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2012, ma panne de danse.

Être spectateur de danse a été particulièrement difficile en 2012. Je ne reviens pas sur la disparition de l’art chorégraphique dans les théâtres de mon territoire (Aix – Marseille- Martigues), ni sur les deux festivals qui atomisent la danse, faute de projet de développement. Seule la création de Klap à Marseille sous l’impulsion de son directeur, Michel Kelemenis, a donné l’outil de travail dont les artistes avaient besoin. Peu à peu, Klap s’impose comme un lieu incontournable. Nul doute que les chorégraphes reviendront à Marseille. Mais il faudra du temps et un changement radical à la tête des établissements culturels  pour que la danse retrouve un public.

Chaque année, le Festival d’Avignon réussissait à combler le marasme marseillais. En 2012, il l’a accentué. Le bilan chorégraphique du festival a été mauvais (à l’exception notable de «Tragédie» d’Olivier Dubois): une danse cérébrale, célébrant les bons sentiments, s’enfermant dans une esthétique  influencée par les arts «plastiques» où le corps n’est que matière…Pour la première fois cette année, la danse ne m’a pas permis de penser la complexité.

La Biennale de la Danse de Lyon, originale à plus d’un titre sous la direction de Guy Darmet, ne m’a pas convaincu avec sa nouvelle directrice, Dominique Hervieu. Elle fut globalement sans surprise avec l’étrange sensation que la danse n’est qu’un produit de communication courante…Quant à Montpellier Danse, une santé défaillante ne m’a pas permis de suivre les spectacles que j’avais programmés. Me reste le merveilleux culot artistique de Radhouane El Medeb et de Thomas Lebrun ainsi que le parti pris plastique assumé de Mathilde Monnier.

C’est ainsi que j’ai parcouru les théâtres, parfois découragé, à la recherche de cet art qui nourrit le projet de ce blog depuis 2005.

2012 a été l’année d’Olivier Dubois. Il m’a tenu éveillé. Il a nourri ma relation à la danse. Il l’a fait par une approche de l’humain englobé dans une humanité célébrée et éprouvée par les danseurs et le spectateur. Pour lui, interprètes et publics forment un tout: scène et salle se répondent en continu. «Révolution», «Rouge» et «Tragédie», trois chorégraphies liées par une quête absolue de l’émancipation. Le corps est une conquête; la danse d’Olivier Dubois est sa révolution.

Avec «Mahalli», la chorégraphe libanaise Danya Hammoud m’est apparue comme une «sœur» d’Olivier Dubois. Ces deux-là ont
d’étranges “matières”: une chair politique pour une révolution sociale. Danya et Olivier sont probablement habités par une vision commune: le travail sur soi est politique.

Autre introspection réussie, celle d’Israel Galván qui a affronté le flamenco traditionnel. Avec «La curva», à partir de ses racines et de ses rites, il l’a fait trembler sur ses bases jusqu’à ouvrir ses entrailles et accueillir la modernité. Ce fut exceptionnel d’assister à la décomposition d’une partition qui se consume pour inventer l’Autre musique, celle d’un flamenco théâtral.

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Autres métamorphoses sidérantes. Au Festival d’Avignon, sous le plateau de la Cour d’Honneur, le performeur sud-africain Steven Cohen a fait du corps intime un territoire de la Shoah. Exceptionnel. Quant à Mitia Fedotenko dans le «Sujet à vif», il a réussi son pari artistique avec François Tanguy: celui d’oser chorégraphier un Hamlet déchiré entre le Danemark et la Russie de Poutine.

En 2012, il y a bien sûr eu le rendez-vous incontournable avec Maguy Marin et Denis Mariotte. «Nocturnes» fut dans la continuité des œuvres précédentes. Là où j’attendais une rupture esthétique, Maguy Marin ne m’a probablement pas surpris. Seulement accueilli par un propos assumé sur la fragmentation barbare du sens, sur l’éclatement d’une humanité piétinée.

Après «Un peu de tendresse, bordel de merde !» présenté à Avignon en 2009, nous étions nombreux à scruter sa nouvelle création à la Biennale de Lyon. «Foudres» de Dave St Pierre m’a une fois de plus enchanté sans que je sois surpris. Devenus de grands malades de l’amour consumériste, il nous faut réapprendre à danser, à nous habiller de nos costumes de bal pour nous entrainer à nous lâcher au bon moment, à nous reprendre quand le rythme l’impose. Beau propos, certes convenu, mais si vivifiant !

Avec «Brilliant corners», Emanuel Gat m’a littéralement subjugué par sa visée du groupe. Rarement, je n’ai ressenti, avec une telle
précision, la complexité des mouvements vers le collectif où, à l’image des communautés sur internet, le groupe se déplace pour amplifier la relation horizontale et s’approprier de nouveaux territoires. Le collectif relie les fragments et avance jusqu’à produire la lumière du spectacle. Magnifique !

