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AUTOUR DE MONTPELLIER Vidéos

« Pierre Rigal m’a presser ».

J’ai donc fait l’aller-retour express entre Aix en Provence et Montpellier pour ne rater sous aucun prétexte, la chorégraphie claustrophobe de Pierre Rigal, «Press» . Alors que la crise nous met chaque jour la “pression”, comment la danse peut-elle explorer ce ressenti ? Cet artiste hors du commun, nous a déjà habitués à prospecter des territoires réduits par nos systèmes de représentation.  Avec «Arrêts de jeu», il fit du football une pratique chorégraphique particulièrement étonnante. Avec «Érection», il transforma le passage de la position couchée à la posture debout en un beau mouvement complexe. Ce soir, son espace est celui d’une pièce de quelques mètres carrés, d’une chaise, et d’un bras articulé censé l’éclairer. Il m’évoque les minuscules caméras vidéo qui quadrillent nos villes. Son terrain de jeu ne cesse de se resserrer alors que le plafond descend et remonte, accompagné d’un grondement, tel un «plafond de verre» assommant les bonnes volontés dans les entreprises, les organisations syndicales et politiques.

Les quarante-cinq premières minutes sont de toute beauté. Notre homme tente d’ignorer cet espace qui veut le réduire. Il le transforme en caverne où il semble dessiner des figures rupestres. Son corps se prolonge par ses mains ; il se fond dans la matière. Sa silhouette est une apparition, une image furtive. Il est le danseur qui s’extirpe du corps. Je suis le spectateur qui se projette à travers ses mains. Moment d’autant plus sublime que mon regard pousse les cloisons. Pierre Rigal dépasse la pression matérielle en puisant dans l’immatérialité de l’art. Le propos pourrait paraître évident et pourtant. Il réussit là où tant de chorégraphes échouent : nous inclure pour nous dégager de la pression qui pèse sur le spectateur de danse.

Mais pourquoi ces quinze dernières minutes? Pierre Rigal quitte les parois pour interagir et jouer avec le bras articulé qu’il dévisse du mur. L’homme des cavernes devient l’homme-machine qui finit par se faire engloutir et disparaître. La danse colle à la proposition : la machine prend le pouvoir, s’introduit dans le corps, joue avec les affects. Pierre Rigal semble subir sa démonstration : il ne résiste pas à la pression d’avoir un propos explicatif, presque rationnel pour justifier la pertinence de sa danse.

Je me sens alors dans une posture d’évaluer sa performance physique et d’adhérer à ce consensus mou.

Retour express à la case départ.

Pascal Bély – Le Tadorne.

" Press" de Pierre Rigal a été joué le 24 mars 2009 dans le cadre de la saison de Montpellier Danse.
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EN COURS DE REFORMATAGE

Le spectateur suspendu dans « Sables et soldats » d’Oriza Hirata.

On ose à peine applaudir. Le public quitte peu à peu les gradins pendant que les artistes entrent et sortent de scène, en rejouant inlassablement leur traversée du désert. Alors qu’un message écrit en haut d’un mur, nous informe que « la représentation est finie » et nous souhaite de « bien rentrer », nous sommes une dizaine de spectateurs à ne plus vouloir partir. Il plane un doute et me revient la phrase de Samuel Beckett dans « Fin de partie »: «Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir». À ce moment précis, le théâtre est intemporel et flotte une atmosphère enveloppante d’apocalypse avec ce sentiment étrange qu’un autre monde est peut-être possible, qu’un « autre soi » est en marche.  Avec « Sables et soldats » créé au Théâtre2Gennevilliers, Oriza Hirata nous convie dans un espace paradoxal où le sable mouvant posé sur une scène suspendue par des cordes s’inscrit dans une mise en scène répétitive : tout change, mais rien ne change. C’est dans ce paradoxe qu’Hirata puise l’extraordinaire force poétique de cette ?uvre qui voit la rencontre improbable, en plein désert, de civils et de militaires où le sable fait vaciller notre civilisation qui ne sait plus très bien où elle va, où ce sable est le territoire vivant de notre inconscient individuel et collectif en période de « bataille intime ».


