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FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

En avril, Marseille sera Afropéenne.

“Afropéennes” d’Éva Doumbia sera joué à Marseille, du 3 au 7 avril 2014 au Théâtre des Bernardines. Nous avions vu et beaucoup apprécié ce spectacle au dernier festival d’Avignon. Par les mauvais temps qui courent, il ne faut pas le manquer.

Où s’entend la question noire dans ce pays ? Mais quelle question, a-t-on l’habitude de rétorquer, comme si la diversité en France était au mieux folklorique, au pire une entrave au bien vivre ensemble. Et pourtant…De dérapages télévisés en lapsus politiques, le refoulé colonial se rappelle à notre mauvais souvenir, sans qu’il n’y ait finalement grand monde pour s’en offusquer.

Comment s’entendre ? Comment s’en parler ? Une fois de plus, le théâtre s’empare du jeu pour nous y inclure et faire son travail de mots, de gestes émancipatoires et de mouvements dé(re)foulés. Le spectacle “Afropéennes”, fruit de deux nouvelles de Léonora Miano (Blues pour Elise et Femme in a city) permet à la metteuse en scène Éva Doumbia de révéler la liberté de parole de la femme noire en France, et d’éclairer de multiples couleurs nos visions étriquées.

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C’était au dernier Festival d’Avignon. Dans la bien nommée, salle des Hauts Plateaux. Le public pénètre au WaliBlues, cabaret à l’enseigne rouge lumineuse. Pour quelques-uns, nous sommes invités à prendre place au plus près des artistes, à table, à gauche et à droite du plateau.Nous aurons doit à des soins tout particuliers à partir de mises en bouche épicées. À la manière d’une cartomancienne, la serveuse du lieu s’approche de nous, figure des Biger than Life, dont nous allons faire connaissance tout au long de la soirée. Elle  prend à partie l’une des convives sur sa couleur de peau, de l’envie d’être plus blanche que noire, de se confondre, et de se fondre dans la blancheur immaculée de son environnement.

Nous basculons dans le néo-réalisme. Sans jamais dénoncer gratuitement, Éva Doumbia nous plonge dans la vie des afropéennes, africaines de cœur, européennes de sol. Un entre-deux dans lequel se glisse toujours le regard du blanc. Alors que le colonialisme a pris fin depuis le milieu du 20e siècle, il continue de se nourrir de nos représentations du noir traversées par Joséphine Baker et sa ceinture de bananes, par le phénomène de foire de la Vénus Noire, et tous les préjugés raciaux mis à jour par les mots de Léonora Miano, double de Toni Morrison pour les afro-européens.

À les entendre entonner l’hymne national, on prend plaisir de les voir porter avec brio un combat politique pour vivre pleinement, pour ce qu’elles sont. Elles  en appellent à la diversité raciale, culturelle et identitaire. Elles nous dansent joyeusement la mixité des êtres humains, celle qui existe bel et bien. Nous ne sommes pas un, mais des: c’est en cela que l’humanité est riche!

Le chaloupé de leur corps libère leurs charmes. La soie de leur robe caresse leurs expressions féminines. Comment résister à ces femmes? La couleur de leur peau se révèle dans le bleu, blanc, rouge de leurs vêtements. Leur port est altier. Amazones charmeuses et combatives, elles se moquent des autres et fondent dans les bras des hommes. Noirs, blancs? Qu’importe si la rencontre résonne sur la peau de leur ventre tendu. Ces femmes s’offrent tout entières. Leur force, leur impertinence, leur dynamique nous réjouissent et nous suivons avec appétit leurs pas chassés, leurs tressauts, leurs yeux espiègles, leurs éclats de rire…Parmi elles, un homme garde leurs faveurs. Il se distingue par son élégance et son charme complémentaire. Il nous éclaire sur la diversité des genres, la place de l’homme dans les sociétés matriarcales, la communication homme/femme…

Éva Doumbia signe un plaidoyer contre l’obscurantisme grandissant. En sortant des Hauts Plateaux, nous questionnons notre couleur de peau avec ce désir irrésistible de cacher l’Afreuropéen qui est en nous pour se métamorphoser en Eurofropéen dansant.

Sylvie Lefrère – Laurent Bourbousson – Pascal Bély – Tadornes

Photo: P.Fabre
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LES EXPOSITIONS OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Martinique – Paris – Marseille : voyages en corps utopiques.

L’après 2013 sur le territoire métropolitain de Marseille donne déjà quelques signes d’inquiétude. Point de rendez-vous marquant pour les semaines à venir; place toujours aussi minimaliste de la danse dans les programmations ; Le Merlan, scène nationale, toujours sans projet… 2013 semble ne rien avoir changé structurellement. En parcourant ma page Facebook, je lis ce qui se joue ailleurs et ne viendra probablement jamais ici.

Comment s’accrocher pour ne pas perdre le fil qui me relie au monde de l’art ? Il y a eu la Biennale d’Art Contemporain lors de mes vacances en Martinique. J’ai du longuement chercher pour trouver les espaces d’expositions à Morne Rouge. Je n’ai croisé aucun visiteur. Seul. Et pourtant : des belles œuvres, des propos artistiques assumés, une scénographie ouverte et accueillante.

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Le corps y occupe une place majeure entre les photographies tranchées de Lalla Essaydi, « les poupées noires » de cire et de son de Mirtho Linguet et les têtes mémorielles de Ledelle Moe. La représentation du corps est bel et bien politique et il revient aux artistes de nous la renvoyer : entre fantasmes, lâcheté et fantôme, notre vision du corps féminin est l’axe central de notre visée politique.

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A quelques mètres de là, une œuvre m’a littéralement bouleversé : Nyugen E. Smith représente un bateau, monumental parce qu’il dévoile les âmes qui ne sont jamais revenues de leurs embarcations de fortune. «Boat» est un trésor d’humanité : tout y est pour nous rappeler que la terre n’est qu’un bateau à la dérive, charriant les morts de nos génocides économiques et idéologiques. Dans «Boat», l’homme noir dévoile ici ses mains tandis que le reste de son corps git probablement en moi, dans ma conscience d’homme blanc dominant.

