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EN COURS DE REFORMATAGE

Correspondances (Nadia Beugré, Kettly Noël, François Bergoin).

Pour Louis Jouvet, il faut une dose de vanité pour oser monter sur scène et une autre pour y rester : « Le renoncement de soi pour l’avancement de soi-même ». Trois ?uvres m’ont permis de ressentir ce dépassement de soi, ce qui échappe à l’acteur et confère à l’art ce « je ne sais quoi » d’indispensable pour donner du sens à la vie.

Le Théâtre du Merlan à Marseille nous a donné rendez-vous pour deux propositions. La première est un solo de trente minutes, « un espace vide : moi », de la chorégraphe et interprète ivoirienne Nadia Beugré.  Le titre surprend par sa formulation paradoxale. Je suis au premier rang ; la scène paraît si immense qu’elle est délimitée par quelques roses plantées dans des pots. Est-ce un cimetière, un jardin, les deux ? Nadia soufre. Son corps courbé se relève parfois, mais ses mots, sa plainte, sont étouffés. Un musicien l’accompagne, mais elle est seule dans cette introspection. Sa danse semble être un rituel de passage pris dans un entre-deux, dans lequel elle nous maintient à (bonne?) distance. Son corps imposant, se perd, se cache, s’ouvre à nouveau. Elle danse le « je » et le « nous », porte-parole des femmes d’Afrique. C’est la danse d’une femme qui souffre dans un « espace vide » que notre présence ne comble pas. Passivité du spectateur face à une artiste dont on souhaite le dépassement du « soi » dans un collectif divers et coloré pour inscrire son art dans une transmission porteuse d’ouverture.

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Une heure plus tard, la chorégraphe Kettly Noël (haïtienne, elle vit et travaille à Bamako) nous propose avec Nelisiwe Xaba, « Correspondances », duo décapant où s’enchevêtre le burlesque (Laurel et Hardy rôdent sur scène) avec une tragédie des temps modernes où la relation de pouvoir régule leur animalité, leurs pulsions de guerrières. Ces deux femmes ont appris à se connaître par correspondance, en couchant sur le papier bien des mots, pour les chorégraphier ensuite. La scène est cet espace où elles se déshabillent (au sens propre comme au figuré), où elles multiplient les contextes pour complexifier leur identité et leur relation. Ainsi, la femme de pouvoir déterminée devient fragile et leur duo fait émerger le mythe de Marylin Monroe. Puis la danseuse se piège dans les filets de la chorégraphe ou de la musique d’une boîte de nuit : moments subtils tandis que la femme se moule dans le corps et les mots de l’autre.  Leur rencontre les fait renoncer à leurs postures égo-centrées et révéle la figure de l’acteur dans laquelle nous projetons nos peurs, nos désirs et nos fantasmes. La danse peut alors véhiculer ce langage intrapsychique qui nous relie à elles. C’est ainsi que la dernière scène nous propulse tel un retour aux sources, à la recherche de l’objet perdu de l’enfance.  A moins que cela ne soit l’origine du monde ? Sublime.


Le couple, toujours lui. Le service culturel de la ville de Gardanne nous a réservé une bien jolie surprise en programmant « Occident » d’après Rémi de Vos, mise en scène et joué par François Bergoin avec Catherine Graziani. Pièce à la noirceur décapante qui voit un couple tout à la fois se déchirer, maintenir l’équilibre précaire de leur relation de pouvoir, dans un contexte social et politique qui exclut la différence. C’est un théâtre où l’acteur s’accroche aux mots de Rémi de Vos telle une bouée de secours alors qu’il tangue, danse, sur  un plateau fait de matelas mousse. La mise en scène accentue les injonctions paradoxales qui minent et nourrissent le couple (« si tu m’aimes, ne m’aime pas ») en multipliant les espaces par l’utilisation intelligente de la vidéo et des parois amovibles du décor.

« Occident » est un hymne à la complexité, au refus du réductionnisme. Un hommage à l’acteur qui renonce au “je” au prix d’un jeu sans cesse déstabilisé par les mots, le bruit sourd du chaos et les rires nerveux du public. La puissance d’« Occident » est de propulser l’acteur et le spectateur dans un espace d’où l’ont peut voir le jeu et donner à chacun la force d’en modifier certaines règles.

Envahissons les théâtres. Renonçons. Avançons.

Pascal Bély

www.festivalier.net


“Un espace vide: moi” et “Correspondances” de Kettly Noël et Nelisiwe Xaba ont été joués le 8 mars au Théâtre du Merlan à Marseille;

“Occident” de Rémi De Vos par la Compagnie Théâtre Alibi (Bastia) a été joué le 6 mars 2009 à la Maison du Peuple de Gardanne. Cette pièce sera reprise au Festival Off d’Avignon à la Manufacture.