C’est une guerre entre soldats français et l’ennemi où se croisent un couple français de jeunes mariés en voyage de noces, une femme à la recherche d’un mari soldat disparu, d’un père et sa fille à la poursuite d’une mère qui s’est enfuie. Autant de destins qui s’enchevêtrent, où le rôle de l’un pourrait se jouer dans la vie de l’autre. Si bien que le spectateur n’observe pas. Il s’immisce dans les articulations, les contraires, les paradoxes grâce à son écoute: entre une guerre globale et le chaos le plus intime, entre le bruit des balles médiatiques et des armes silencieuses parfois enfouies comme des vestiges archéologiques, entre mouvement linéaire des acteurs et perte du sens de l’orientation, entre une France en guerre et ses soldats qui « ne font que marcher » (allusion aux valeurs universelles de paix que Sarkozy piétine ?).

Cette scène est sublime, car s’y joue une part de nous-mêmes dans une guerre « mondialisée »: on n’y évoque que l’amour, l’enfance, l’autre – soi disparu. Chacun semble chercher l’objet perdu, la quête d’un idéal, la part de soi enfoui par une histoire qui n’est pas la sienne.

Cette ?uvre finit donc par cheminer intérieurement. Elle n’intimide pas. Elle donne la vie. Elle est un espace de liberté qui fait de vous un spectateur – écoutant, un sujet, à la fois fragile et fort car respecté.

« Sables et soldats » d’Oriza Hirata est une oeuvre qui s’étire en longueur parce que nous sommes parfois un peu courts. Elle s’inscrit dans la temporalité de l’humanité qui la hisse au rang d’un chef d’?uvre théâtral intemporel.

Pascal Bély

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“Sables et Soldats” d’Horiza Hirata est joué jusqu’au 11 avril 2009 au Théâtre2Gennevilliers.

Photo: : pierregrosbois.net


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Au Festival d’Avignon, Fréderic Fisbach rend les gens de Séoul ennuyeux.


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FESTIVAL D'AVIGNON

Festival d’Avignon 2009 : le programme pour traverser la crise.


Le Festival d’Avignon symbolise l’état de notre société. C’est une caisse de résonance et la conférence de presse du 18 mars autour de la présentation de la 63ème édition n’échappe pas à cette isomorphie. Avant d’entendre le directeur Vincent Baudriller, le discours des politiques a souvent consterné. De la pure cuisine politique locale, loin des enjeux de la crise sociale et de la fonction que pourrait y jouer le spectacle vivant. À voir ce mille-feuille (Mairie, Communauté d’Agglomération, Etat, Conseil Régional, Conseil Général) se transformer sous nos yeux en une strate fossilisée, on prend conscience du déficit démocratique dont souffre notre pays, de l’écart grandissant entre le milieu de la culture et ceux qui nous gouvernent.

Le Festival d’Avignon sera donc l’une des rares manifestations où les citoyens vont pouvoir discourir sur l’état du monde sans être pris en flagrant délit d’intelligence. Pour cela, la Direction a choisit d’élargir notre regard sur le théâtre par de multiples articulations avec le cinéma (Amos Gitai avec « la Guerre des fils de la lumière contre les fils des ténèbres », Federico Leon avec « Yo en el Futuro »), avec les nouvelles technologies (Denis Marleau avec « Une fête pour Böris »),  et en donnant au récit sa fonction de relier l’intime et le sociétal.