La question du corps semble vouloir me poursuivre jusqu’à Paris…Une amie m’invite au Théâtre de la Bastille pour «Notre corps utopique» par le collectif F71. Comment mettre en scène un texte de Michel Foucault ? Six femmes prennent à bras le corps ce défi un peu fou comme s’il y avait une urgence au moment où les réactionnaires de tout poil (incluant les publicitaires) se donnent rendez-vous pour faire du corps leur joujou idéologique. Pendant plus d’une heure, elles s’essayent à dévoiler ce territoire : corps dansant, titubant, éructant, vomissant…corps à la dérive des sentiments…corps pinceau pour toile d’une origine du monde…corps mots à mots pour faire entendre le corps social…C’est un flot qui m’a parfois englouti (le texte de Foucault s’articule difficilement avec les métaphores florissantes du groupe!) et souvent repêché quand elles font appel aux spectateurs pour dessiner une fresque corporelle vivante, interactive, de sueurs et de larmes. C’est peut-être là où ce collectif réussit son pari : nous inclure dans la question du corps en mobilisant notre sensibilité, notre gout du jeu…en s’appuyant sur nos territoires que nous avons peu à peu gagné contre la mer(e) envahissante de sainte mère l’Église. Mais rien n’est acquit : comment repositionner le corps entre réel et virtuel ? Comment le repenser ? Au final, nous sommes sortis habités par ce spectacle, mais avec un goût d’inachevé comme si le théâtre français peinait à incarner le corps comme un territoire qui embarquerait le spectateur dans une utopie partagée, celle d’un corps politiquement libéré, où la chair et le texte cesseraient leur combat esthétique stérile.

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Cap sur Marseille où «Purge» de François-Michel Pesenti me fait l’effet d’une douche revigorante, tel un retour aux fondamentaux. Ici point d’histoire ; à peine un dispositif. Juste des acteurs, des comédiens, des femmes et des hommes avec leurs hauts et leurs bas qui filent. Ils entrent et sortent pour créer le jeu de l’amour et du hasard. Je ne perçois que le corps de l’acteur dans toute sa puissance évocatrice. C’est parfois brut, souvent habillé de textes complexes et de réponses d’acteurs aux consignes données par François-Michel Pensenti lui-même, homme-orchestre pour baguette tragique. J’ai ressenti la puissance de ce que le théâtre peut faire : m’embarquer loin, très loin, sans violence, mais avec détermination. Me débarquer sur la rive pour que je saisisse un geste, que j’entende une évocation, que je construise un lien. Car ce théâtre n’est peut-être que cela : le lien entre l’acteur et le spectateur, débarrassé du narratif pour que s’écoute ce qu’il se joue.

Les acteurs sont exceptionnels (Peggy Péneau, Frédéric Poinceau, Karine Porciero, Maxime Reverchon, Laurent de Richemond). Chacun d’eux est une composante de mon rapport au théâtre, expliquant pourquoi je me suis tant accroché à eux !

En quittant les Bernardines, je suis habité. C’est dedans, c’est profond. Je me ressens un homme honnête, presque purgé de quelque chose d’indéfinissable. François-Michel Pesenti fait ce trail unique et remarquable : celui de raviver la conscience du spectateur. Le théâtre n’est que travail. Sur soi. Pour que vive l’acteur.

Pour que nos corps utopiques s’incarnent.

Pascal Bély – Le Tadorne

La Biennale d’Art Contemporain de Martinique – du 23 novembre 2013 au 15 janvier 2014.
« Notre corps utopique », d’après « Le corps utopique » de Michel Foucault par le collectif F71 au Théâtre de la Bastille de Paris du 7 au 22 janvier 2014.
« Purge » de François-Michel Pesenti au Théâtre des Bernardines de Marseille du 14 au 25 janvier 2014.
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AUTOUR DE MONTPELLIER THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

To be or not to be written

En cette fin de semaine, je sors hors des murs de la ville. Je roule, tambour battant, vers un de mes lieux préférés, Sortie Ouest à Béziers. La fraicheur de la nuit nous accueille, et dès le premier chapiteau, l’équipe est là, attentionnée pour chaque spectateur. Un sourire, un mot, un geste. Quel plaisir de retrouver Isabelle, Laurent, Jean et les autres !

Le deuxième, légèrement plus grand, nous invite dans le plaisir de la bonne bouche, autour de cuvées et de produits de la région. On y croise des visages connus, perdus de vue, on se raconte nos parcours divers, on rit et on est bien. L’atmosphère est chaleureuse et suscite les échanges.

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Ce vendredi, je viens retrouver David Ayala, comédien que j’avais remarqué à Avignon cet été, dans ” La carte du temps” au théâtre des Halles. Dans ce circuit de chapiteaux gigognes, nous prenons place dans le dernier. La salle reste éclairée. Les premières minutes me surprennent, car le public se met très vite à rire, aux moindres mimiques du comédien. Ce n’est pas un on man show pourtant? Je reste à l’écoute, silencieuse, j’attends.

Le metteur en scène a choisi de jouer sur sa posture. Celui qui dirige les comédiens, qui note ses idées de création…. David se campe, avec son grand corps, comme un monument du théâtre. Il étale sa puissance de savoir, connait toutes les ficelles du métier, les références littéraires ou cinématographiques. Il est en action vivante de recherche. On le sent boulimique de travail comme tout artiste passionné. Son visage prend la dimension de son imaginaire et se transforme à chaque instant. Il cherche à partager sa vision. Son regard s’appuie sur celui des spectateurs qu’il interpelle. Ils sont ses comédiens d’un soir. Dans ces allers et retours, nous rentrons dans l’envers du décor.