Combien de chorégraphes considèrent la musique comme fond sonore pour chasser un silence pourtant vecteur de sens ?  Avec Maud le Pladec et l’ensemble musical Ictus, je me souviens avoir vécu cinquante minutes euphorisantes, énergisantes, palpitantes où mon corps a eu quelques difficultés à contrôler mes pulsationsrock’embolesques. «Professor/Live» a  vu trois danseurs virtuoses restituer avec humour et présence, le rock électronique et symphonique du compositeur Fausto Romitelli. Inoubliable.

Il me plaît de terminer ce bilan 2012, par une rencontre. Celle avec  Alexandre de la Caffinière qui lors de «Questions de danse» nous a présenté un extrait de «Sens fiction» (œuvre à voir les 16 et 17 février au Théâtre des Pratiques Amateurs de Paris). Avec deux danseurs (troublants Anaïs Lheureux et Julien Gaillac), il a composé une œuvre délicate au croisement de la musique électronique et d’une scénographie numérique. Tandis que le paysage chorégraphique est saturé de musiques chaotiques et de vidéos conceptuelles, Alexandre de la Caffinière a fait un tout autre pari: celui d’un environnement numérique au service de la danse, pour des corps en mutation, vers la métamorphose d’une relation duelle. Chapeau, à suivre…

Je vous propose de continuer la route en 2013, année où Marseille sera capitale européenne de la culture. La danse y occupera une place scandaleusement faible. Il va falloir chercher, voyager, se déplacer. Putain de danse !

Pascal Bély – Le Tadorne.

1- Olivier Dubois; “Rouge” – Festival Uzès Danse. /  “Révolution”- Le 104, Paris. / “Tragédie” – Festival
d’Avignon.

2- Radhouane El Medeb, Thomas Lebrun; “Sous leurs pieds, le paradis” – Festival Montpellier Danse.

3- Israel Galvan; “La curva”- Théâtre de Nîmes.

4- Emanuel Gat; “«Brilliant Corners» – Pavillon Noir d’Aix en Provence.

5- Mathilde Monnier; “Twin paradox” – Festival Montpellier Danse.

6- Maguy Marin – “Nocturne” – Biennale de la Danse de Lyon.

7- Maud le Pladec – “Proffesor / Live” – Festival « Les musiques », Marseille.

8- Danya Hammoud – « Mahalli » – Festival Montpellier Danse.

9- Mitia Fedotenko – « Sonata Hamlet » – «Sujet à vif », Festival d’Avignon.

10- Dave St Pierre – Création Biennale de la Danse de Lyon.

11- Alexandre de la Cafinière – « Sens fiction » – « Question de Danse » à Klap, Maison pour la Danse, Marseille.

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ETRE SPECTATEUR LA VIE DU BLOG OEUVRES MAJEURES

Dix oeuvres majeures en 2012.

Dix œuvres majeures ont jalonné l’année 2012. Quasiment aucune n’est venue à moi. J’y suis allé, au prix de nombreux déplacements et de temps passé à arracher une place. Dix œuvres de l’humain vers l’humanité, de soi vers nous. Dix œuvres pour hurler, se faire entendre au moment où l’Europe s’effondre. Dix oeuvres pour trouver l’embarcation qui ne promet rien, mais qui rêve du tout.

«La Mouette» mise en scène par Arthur Nauzyciel a divisé la critique lors du festival d’Avignon. Rarement, je n’ai ressenti une telle humanité en jeu: les artistes ont accueilli mes fragilités pour me restituer une vision sur la place de l’art dans une société en crise. J’en suis sorti plus fort, plus habité. Mouette.

«Dopo la Battaglia» est une autre victoire. Celle de Pippo Delbono. Son Théâtre n’a pas abdiqué. À corps et à cris, il a dénoncé, en célébrant la danse: l’incurie médiatique, la lâcheté du politique, l’inculture triomphante des communicants qui torturent le sens des mots pour tordre les corps épuisés par la crise. «Dopo la Battaglia» a été un moment généreux: par vagues successives de tableaux vivants, ce théâtre-là a porté haut «l’être» l’humain, et posé son écume sur nos corps desséchés. Pippo Delbono est l’héritier de Pina Bausch et poursuit son œuvre: faire confiance en l’intime pour questionner la folie du monde.

Avec «Tragédie», Olivier Dubois a frappé fort avec efficacité. Avec 18 femmes et hommes nus, il a créé «l’image», celle qui pourrait faire «humanité» pour chacun d’entre nous. Il a réussi à sculpter le groupe pour qu’émerge un tout: celui qui nous sauvera de notre tragédie de n’être qu’homme, entité sociale et sexuée. «Tragédie» m’a offert une vision éclairée de notre destin commun.

