitée par des acteurs – spectateurs, métaphore du cimetière de nos certitudes et du chaos naissant. Le poète René Char écrivait : « De quoi souffres-tu ? De l’irréel intact dans le réel dévasté ». Aujourd’hui, notre réel est dévasté et Maguy Marin nous propose sa révolution poétique, faite de pluralité culturelle, linguistique, et de grande mobilité à l’heure où certains s’imaginent encore un monde constitué de murs infranchissables.

Ici, la collectivité poétique pense l’action politique.  « Turba » n’est donc pas un spectacle de divertissement, mais une oeuvre de civilisation. Elle « civilise » le spectateur en ces temps de perte des valeurs, d’incommunicabilité, de refus de la diversité comme levier du changement. Elle ne nous apprend rien, mais nous rend l’essentiel.  Cette oeuvre est sur scène, mais elle pourrait être ailleurs (dans nos rêves alors que nous rêvons de maman, des frères et soeurs ; en plein désert alors que nous hallucinons). Elle est sur scène, nous  sommes ailleurs, mais nous donnons. Nous donnons de notre imaginaire pour communiquer avec les acteurs, pour chorégraphier les corps à mesure qu’ils s’avancent vers nous, pour créer la musique des mots en nous appuyant sur nos ressources poétiques.

« Turba » peut nous redonner confiance en nos capacités à lâcher prise. Ce théâtre-là s’inscrit dans la durée (elle dépasse le cadre horaire de la représentation). Intuitivement, nous ressentons qu’il se passe quelque chose d’essentiel sur scène, mais il nous faudra du temps, de la distance, pour repérer  cet événement.

« Turba » est à l’image d’un frémissement démocratique : alors que l’on croyait que tout était fini, le théâtre est là pour nous encourager à retrouver dans le passé ce qui pourrait nous aider à  réinventer le monde.

Pascal Bély – Le Tadorne

“Turba” de Maguy Marin et Denis Mariotte a été joué le 12 mars 2009 au Corum de Montpellier dans le cadre de la saison de “Montpellier Danse”.