Régulièrement, comme dans une scène rêvée, le noir s’abat sur le plateau, et la clarté d’un projecteur révèle la qualité scénique du comédien, qui retrouve le texte de Shakespeare. Grâce à ces flashs,  nous suivons le fil de l’histoire terrible de Macbeth. Je sens des larmes pointer, et quand la lumière revient, la construction créative poursuit son processus. Les doutes, les questionnements, valsent entre les impulsions du metteur en scène. Il bouillonne à travers ses guerres intérieures et historiques, pour passer vers l’au-delà.

On ne sait plus s’il vit la réalité ou un cauchemar quand il se plonge dans la baignoire. Il prend un bain de souffrance, il se lave de ses échecs et se tourne vers nous, nu, dégoulinant;  il se donne à nous public. L’éclat du rouge sang sera le dernier costume qui inondera sa peau. Il est de chair.Nous sommes ses voyeurs censeurs, qui feront vivre ses créations.

Je pense à ceux qui ne sont plus là et qui nous ont tout donné sur scène…Je pense à ces guerriers prêts à sacrifier leur vie, pour la liberté de leur pays et de leurs concitoyens.

Au théâtre, je deviens, à mon tour, un être de chair et de pensée.

Sylvie Lefrere – Tadorne

“Macbeth”( The notes) de Shakespeare mis en scène de Jan Jemmett, à Sortie Ouest du 15 au 17 janvier 2014.
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PETITE ENFANCE THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Les amoureux du banc public sont en Bretagne.

C’est à l’auditorium de Quimper. Je m’imaginais une grande salle. C’est finalement une église, transformée en lieu de spectacle comme il en existe tant dans le sud de la France (à Marseille, à Avignon). Ce choix n’a rien du hasard: on entre ici, non pour se recueillir, mais pour s’accueillir, spectateurs de passage, adolescents et adultes, en transit entre ici et là-bas. L’oeuvre «A la renverse» est la pause nécessaire, le temps de s’interroger sur sa route, sa trajectoire de vie ; de penser à ses amours de papier, de ronces et de brindilles, de brumes et d’aurores ; de ressentir la Bretagne comme une terre de tous les possibles, où l’infini est un horizon à sa portée ; où savoir rêvasser sur un banc bleu est aussi précieux que de s’abandonner à la poésie, à la mélancolie, en attendant que ma joie revienne.

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L’autrice Karin Serres et la metteure en scène Pascale Daniel-Lacombe nous donnent rendez-vous pour ce spectacle minutieux, d’une profonde intimité, d’une grâce infinie, loin des bavardages et autres effets spécieux dont on nous abreuve ailleurs pour nous faire croire que nous pensons par nous-mêmes. Ici, le texte de Karin Serres est une introspection à multiples facettes avec pour compagnons de route, deux gosses, Sardine et Gabriel. L’une habite en Bretagne, au bord de la mer, «là où il ne neige jamais». L’autre vient d’Alsace, là où la mer, à bout de souffle, ne peut arriver.. L’un est en déséquilibre permanent pour perdre pieds et poings liés, l’une est à la recherche d’un infini pour s’y voir toujours petite. L’un est axe, l’autre est galaxie. L’un me ressemble, l’autre m’assemble. Chaque été, ils se retrouvent sur le banc bleu, face à l’océan. La puissance évocatrice des rochers dessine New York, la destination où la Bretagne serait une de ses terres qu’une faille aurait séparées. Mais quel est donc cet espace béant entre ici et là-bas , entre elle et lui, entre moi spectateur et nous public?

Chaque hiver, il revient pour le carnaval. Pour tomber à nouveau le masque. Pour se rêver breton, serré comme une Sardine à fluide. Elle, en tutu noir, se voit déjà dans sa robe de ballerine à crier « New York ! » telle une petite princesse qui dessinerait enfin son mouton dans le ciel. Peu à peu, de saison en saison, de paradis en enfers, de chansons rock en ballades folk, nous traversons leur vie d’amour où les pleurs se confondent avec l’écume, où la brume véhicule les rêves les plus fous, où le vent est un souffle vital pour s’émanciper, même de celui que l’on aime. Peu à peu, j’assiste médusé à une vie, où la séparation n’est qu’apparente, car tout finit par se lier, se croiser, se mêler : on ne peut rien contre un fil d’Ariane, même dans le cosmos. Ils ont tout l’espace pour eux : celui de la Bretagne, de la Voie lactée où Sardine, doctorat de physique en main, décolle pour y chercher d’autres rochers d’Amérique. Entre temps, il faiblira…elle sera là. Entre temps, il y croira…elle sera loin. Entre temps, il la retiendra…elle filera rejoindre la robe de la ballerine céleste.

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Ces deux acteurs (Elisa Ruschke, Carol Cadilhac) sont des magiciens de la rencontre et réussissent le tour de force de métamorphoser une petite scène positionnée en bi-frontal en miroir grossissant de notre carte de vie d’où surgit le désir…celui de vivre, de rêver, de regarder au loin, de parier sur l’improbable, de résister à la fatalité de destins déjà écrits. «À la renverse» transporte d’autant plus qu’ici, le technicien plateau (Etienne Kimes), se déplace au grès des changements de temps et d’espace: sa présence nous offre un ballet de fantômes qui s’invite à la noce, sur la piste aux étoiles.

Sardine et Gabriel finissent par rejoindre leur quai des brumes. De mon côté, je quitte l’église et me plaque contre un mur au soleil. Ce théâtre-là m’a propulsé sur la trajectoire de ma ligne de vie ; celle de ma main, ouverte par des artistes marins.

Arcade Fire – Afterlife – Live du Grand Journal

Le lendemain, au bord de la mer d’Iroise, sur un banc vert, j’ai dansé sur “Afterlife” d’Arcade Fire. Pour graver à jamais dans le granit, ce théâtre de rock and rouleaux.