Entre Beyrouth et Montréal, Madagascar et Le Caire, Anvers et Marseille, Varsovie et Buenos Aires, Gand et Haïfa, Nantes et Brazzaville, Séville et Modène, jamais le festival ne m’est apparu aussi cosmopolite, ouvert sur les réalités d’un monde complexe. Pour appréhender la crise globale, le Festival nous offre l’opportunité de développer notre vision globale, en multipliant les angles de vue et les territoires. Ainsi, nous pourrions nous retrouver collectivement dans une “clairière“, espace émergeant qui échappe, d’après Wajdi Mouawad (l’artiste associé), à la maîtrise de l’homme et permet l’art de la conversation.

On commencera probablement par scruter le ciel de la Cour d’Honneur tout au long d’une nuit proposée par Wajdi Mouawad pour l’intégrale de ses trois pièces (« Littoral », « Incendies », « Forêts ») avant de voir la quatrième (« Ciels ») dans l’espace déshumanisé du Parc des Expositions de Chateaublanc. Cette « traversée » donnera  l’opportunité à Mouawad de remettre en question ce quatuor. Le public d’Avignon participera à coup sûr à ce processus !

L’intention est-elle la même pour le Marseillais Hubert Colas ? Il présentera sa trilogie (« Mon Képi Blanc », « Chto » et « Le livre d’or de Jan »). Deux furent jouées dans le cadre de l’excellent festival marseillais « Actoral ». C’est certain, Colas rencontrera le public d’Avignon.

À peine intronisé lors de l’édition de 2004, Jan Lauwers nous revient cinq ans plus tard avec lui aussi sa trilogie. Deux pièces sont déjà connues (la magnifique « Chambre d’Isabella » et en réchauffé, l’indigeste « bazard du homard ». On sera attentif à « La maison des cerfs », sa dernière création pour vérifier si Lauwers peut encore nous parler du monde en stimulant notre imaginaire.

Entre intime et sociétal, Pippo Delbono sait créer les passerelles. Avec « La menzogna », j’entends d’avance l’enceinte de la Cour du Lycée Saint-Joseph résonner. Du spectacle vivant. Hurlant.

Tout comme le chorégraphe Rachid Ouramdane qui avec « Des témoins ordinaires » et « Loin » évoquera sur scène la mémoire des exilés et des torturés. Beau partage en perspective. Autres plaies, avec le québécois Christian Lapointe qui avec son « CHS » donnera à voir et à entendre le corps brûlé. Les corps de Nacera Belaza avec “le cri » risquent par contre de provoquer le débat sur la relation particulière qu’elle entretient entre la danse et le public. On n’ose encore imaginer ce que nous prépare Maguy Marin. Mais du débat, du conflit, il y aura et l’on ne se privera pas de faire quelques liens avec le propos percutant que nous promet Jan Fabre avec son « orgie de la tolérance ». Le chorégraphe canadien Dave St-Pierre viendra poser par la suite un baume chorégraphique sur nos plaies ouvertes avec « Un peu de tendresse, bordel de merde ! ».

Vous l’aviez rêvé, le Festival programme le polonais Krzysztof Warlikowski dans la Cour d’Honneur avec « (A)pollonia » pour y dévoiler la complexité de notre humanité à partir d’extraits d’Euripide, Eschyle, Hanna Crall… On nous promet une ?uvre pluridisciplinaire. Ce sera aussi un détour par les Grecs pour Joël Jouanneau avec « Sous l’?il d’?dipe » d’après Sophocle et Euripide, avant que no
us plongions dans l’atmosphère de crise sociale et amoureuse de « Casimir et Caroline » par Johan Simons et Paul Koek dans la Cour d’Honneur.

La crise de civilisation va donc s’incarner cet été. La France ne sera pas en reste avec Jean-Michel Bruyère et « Le préau d’un seul » qui mettra en scène l’outil policier qu’est le camp de rétention. On reviendra avec Thierry Bedard et l’écrivain malgache Jean-Luc Raharimanana sur les massacres de l’armée française à Madagascar en 1947 et sur le caractère inextricable des conflits au Proche-Orient avec Lina Saneh et Rabih Mroué (« Photo-Romance »). Le collectif Rimini Protokoll avec « Radio Muezzin » tentera d’humaniser notre vision sur l’Islam tandis que Christoph Marthaler (futur artiste associé en 2010 avec l’écrivain Olivier Cadiot) posera un regard poétique et provocateur sur une humanité déclassée avec « Butzbach-le-Gros, une colonie durable ».