Sophie Calle n’est pas une artiste de théâtre. Elle expose. Et pourtant, elle a créé la scène autour de sa mère, décédée en 2006, jusqu’à lire quotidiennement son journal intime. «Rachel, Monique» était à l’Église des Célestins. Tel un rendez-vous avec une chanson de Barbara, nous y sommes revenus plusieurs fois comme un besoin vital de ressentir une nostalgie créative. Le 28 juillet 2012 à 17h, nous étions présents alors qu’elle lisait les dernières pages. Sophie Calle a créé le rituel pour nous rassembler, celui qui nous a tant manqué pendant le festival.

«Salle d’attente» de Krystian Lupa a été un choc théâtral en deux actes, porté par une troupe de quinze jeunes comédiens. Ils ont incarné avec force la vision d’un idéal européen en miettes à l’heure où la Grèce s’accroche vaille que vaille. Tandis que le deuxième acte nous incluait dans une «renaissance», le premier nous plongeait dans nos «inexistences». Choc frontal et bilatéral.

«Mesure pour mesure» de William Shakespeare par Thomas Ostermeier m’avait impressionné. Sur scène, j’y ai vu le jeu d’une civilisation épuisée par un système démocratique où le pouvoir pulsionnel transforme la raison d’État en déraison psychique. Un  cochon pendu métaphorisait notre piètre condition humaine prise en tenaille entre le religieux et la finance toute puissante. Ne reste que la justice pour décrocher ou choisir le croc le plus adapté…

Le collectif flamand tg STAN est moderne: son interprétation des«Estivants» de Maxime Gorki m’a littéralement emporté dans un système de pensée revigorant. Cette œuvre du début du 20ème siècle décrit un groupe en vacances d’été dans une datcha et qui «s’occupe» pour ne pas sombrer. Ici, les conflits entre amis masquent finalement un accord souterrain pour que rien ne change entre le marteau ou l’enclume, entre penser ou subir…

Le collectif berlinois She She Pop est culotté: avec leurs pères, trois actrices ont interprété «Testament», écriture théâtrale en deux dimensions (le texte du «Roi Lear» de William Shakespeare enchevêtrés dans des dialogues percutants entre pères et filles). C’est ainsi que fut abordée la délicate question de la transmission et de la prise en charge de la vieillesse par une génération frappée par la récession économique. Avec She She Pop, le testament a perdu sa valeur juridique, mais a gagné en altérité métamorphosant le théâtre de Shakespeare en un dialogue social régénérant.

Autre transmission avec Radhouane El Meddeb et Thomas Lebrun qui avec «Sous leurs pieds, le paradis», m’ont offert l’une des chorégraphies les plus sensibles de l’année. J’y ai vu Radhouane El Meddeb entrer dans la danse pour peu à peu se féminiser, embrasser la peau musicale d’Oum Kalthoum et y recevoir la force du baiser de la résistance. J’y ai vu une mer de courants artistiques où l’art chorégraphique a rencontré le chant. Sous leurs pieds, le théâtre a mis les voiles vers des contrées où la danse est un chant de la démocratie.

Autre voile, avec «La barque le soir» de Tarjei Vesaas, mise en scène par Claude Régy. À aucun moment l’embarcation n’est figurée: elle est bien là, au plus profond de notre imaginaire, en dialogue continu avec le corps qui danse (magnifique Yann Boudaud), avec le chaos de la scène vers la sérénité du tableau. Claude Régy sait créer l’espace où se rencontre le poète, l’acteur et le spectateur. Nous sommes liés, dans la même embarcation, celle qui nous guide vers un au-delà.

Entre les deux rives, notre unique bien-être: l’art comme embarcadère vers ces dix œuvres majeures.

1- “La mouette” par Arthur Nauzyciel (Festival d’Avignon)
2- “Dopo la Battaglia” par Pippo Delbono (Comédie de Valence).
3- “Tragédie» d’Olivier Dubois (Festival d’Avignon).
4- «Rachel, Monique» de Sophie Calle (Festival d’Avignon).
5- «Salle d’attente» par Krystian Lupa (Sortie Ouest -Béziers).
6- «Mesure pour mesure» par Thomas Ostermeier (Théâtre de l’Odéon, Paris).
7- «Les estivants» par la tg STAN (Festival d’ Automne de Paris).
8- ” La barque le soir” par Claude Régy (Festival d’Automne de Paris).
9- «Sous leurs pieds, le paradis» de Thomas Lebrun etRadhouane El Meddeb (Montpellier Danse)
10- «Testament» par She She Pop et leurs pères (Festival d’Automne de Paris).

Pascal Bély – Le Tadorne.