Pascal Bély – Le Tadorne

Crédit photo: Xavier Cantat.

«À la renverse» de Karine Serres, mise en scène par Pascale Daniel-Lacombe (Théâtre du Rivage) au Festiva «Théâtre à tout âge» de Quimper du 17 au 20  décembre 2013.
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FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Traces d’été – Oser Vilar.

Comment faire entendre les textes de Jean Vilar (correspondance avec sa femme, notes de mise en scène et de tournée, extrait du Memento…) et les rendre vivants aujourd’hui ? Tel est le pari réussi du metteur en scène Stanislas Roquette et de l’acteur Stanislas Siwiorek dans «La machine de l’Homme» présenté à la Maison Jean Vilar au cours du dernier Festival d’Avignon.

Isoler Vilar dans une chambre, le montrer seul face à lui-même s’avère une porte d’entrée intéressante pour éloigner le spectateur de l’homme public et le faire pénétrer dans ses pensées, dans ses rêves et dans ses souvenirs. Cet isolement paraît d’ailleurs indispensable à Vilar, notamment lorsque les premières paroles du spectacle rappellent les contraintes matérielles imposées au patron du Théâtre National Populaire. Il se remémore certains articles absurdes de son cahier des charges comme s’il voulait s’en détacher. D’ailleurs, dès son entrée en scène, Stanislas Siwiorek éprouve très vite le besoin de quitter son costume, sa carapace, pour pouvoir se livrer. L’intimité de Vilar apparaît aussitôt à travers les extraits de sa correspondance avec sa femme à qui il ne cesse de témoigner fidélité et amour. Mais aussitôt le chef d’orchestre Stanislas Roquette nous donne à entendre Vilar lisant l’éloge de l’infidélité revendiquée par le Don Juan de Molière. Ces propos contrastent. Que faut-il alors comprendre de cette contradiction ? Douter de sa sincérité ou plutôt comprendre qu’incarner Don Juan était un moyen pour Vilar de parvenir à une libération intérieure ? Plus le spectacle avance, plus Vilar semble faire corps avec Don Juan. Alors que l’un résiste à toute croyance, l’autre résiste à toute idéologie. Ainsi la scène de séduction avec Charlotte souligne la réussite des projets de Don Juan ; mais ne marque-t-elle pas aussi une satisfaction et une victoire pour Vilar qui, épuisé après tant d’efforts, semble parvenu par le jeu théâtral à un état de grâce, état musicalement bien rendu par le 22ème quatuor à cordes de Mozart.

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La métamorphose de Jean Vilar s’accompagne d’une transformation du décor : le lit se met à devenir tréteau, puis tombeau du Commandeur. Il nous fait voyager dans les pays de l’Est, où Vilar était parti en tournée. On imagine alors une immense salle de réception mondaine où Vilar éprouvait de grandes difficultés à communiquer jusqu’à ressentir une profonde solitude. La fuite semble l’unique solution et la couverture du lit constitue son seul bagage (sa seule protection), qu’il porte sur ses épaules, comme s’il voulait préserver tout ce qu’il a bâti, c’est-à-dire le théâtre.

Lors d’une interview à propos des jeunes auteurs, Jean Vilar affirmait: « J’espère qu’un jour l’un d’eux mettra sa griffe de fou sur mes épaules, d’ailleurs encore solides […] C’est dans cette jeunesse que j’espère trouver le poète populaire et dru et violent que nous cherchons. Un poète et tout sera sauvé. Pour longtemps. » L’espérance de Vilar a été comblée. Stanislas Roquette a eu raison de poser ses griffes sur les textes de Vilar qu’il a croisés aux extraits de Don Juan de Molière pour entrer en résonance avec notre époque : le rôle de l’artiste aujourd’hui, son travail, ses doutes, son investissement, de l’engagement de toute sa personne, mais plus largement du rapport entre vie professionnelle et vie privée.

Longue vie à ce spectacle qui pourrait résonner en chacun de nous !

Jérôme Marusinski – Tadorne.

«La machine de l’Homme» par Stanislas Roquette à la Maison Jean Vilar au cours du Festival d'Avignon 2013.
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FESTIVAL ACTORAL OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Contre l’inéluctable Front National, l’imprévisible collectif créatif.

La société française se prépare à la prise de pouvoir des institutions par le Front National. La sphère médiatique est acquise à ce processus en le validant par ses prédictions sondagières qui alimentent des éléments de langage d’une classe politique aux ordres de la communication. Je reste donc très attentif à ce que les artistes nous renvoient pour ouvrir nos systèmes de représentation et nourrir une pensée affaiblie par tant de dogmes descendants sans visée.

Cette semaine, le Festival Actoral à Marseille a répondu présent à travers deux propositions qui, bien que très éloignées dans leurs esthétiques et leur propos, se relient en raison d’un contexte national et européen particulièrement lourd.

Tout commence au Théâtre de la Criée avec Miet Warlop et son spectacle pour le moins radical, «Mystery Magnet». Dans la feuille de salle, on peut lire : «Grâce à ce spectacle, j’espère que chacun ressentira différentes émotions ou aura des flashes qui refont surface. Si deux cents spectateurs voient Mystery Magnet, j’espère pouvoir faire éclore deux cents mondes différents». Sur scène, des panneaux blancs en placoplâtre. Plus qu’un quatrième mur. Une cloison. À terre, un homme, obèse. Il a dû se goinfrer. Son corps en impose bien plus que son poids. Au-delà de son apparence, il incarne la lourdeur d’une humanité prête à exploser. À le voir confectionner des petits chiens avec des ballons gonflés, je ressens l’inéluctable: l’ennui, le geste sans but, la reproduction des modèles. Cela sent la fin d’une époque, d’un paradigme. Cinq acteurs entrent en scène, dont on ne verra jamais les visages : là des corps sans tête, ici des serpillères comme figure, ou des cheveux comme unique regard. Nos utopies s’effondrent: le progrès technique provoque la panne et nous enfume; l’art marchandisé n’a plus de dimension politique; le corps social explose et se désintègre; la solitude du créateur est moquée par ceux qui lui imposent les esthétiques du marketing culturel. Tout semble  flêché» et le créatif est une cible que l’on matraque de slogans venus d’en haut.