Cette programmation ouverte nous permettra d’accueillir pour la première fois au Festival Claude Régy et son « Ode Maritime » de Fernando Pessoa, le cinéaste Christophe Honoré et son « Angelo, Tyran de Padoue » de Victor Hugo et le flamenco décapant d’Israel Galvan.


Avec une telle traversée, les mille-feuilles vont souffrir…


Pascal Bély

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OEUVRES MAJEURES Vidéos

Vertigineuse Nacera Belaza.

 « Un jour, je parlerais moins / jusqu’au jour où je ne parlerais plus »

Alain Bashung n’est plus.

« Le cri », chorégraphie de Nacera Belaza accueille ma profonde tristesse en ce dimanche ensoleillé sur Marseille. Elles sont deux s?urs à danser, à me tendre les bras, pour aller me chercher, là où je suis. Regard embrumé, je fixe leur toute première apparition. La lumière est douce et leurs corps émergent à peine. Elles semblent venir de loin. La Callas chante tandis que la voix sensuelle de Larbi Bestam se fait entendre comme un cantique. Elles sont deux à faire le même geste avec leurs bras et les pieds joints, telle une prière, comme pour forer l’insondable.

Leur danse vient peu à peu et m’approche.

Elles sont deux, l’une pour rassurer, l’autre pour tendre la main.

Elles sont deux, image du double, de forces antagonistes prélude au chaos, de l’art qui surpasse l’artiste.

Elles sont deux pour décupler l’imaginaire du spectateur avec leurs bras, armes du poète.

Elles sont deux tandis qu’une partie de moi est partie avec Bashung.  Il m’a laissé là, en rade : « Gaby, je sens comme un vide ».

Alors, elles s’approchent du bord de scène et la Callas chante la Traviata de Verdi. La voix d’Amy Winehouse s’en mêle. Je ressens le « vertige de l’amour » alors qu’elles s’éloignent en fond de scène, comme si le rock enchevêtré à l’opéra faisait v?u d’éternité.

Avec leurs bras, elles malaxent, « l’argile prend forme / l’homme de demain sera hors norme/ un peu de glaise avant la fournaise/ qui me durcira ».

Avec leurs bras et leurs pieds joints, elles transforment la scène en cathédrale pour la transcender.

Me voilà avec elles, pris de tourbillons, comme si à force de me faire tourner la tête, elles avaient puisé l’inépuisable : je n’en finirais donc jamais d’aimer les artistes.

« Madame rêve ad libitum
Comme si c’était tout comme
Dans les prières
Qui emprisonnent et vous libèrent
 »

Pascal Bély – Le Tadorne

” Le cri” de Nacera Belaza a été joué le 15 mars 2009 au Théâtre du Merlan de Marseille.

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OEUVRES MAJEURES

Avec « Turba », la danse de civilisation de Maguy Marin.

Qu’écrire sur cette oeuvre chorégraphique non identifiée que même Télérama est incapable d’entendre et de voir par paresse et démagogie? Elle résiste à toutes les classifications. Est-ce de la danse, du théâtre ? Mais à quoi peut bien servir cette question aujourd’hui ?

Elle ne fait référence à aucun courant des arts de la scène. On n’y danse pas au sens strict du terme, mais on y célèbre le mouvement. Nuance. Elle fait parfois tousser le public du Corum de Montpellier (à croire qu’une épidémie de tuberculose s’est abattue sur la ville), provoque des passages à l’acte (au Théâtre de la Ville à Paris, certains spectateurs sont montés sur scène), rend la critique incompétente (la Voix du Nord, Nord Eclair), clive le public à partir d’un débat impossible (car de quoi, de qui parle-t-on ?). « Turba » de Maguy Marin est donc dans un « ailleurs » qui bouleverse la place et le rôle du spectateur et nous oblige, avec radicalité dirons certains, à nous déplacer.