L’art se doit d’intervenir, comme il l’a toujours fait dans l’histoire de l’Humanité. Chacun est ainsi invité à poser son geste artistique avec pour seule règle qu’il traverse pour ouvrir les impossibles, que le corps soit langage total, sans mot pour le conditionner. Qu’il soit centaure pour que le sens ait de la grâce. Qu’il provoque la couleur, non celle que l’on plaque, mais celle qui émerge du vivant, du fond des tripes pour retrouver le geste fondateur de l’art.Cela finit par gicler de partout, ça tronçonne, ça agrafe, ça explose et la scène devient liquide, sous marine. Le tableau est là, l’utopie triomphe dans cet aquarium où nous pourrions poser à nouveau notre main. Pour retrouver le goût de l’art vivant. C’est beau, magnifique, mais je  reste immobile, ma main dans la poche, comme s’il était déjà trop tard…

Mais Une heure après, je rejoins Nicolas Lehnebach, spectateur contributeur pour le Tadorne au  Théâtre du Gymnase. J’évoque «Mystery Magnet»…les mots peinent à venir. «Quand je pense qu’on va vieillir ensemble» par le collectif de Chiens de Navarre va libérer notre parole. À peine le spectacle commencé, j’ai l’immédiate impression d’y retrouver l’acteur principal de Miet Warlop, qui grossira peu à peu par les sombres dynamiques qui agitent notre société « spectacularisée » jusqu’à la nausée. Servie par des comédiens à la technique, à la présence et au talent irréprochables, «Quand je pense qu’on va vieillir ensemble» est une œuvre dont la mécanique bien huilée du rire nous fait grincer des dents…et des articulations ! Dans un espace recouvert de tourbes, habité çà et là par quelques palettes, un vélo cassé, trop vieux et à moitié enterré, et des chaises noires en plastique – comme celles utilisées le plus souvent dans les salles des fêtes – Les Chiens de Navarre se livrent à un exercice de haute volée verbale. Une suite de sketchs comiques juxtaposés les uns aux autres par un noir plateau ou bien un simple changement d’acteurs ou de positions des chaises constitue la dramaturgie de ce spectacle. Autour d’eux, un espace déglingué, quasiment vide. Un champ de mines qui explose au visage du spectateur par un mot assassin, une situation poussant le rire dans ses derniers retranchements. Jouissif et inquiétant à la fois. En quelques réflexions suscitées par ce spectacle, voici le portrait sans concession et sans retouches d’une humanité en régression.

Tandis que le public prend possession de sa place, une partie de pétanque est en cours. Les comédiens grimés de rouge, s’affrontent, se battent, trichent, nous haranguent. Une partie dont il ne resterait des règles de jeu qu’une légère trace, et qui met en avant l’impossibilité de se positionner au sein d’un cadre commun. À la différence de chez Miet Warlop, le désir à disparu…la créativité est embourbée dans des pulsions immédiates guidées par un individualisme forcené et la négation de l’Autre comme composante du jeu (du « je »).

La lumière s’éteint. Assis à notre place, le spectacle peut calmement commencer. Est-ce un cercle de discussion ou bien un stage de développement personnel dont le but affiché serait de permettre à tout un chacun d’élaborer des stratégies «positives» d’affirmation de soi ? Mais ici le collectif se transforme en un jeu de massacre langagier réassignant le stagiaire à son statut de vaincu, de looser empâté incapable de faire siennes les ordres véhiculés par une société essentiellement tournée vers la figure du gagnant. Propulsé au second tableau en chercheur d’emploi, notre homme tente de se mouler aux injonctions d’un conseiller qui pousse la séance de mise en situation à l’extrême du ridicule, une communication au premier degré révélant les dynamiques bêtifiantes de la règle de l’offre et de la demande (le patron et le salarié). Le tout s’appuie sur un humour de situation qui n’a de cesse de dévoiler l’incompréhension généralisée face à un système qui s’apparente plus à une grande mascarade qu’à un véritable espace de vivre-ensemble, un simulacre de société dont plus personne ne reconnaît les cadres et les fins, elle-même compris. Là où Miet habille, surcharge les corps et l’espace pour réinventer le collectif créatif, l’homme se transforme ici en chiens joués par deux comédiens qui finissent par se relever sur leurs deux pattes devenues jambes, se déshabillent, silencieux, se blottissent l’un contre l’autre, nus, sur un matelas de fortune, perdu au milieu de l’immensité du plateau, nu lui aussi, et totalement vidé du sens de l’être-ensemble, dépourvu de la volonté de vouloir « vieillir ensemble ».

Ici, on rit aux éclats jusqu’à fracasser l’autre et soi-même contre la bêtise érigée en système de pensée, en manière d’être. Un capitalisme de la séduction rend chacun inutile à l’autre, engluant la relation dans la jouissance immédiate, dans un ordre fascisant où la parole est destruction, où le rire est une arme d’extermination massive de l’être face à l’avoir et au paraître. Le corps peut bien grossir : plus rien ne peut arrêter la déconnexion de l’esprit et du mouvement. Le verbe est une chair malaxée, retournée, qui n’a de cesse de dépecer et de mettre au jour la somme des violences symboliques et sociales, pour s’emparer des corps et les contraindre à une marche forcée vers l’avilissement le plus total, à l’image de ces acteurs-chiens qui viennent renifler les fesses et le sexe de cette femme en train de faire pipi le long d’une route imaginaire. Le sexe et la libido comme élément cristallisant bon nombre d’injonctions à l’acceptation de sa situation, à la recherche d’une reconnaissance de l’Autre, et à l’assignation des places genrées à l’œuvre dans la société.

Si tu as 60/100 à tes évaluations, cela veut dire que tu es heureux. À 90, tu crèves ! Le bonheur qui s’évalue, qui se quantifie et se mesure, nous renvoie inexorablement à cette vision d’un monde dans lequel afficher sa réussite, son bonheur, quitte à se mentir à soi-même est devenu monnaie courante. De cette obligation qui pèse sur chacun de nous d’être heureux, de réussir notre vie selon des critères établis par l’idéologie dominante ! Cela démontre de cette rage de sans cesse vouloir signifier que l’on est dans le bon train, que l’on fait partie du bon groupe. Peu importe l’ivresse tant qu’on a le flacon…

«Quand on déblaie toutes les surfaces, quand on regarde bien, ce qui reste, c’est la terreur» écrit Don DeLillo dans Point Oméga, Les chiens de Navarre nous confortent dans cette idée. «Mystery Magnet» est notre salut pour sortir de ce bourbier et amaigrir nos obésités mentales. Elle nous fait tout d’un coup beaucoup moins peur.

Nicolas Lehnebach – Pascal Bély – Tadornes

«Mystery Magnet» de Miet Warlop et «Quand je pense qu’on va vieillir ensemble» par le collectif “Les Chiens de Navarre” au Festival Actoral, Marseille. Octobre 2013.

 

 

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Gwenaël Morin et son théâtre d’immergés.

Depuis le Festival d’ Avignon, nos corps de spectateur étaient au repos. Aujourd’hui, nous avons rendez-vous avec Gwenaël Morin au Théâtre de la Bastille à Paris. Cet homme et sa troupe nous ont à plusieurs reprises bouleversés et nous l’avons écrit : avec enthousiasme, plaisir et gravité. Aujourd’hui, nous retrouvons ce théâtre avec sa petite jauge de spectateurs qui permet cette proximité avec les acteurs sans qu’elle soit outrancière ou démagogique. Nous nous apprêtons à vivre cinq heures de théâtre autour de quatre œuvres de Rainer Werner Fassbinder («Anarchie en Bavière», «Liberté à Brême», «Gouttes dans l’océan» et «Le village en flammes»). Nous allons vivre cinq heures d’une scène joyeuse et dramatique ponctuées par nos rires légers et nerveux. Tout cela pourrait paraître long et pourtant: tout passe à la vitesse d’une symphonie lumineuse orchestrée par une narratrice au ton cynique, parfois autoritaire, qui nous délivre des didascalies (que nous ne verrons pas toujours !) comme autant de petites déviations pour nous détourner du droit chemin ! Le rythme est pulsé par un son de grosse caisse, façon de réveiller nos préjugés. Plus tard, le tintement d’un triangle ponctuera les phrases, pour une succession d’idées lumineuses…Virginie Colemyn est éblouissante dans cet anti rôle pour un «antiteatre» qui nourrit parce que l’interaction est partout, surtout là où l’on ne l’attend pas…

Ici, la troupe s’incarne là où ailleurs, nous n’entendons qu’une «distribution». Gwenaël Morin a l’art de donner à chacun une présence extraordinaire comme s’il amateurisait leur jeu: leurs corps singuliers et imparfaits nous touchent d’autant plus qu’il n’y a pas de jeunes premiers, ou de «vieux beaux». Tous dégagent une «esthétique» de l’épanouissement qui finit par troubler. Le décor est épuré, juste quelques chaises, une table et des affiches interchangeables pour le paysage. La scénographie est ailleurs…nichée au cœur de nos imaginaires…

Quatre œuvres où la famille concentre en son sein tous les maux de notre époque: crise de la pensée politique, plafond de verre pour les femmes, rationalisation et manipulation de la relation amoureuse pour servir le jeu de pouvoir, surdité et impotence des corps constitués. Ici, le nez rouge se porte comme un gant. La famille se fait troupe de cirque tandis que les hommes forment une caste de tristes sires. Le viol est la pratique d’un fascisme de salon qui étouffe les cris des corps meurtris par la violence de « gouverneurs » sans vision, englués dans des dogmes usés, car trop répétés. Ici, on crie et les objets se jettent à la figure comme autant de mots que l’on découpe d’un poème. Les colères jaillissent pour mieux saisir la force du cynisme des situations. À travers l’écriture de Fassbinder, Gwenaël Morin nous éclabousse, à l’image d’un enfant provocateur qui sauterait dans une flaque de boue pour esquisser une fresque sur le mur érigé par nos peurs. Englués dans nos représentations, nous accueillons avec bienveillance ce jaillissement de mots au ton cinglant, en quête de vérité, qui nous éclatent au visage sans toutefois nous aveugler.

La force de la mise en scène de Gwenaël Morin est de ne jamais s’éloigner de nous, de ce qui pourrait faire résonance. Il dévoile ce que nous ne pouvons plus dire…Il aborde la virulence comme un secret qui se manifeste bruyamment. Il fait jouer la violence familiale comme un système culturel où le désir et la passion se confrontent à la frustration du pouvoir. Il explore les champs relationnels homme/femme et les tentatives de recherches de solutions pour survivre.

Cinq heures tourbillonnantes où nous sommes en continu englobés dans le jeu, où le temps qui passe n’a plus d’emprise sur nous. L’horloge se dérègle et laisse sa place à l’espace de la transformation pour que changent nos représentations. Les allers-retours permanents des acteurs entre la salle et la scène ne sont pas un gadget dramaturgique, mais bien un processus pour nous connecter au propos dans un « corps à corps » entre l’artiste et le spectateur. C’est souvent drôle, toujours grave. Lorsque la maîtrise du jeu fait éloigner le sens du propos, Gwenaël Morin autorise ses acteurs à tout lâcher notamment lors d’un entracte mémorable où l’on revivrait presque la danse de  «The Show must go on» du chorégraphe Jérôme Bel (celui-ci aurait été bien inspiré de se nourrir de ce théâtre-là pour «Cour d’honneur» présenté cet été au Festival d’Avignon !)