Cette oeuvre propose un espace, mais ne fait rien à notre place. C’est à nous de construire notre chemin entre des extraits de « la nature des choses » du poète – philosophe Lucrèce  et une scène, elle-même délimitée par des acteurs – spectateurs, métaphore du cimetière de nos certitudes et du chaos naissant. Le poète René Char écrivait : « De quoi souffres-tu ? De l’irréel intact dans le réel dévasté ». Aujourd’hui, notre réel est dévasté et Maguy Marin nous propose sa révolution poétique, faite de pluralité culturelle, linguistique, et de grande mobilité à l’heure où certains s’imaginent encore un monde constitué de murs infranchissables.

Ici, la collectivité poétique pense l’action politique.  « Turba » n’est donc pas un spectacle de divertissement, mais une oeuvre de civilisation. Elle « civilise » le spectateur en ces temps de perte des valeurs, d’incommunicabilité, de refus de la diversité comme levier du changement. Elle ne nous apprend rien, mais nous rend l’essentiel.  Cette oeuvre est sur scène, mais elle pourrait être ailleurs (dans nos rêves alors que nous rêvons de maman, des frères et soeurs ; en plein désert alors que nous hallucinons). Elle est sur scène, nous  sommes ailleurs, mais nous donnons. Nous donnons de notre imaginaire pour communiquer avec les acteurs, pour chorégraphier les corps à mesure qu’ils s’avancent vers nous, pour créer la musique des mots en nous appuyant sur nos ressources poétiques.

« Turba » peut nous redonner confiance en nos capacités à lâcher prise. Ce théâtre-là s’inscrit dans la durée (elle dépasse le cadre horaire de la représentation). Intuitivement, nous ressentons qu’il se passe quelque chose d’essentiel sur scène, mais il nous faudra du temps, de la distance, pour repérer  cet événement.

« Turba » est à l’image d’un frémissement démocratique : alors que l’on croyait que tout était fini, le théâtre est là pour nous encourager à retrouver dans le passé ce qui pourrait nous aider à  réinventer le monde.

Pascal Bély – Le Tadorne

“Turba” de Maguy Marin et Denis Mariotte a été joué le 12 mars 2009 au Corum de Montpellier dans le cadre de la saison de “Montpellier Danse”.

 

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EN COURS DE REFORMATAGE

Correspondances (Nadia Beugré, Kettly Noël, François Bergoin).

Pour Louis Jouvet, il faut une dose de vanité pour oser monter sur scène et une autre pour y rester : « Le renoncement de soi pour l’avancement de soi-même ». Trois ?uvres m’ont permis de ressentir ce dépassement de soi, ce qui échappe à l’acteur et confère à l’art ce « je ne sais quoi » d’indispensable pour donner du sens à la vie.

Le Théâtre du Merlan à Marseille nous a donné rendez-vous pour deux propositions. La première est un solo de trente minutes, « un espace vide : moi », de la chorégraphe et interprète ivoirienne Nadia Beugré.  Le titre surprend par sa formulation paradoxale. Je suis au premier rang ; la scène paraît si immense qu’elle est délimitée par quelques roses plantées dans des pots. Est-ce un cimetière, un jardin, les deux ? Nadia soufre. Son corps courbé se relève parfois, mais ses mots, sa plainte, sont étouffés. Un musicien l’accompagne, mais elle est seule dans cette introspection. Sa danse semble être un rituel de passage pris dans un entre-deux, dans lequel elle nous maintient à (bonne?) distance. Son corps imposant, se perd, se cache, s’ouvre à nouveau. Elle danse le « je » et le « nous », porte-parole des femmes d’Afrique. C’est la danse d’une femme qui souffre dans un « espace vide » que notre présence ne comble pas. Passivité du spectateur face à une artiste dont on souhaite le dépassement du « soi » dans un collectif divers et coloré pour inscrire son art dans une transmission porteuse d’ouverture.