Ce soir, un vent de liberté a soufflé dans la douceur de l’automne. Nous avons quitté un contexte alourdi par les propos d’une classe politique épuisée pour rejoindre une contrée où des artistes abordent la douleur sociale en agitant la pensée créative d’un auteur.

Inutile de discourir plus longtemps sur le théâtre populaire. Il est là. Bien là. Grâce à des acteurs exceptionnels : Barbara Jung, Renaud Béchet, Mélanie Bourgeois, Julian Eggerickx, Ulysse Pujo, Nathalie Royer, Brahim Tekfa, Kathleen Dol, Pierre Germain, François Gorrissen.

Il n’y a que les savants pour le théoriser et s’enfermer dans leur impuissance à promouvoir ceux qui le portent haut.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadornes.

“Antiteatre” d’Après Rainer Werner Fassbinder, mise en scène de Gwenaël Morin. Au Théâtre de la Bastille à Paris dans le cadre du Festival d’Automne du 18 septembre au 13 octobre 2013.

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Festival d’Avignon – Bel Honneur de la Cour à France 2.

From: Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

Envoyé : mercredi 17 juillet 2013 17:10

To: Pascal Bely<pascal.bely@free.fr>; s.saint-pierre@hotmail.fr>

Chers amis,

Ce soir, nous nous retrouvons tous les trois au Palais des Papes pour la dernière création de Jérôme Bel, «Cour d’Honneur», traitant de la mémoire des spectateurs autour de ce lieu mythique. J’en attends beaucoup, car cette posture du spectateur est un sujet qui m’alimente et me questionne au sein de notre groupe de Tadornes ! Voyons comment Jérôme Bel pose sa patte créative, en écho avec la singularité de ces personnes. Seront-ils en lien avec les artistes qui incarnent ces souvenirs? Quelle vision vont-ils dégager pour l’avenir?

A très vite pour partager avec vous cette expérience artistique unique!

Amitiés,

Sylvie

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From: Sylvain Saint-Pierre <  s.saint-pierre@hotmail.fr

Envoyé : jeudi 18 juillet 2013 09:10

To: Pascal Bély<pascal.bely@free.fr>; Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

Chers amis,

Nous avons vu «Cour d’honneur» hier soir et je me sens encore comme prisonnier de cette représentation. Alors je réfléchis…  Me promenant hier après-midi avant le spectacle dans la superbe bibliothèque de la Maison Jean Vilar, je suis tombé, comme par hasard, sur un ouvrage qui n’a pas manqué d’attiser ma curiosité: un livre regroupant les mails échangés entre Boris Charmatz et Jérôme Bel de 2009 à 2010. Chers amis du Tadorne, peut-être pourrions faire de même pour notre article sur «Cour d’Honneur» de Jérôme Bel! Et, à notre tour, utiliser cette forme moderne, auréolée de nombreux atouts: expérimentale, elle révèle l’intime tout en accordant une valeur de manifeste aux moindres sourcils de la pensée! Comme ces deux chorégraphes, adonnons-nous, une fois n’est pas coutume, à l’entre soi comme moyen de communication!

Certes, nous aurions pu imiter une fois encore Jérôme Bel, et utiliser Skype, comme il le fait dans son spectacle. On y voit Isabelle Huppert (tant attendue comme tête d’affiche de la pièce) en direct d’Australie, «malheureusement très déçue de ne pas pouvoir être là, avec nous», trop occupée par un tournage… Mais dites-moi, un tournage, comme ça, à l’improviste? Qu’on se console! Le «théâtre expérimental» s’est alors «ouvert» à Internet pour permettre au public d’assister, à distance, à quelques minutes de jeu de la «star» interprétant Médée. Extraordinaire «générosité» puisque, nous est-il dit, il est alors 7h du matin en Australie et jouer Médée entre deux croissants et un café, c’est bien le signe que ces artistes savent s’engager et faire don d’eux-mêmes. La «générosité», maître mot de la pièce, repris en boucle dans la presse…On le voit: à travers cette présence-absence d’Isabelle Huppert, ce rapport à l’image ainsi qu’au texte écrit, cette fausse dénonciation des faux-semblants théâtraux au service d’une manipulation des affects, beaucoup de choses sont en jeu dans ce spectacle.

Je crois qu’il faudrait d’emblée évacuer la «question Jérôme Bel». Ses succès passés, en tant que danseur, chorégraphe, ses liens avec des figures essentielles de la danse contemporaine comme Anne-Theresa de Keersmaeker, sa filiation revendiquée avec des auteurs comme Barthes et Godard. Sa façon de théoriser la «non-danse», de privilégier le concept aux affects, le quantitatif au qualitatif, d’être au croisement de l’art scénique et de l’art contemporain. De dénoncer les artifices de la cérémonie théâtrale. D’ailleurs, personne ne parle mieux de Jérôme Bel que Jérôme Bel, donc inutile de le faire à sa place…En 1995, déjà, il conçoit un spectacle à son nom et je l’imagine bien tenir un jour sur scène le rôle de Jérôme Bel…expliquant au public ce que c’est, d’être Jérôme Bel… Avec, bien entendu : une chaise, un micro, un spot de lumière.

L’important, en ce qui nous concerne, c’est la pièce : «Cour d’honneur». Car souvenez-vous: ce spectacle qui convoque les souvenirs de spectateurs sur «leur» Cour d’Honneur, nous l’avions rêvé!

J’attends avec impatience vos premiers retours.

Je vous embrasse,

Sylvain

From: Pascal Bély <pascal.bely@free.fr  

Envoyé : jeudi 18 juillet 2013 23 :30

To: Sylvain Saint-Pierre<s.saint-pierre@hotmail.fr>; Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

 

Chers amis,

Ton mail est une bouffée d’oxygène au moment même où je lis la revue de presse de ce spectacle. L’unanimité autour de “Cour d’Honneur” en dit long sur l’incapacité des critiques à penser le positionnement du spectateur, qu’ils voient toujours dans une posture asymétrique avec les artistes.