[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=cR7qHosU8_k&w=425&h=344]

Une heure plus tard, la chorégraphe Kettly Noël (haïtienne, elle vit et travaille à Bamako) nous propose avec Nelisiwe Xaba, « Correspondances », duo décapant où s’enchevêtre le burlesque (Laurel et Hardy rôdent sur scène) avec une tragédie des temps modernes où la relation de pouvoir régule leur animalité, leurs pulsions de guerrières. Ces deux femmes ont appris à se connaître par correspondance, en couchant sur le papier bien des mots, pour les chorégraphier ensuite. La scène est cet espace où elles se déshabillent (au sens propre comme au figuré), où elles multiplient les contextes pour complexifier leur identité et leur relation. Ainsi, la femme de pouvoir déterminée devient fragile et leur duo fait émerger le mythe de Marylin Monroe. Puis la danseuse se piège dans les filets de la chorégraphe ou de la musique d’une boîte de nuit : moments subtils tandis que la femme se moule dans le corps et les mots de l’autre.  Leur rencontre les fait renoncer à leurs postures égo-centrées et révéle la figure de l’acteur dans laquelle nous projetons nos peurs, nos désirs et nos fantasmes. La danse peut alors véhiculer ce langage intrapsychique qui nous relie à elles. C’est ainsi que la dernière scène nous propulse tel un retour aux sources, à la recherche de l’objet perdu de l’enfance.  A moins que cela ne soit l’origine du monde ? Sublime.


Le couple, toujours lui. Le service culturel de la ville de Gardanne nous a réservé une bien jolie surprise en programmant « Occident » d’après Rémi de Vos, mise en scène et joué par François Bergoin avec Catherine Graziani. Pièce à la noirceur décapante qui voit un couple tout à la fois se déchirer, maintenir l’équilibre précaire de leur relation de pouvoir, dans un contexte social et politique qui exclut la différence. C’est un théâtre où l’acteur s’accroche aux mots de Rémi de Vos telle une bouée de secours alors qu’il tangue, danse, sur  un plateau fait de matelas mousse. La mise en scène accentue les injonctions paradoxales qui minent et nourrissent le couple (« si tu m’aimes, ne m’aime pas ») en multipliant les espaces par l’utilisation intelligente de la vidéo et des parois amovibles du décor.

« Occident » est un hymne à la complexité, au refus du réductionnisme. Un hommage à l’acteur qui renonce au “je” au prix d’un jeu sans cesse déstabilisé par les mots, le bruit sourd du chaos et les rires nerveux du public. La puissance d’« Occident » est de propulser l’acteur et le spectateur dans un espace d’où l’ont peut voir le jeu et donner à chacun la force d’en modifier certaines règles.

Envahissons les théâtres. Renonçons. Avançons.

Pascal Bély

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“Un espace vide: moi” et “Correspondances” de Kettly Noël et Nelisiwe Xaba ont été joués le 8 mars au Théâtre du Merlan à Marseille;

“Occident” de Rémi De Vos par la Compagnie Théâtre Alibi (Bastia) a été joué le 6 mars 2009 à la Maison du Peuple de Gardanne. Cette pièce sera reprise au Festival Off d’Avignon à la Manufacture.

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EN COURS DE REFORMATAGE

Crise à l’Université: le Making of, par Nanouk Broche et Martin Crimp.

Ils sont 23 comédiens des cursus théâtre de l’Université de Provence. Ce soir, ils occupent la scène du Théâtre Antoine Vitez, les coulisses, les gradins. Les spectateurs sont cernés, encerclés, contenus, presque choyés. Ces jeunes nous ont à l’?il, mais avec bienveillance ! Le plateau est une esplanade d’où se dégage une fraternité qui réchauffe. Pas de rideau ici : les comédiens sont aussi machinistes, spect’acteurs silencieux et “observateurs – metteurs en scène”. Ils sont enthousiastes, manifestement heureux d’habiter la scène. Ce sont de beaux conquérants. Ils sont notre avenir de spectateur et de citoyen. Ils sont ma base, mes racines, mes espoirs.


Entre enseignement et direction d’acteurs, la metteuse en scène Nanouk Broche réussit à créer des ouvertures pour eux (que de belles individualités) mais aussi pour nous. « Personne ne voit la vidéo » de Martin Crimp (dénonciation de la société britannique, contaminée par l’idéologie néolibérale de Thatcher) multiplie différents espaces où les jeux sur scène s’articulent avec le montage de la pièce à l’image d’un « making of ». Cette trouvaille, loin d’être un gadget, est la réponse du « théâtre » à l’envahissement des valeurs de la sphère financière et marchande dans les liens interpersonnels (jetez un coup d’?il sur les sites de rencontres sur internet où l’on se vend avec le même vocabulaire que celui du management et du marketing). En proposant d’inclure métaphoriquement le « montage » sur scène, elle permet au groupe de jouer sa partition silencieuse, de projeter le texte de Grimp dans l’espace collectif où nous sommes inclus. La présence immobile de certains comédiens n’est pas sans rappeler les expressions artistiques urbaines actuelles telles que le « freeze » où les citoyens provoquent un happening dans l’espace public.

Cette mise en scène vous absorbe, fait de nous un voyeur (l’une des valeurs de nos sociétés « transparentes ») et nous conduit à « travailler », à ne pas se laisser envahir par  (les) l’accessoire(s), à revenir aux corps et aux mots, à reprendre place sur le terrain politique par le théâtre. Alors qu’une actrice « pilier de bar » joue avec l’accent de Jean-Claude Gaudin (délicieux), je fais le lien avec la pensée politique locale qui paralyse l’innovation et la visée.

A l’image d’un jeu de pistes, le spectateur circule pour chercher le sens, comme si nous n’avions pas le choix. Pendant deux heures, la tension ne baisse jamais, car Nanouk Broche véhicule de belles valeurs alors que Crimp donne à entendre la dégénérescence du lien social et amoureux. L’Université porte ce soir des valeurs d’avenir: loin de l’individualisme (un rôle est joué par plusieurs comédiens), rejet de la réduction (la scène est ouverte), utilisation de la technologie au service du sens et de l’humain (beau moment alors que deux acteurs soulèvent à bout de bras un tableau blanc où se projette la vidéo d’un visage, telle une peinture postmoderne).  

Lors du salut final, je me prends à rêver d’envahir la scène pour une fête dont les clameurs rejoindraient les chants guadeloupéens et s’inscriraient dans le manifeste poétique d’Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau.

Pas de doute, le théâtre est « un produit de haute nécessité ».

Pascal Bély

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Cela ne peut signifier qu’une chose :

non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir,

mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes.

Aimé Césaire.

Lettre à Maurice Thorez.

“Personne de voit la vidéo” de Martin Crimp (making of) par Nanouk Broche est joué judsqu’au 7 mars 2009 au Théâtre Antoine Vitez d’Aix en Provence, à l’Université de Provence.

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EN COURS DE REFORMATAGE

Aux Hivernales d’Avignon, la danse contemporaine fut.

Rarement un festival m’a positionné dans un espace aussi inconfortable qui coupe la parole, sidère, écarte, isole. J’ai cherché sa dynamique, mais ne reste que des images d’une galerie d’art contemporain où la danse, faute d’en être le commissaire, ne fut qu’un faire – valoir! Le thème de l’étrange choisi par « les Hivernales » d’Avignon pour décliner sa programmation n’a pas facilité les processus d’ouverture, instrumentalisant la danse dans des champs pluridisciplinaires à défaut de l’enrichir. Pour chaque proposition, je me suis souvent contenté d’observer une dynamique qui se jouait en dehors de mes affects, de tout contexte sociétal à croire que la danse n’aurait donc rien à nous dire en ces temps perturbés ! J’ai plusieurs fois eu la sensation de me trouver dans un espace d’art contemporain, en décalage avec ma place de spectateur assis, accentuant la distance entre le propos, la dynamique de scène et la salle.

Avec Joseph Nadj dans « Entracte, j’ai additionné les images, les propositions à un rythme si effréné que j’en ai perdu le sens. La danse n’a qu’un espace réduit pour s’articuler avec l’orchestre de jazz et les nombreuses formes métaphoriques issues de l’imaginaire florissant de Nadj. Au final, la danse s’est appauvrie, victime de la saturation. Incontestablement, l’expérience de Joseph Nadj avec le peintre Miquel Barcelo lors du festival d’Avignon 2006 a laissé des traces, l’orientant vers la performance. La scène est-elle alors l’espace le plus approprié ? 

La chorégraphe, interprète et plasticienne Anna Ventura nous a proposé une relecture du Faune à partir de la mise en scène des différents textes de Mallarmé et en s’appuyant sur une proposition plastique (une petite scène de glace) pour nous emmener dans un univers tout à la fois poétique et chorégraphique. Je n’en suis resté qu’à la forme. Ici aussi, l’articulation entre l’?uvre plastique et la scène ne développe pas suffisamment d’espace pour être touché. La performance fige le regard sur ce bloc de glace, le conduit à observer bien plus l’artiste à l’?uvre que l’?uvre elle-même. La danse ne joue pas sa fonction de catalyseur, car sa gestuelle plastique finit elle aussi par saturer un imaginaire finalement peu stimulé.


[youtube=http://www.youtube.com/watch?v=7ZrKWrwmHtI&w=425&h=344]

Saturation aussi avec « Black !…White ? » de la chorégraphe sud-africaine Nelisiwe Xaba qui croise danse, animation vidéo et stylisme pour explorer les stéréotypes raciaux et sociaux. Une heure pour observer statiquement et de loin  une proposition où l’on filme la danse, où les corps entrent en symétrie avec les objets, réduisant un propos complexe à une ligne de démarcation entre le noir et le blanc. Complètement décalé.

mr zero

Le seul à avoir réussi l’inscription de la danse dans un champ pluridisciplinaire est Alexandre Castres avec « Monsieur Zéro, famous when dead ? ». En questionnant l’image de sa mort à partir d’un personnage de théâtre, il parvient là où tant d’autres ne ce sont pas aventuré : nous inclure, nous parler. Ici, un homme danse avec des objets comme prolongement et non comme une fin en soit. Mais le voyage, manifestement trop court, semble s’être abîmé sur une petite scène inappropriée au propos. Pourquoi si peu ?


Pourquoi tant, serais-je tenté de demandé à Thomas Lebrun ? Pourtant, point d’objets ici à part quelques cravates (joliment alignées pour former la robe de monsieur) et des masques. « Switch » aurait pu être une proposition intéressante sur la notion d’identité, décrite avec pudeur et parfois panache par quatre danseurs. Alors que le masque de soi est porté par d’autres, on se débat avec cette danse qui nous perd. Thomas Lebrun s’engage tant dans son propos qu’il semble ne plus se préoccuper de nous donner des repères. L’homme « masqué » danse et finit par devenir étrange. Étranger. Danse hivernale ?

Pascal Bély

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“Les hivernales” en Avignon du 19 au 28 février 2009.

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A lire sur les Hivernales 2009: Aux Hivernales d’Avignon, étrange spectateur.

Alexandre Castres à Uzès Danse.

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