Effectivement, je ne désire pas théoriser sur Jérôme Bel. Par contre, je m’interroge plus globalement sur un système qui le dépasse probablement bien qu’il en soit une pièce maîtresse. Le Festival d’Avignon n’a pas assumé la production de cette œuvre. En effet, après avoir créé un mécénat plus que douteux avec Total Congo pour l’accueil des spectacles africains, le Festival a positionné France Télévisions comme coproducteur de «Cour d’Honneur» (le spectacle sera diffusé le 19 juillet sur France 2). Déjà en 2010, je m’étais ému de la présence du groupe télévisuel dans la production de «Angelo, tyran de Padoue» de Christophe Honoré où je dénonçais un théâtre qui «sidère par l’image et inquiète par sa tyrannie rampante. En phase totale avec le projet politique du pouvoir en place qui fait de la télévision le vecteur des esthétiques à la mode et des discours autoritaires.»

Quatre années plus tard, Jérôme Bel réussit à penser son théâtre exclusivement pour la télévision à l’image d’un «loft story» où la Cour n’est qu’un confessionnal grandeur nature pour quatorze spectateurs venant à tour de rôle se confesser sur leur souvenir (la plupart du temps anecdotique), nous positionnant, non en penseur sur le lien spectateur-œuvre, mais en voyeur. Chacun est dans sa catégorie, isolé l’un de l’autre (la télé aime la classification), où rien ne les relie (la télé aime ce qui s’empile…les téléspectateurs peuvent zapper comme bon leur semble…). Symboliquement, chacun se lève de sa chaise pour venir vers…et non la télévision qui irait vers eux. En phase totale avec le projet du chorégraphe qui, en 2011,  faisait un appel à participation pour “Cour d’Honneur” et recevait à l’École d’Art les postulants. Ainsi, Jérôme Bel a choisi ses spectateurs, pour les catégoriser et assurer l’audimat. C’est à l’image d’un Festival qui, n’ayant plus aucune visée, programme en fonction des profils sociologiques du public. La boucle est bouclée. Tout un système de production –diffusion se met en place dans un lien purement consumériste de l’art où à chaque spectateur correspond un souvenir, un spectacle, avec la télévision comme miroir narcissique.

Qu’en dîtes-vous? Une fois de plus, je me ressens totalement décalé avec un système culturel soumis aux lois de la marchandisation de la relation spectateur – art…

Amitiés,

Pascal.

bel

From: Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

Envoyé : vendredi 19 juillet 08:26

To: Pascal Bély<pascal.bely@free.fr>; s.saint-pierre@hotmail.fr>

Bonjour,

Oui Pascal, tu peux avoir confiance dans tes ressentis. Je suis sortie également écrasée par ce spectacle écrit pour la télévision. Deux heures de tirades réductrices sur le propos du spectateur. Chacun part de sa chaise, surjoue le jeu qui lui est indiqué. Leurs places sont vides de sens et de vivant. Effectivement, leur représentation dessine une palette parfaite du système: quatorze individus, hommes, femmes, d’âges divers, mais tous blancs de peau, quasiment tous de la classe moyenne (avec surreprésentation de l’Éducation Nationale). Jérôme Bel vise à n’oublier  personne notamment le CEMEA (pièce maîtresse de l’éducation du spectateur) jusqu’à creuser le fossé entre le  OFF et le IN à partir d’un témoignage totalement démagogique. Je me suis ressentie figée comme eux dans cette mémoire mortifère, dans ce congélateur culturel.

Je repense à ma jubilation lors des deux dernières créations de Jérôme Bel («Disabled theater», «The Show must go on», «Cédric Andrieux»…). Ici, il ne reste plus rien de la liberté d’expression qu’il savait mettre en scène. Nous sommes écrasés dans cette Cour comme dans une cour de récréation, le jour de la rentrée.

Je n’ai observé aucune interaction entre eux. Ils ne se retrouvent ensemble que lorsqu’ils regardent les artistes (Isabelle Hupert, Samuel Lefeuvre, Antoine le Menestrel, Agnès Sourdillo, Maciej Stuhr, Oscar Van Rompay) qui ne se produisent que quelques minutes. Ils sont tous pétrifiés comme les pierres de ce palais, le regard tourné dans le même sens, pour former une masse linéaire. Se positionner comme spectateur n’est-il pas justement de regarder à différents niveaux et d’être en mouvement?

Les bribes de spectacles sont réduites à une offre minimaliste: une musique, une escalade, un duo de textes…c’est du pointillé, alors que nous avons besoin de lien. Le geste, la parole ne circulent pas. La scène est réduite aux poussières des représentations, des textes, à l’image de cette spectatrice qui souhaite que ses cendres soient répandues dans la Cour!

À la sortie, on nous propose un texte pour nous expliquer ce qu’est le spectateur à partir d’une recherche de Daniel Le Beuan (présent sur scène) comme pour mieux signifier le pouvoir savant d’une relation descendante.

Je ne décolère pas…

Amitiés,

Sylvie

 

From: Sylvain Saint-Pierre <  s.saint-pierre@hotmail.fr

Envoyé : vendredi 19 juillet 2013 12:02

To: Pascal Bely<pascal.bely@free.fr>; Sylvie Lefrere < lefrerepuer@aol.com

Chers amis,

Je me réjouis de votre participation à cet échange de mails. Effectivement, nous espérions la libération d’une parole neuve portée par des individus, faisant résonner les échos de ce lieu exceptionnel. Un coup d’éclat où l’esthétique aurait rejoint le politique. Un spectacle à la hauteur de la Cour.

La «non-danse» de Jérôme Bel aurait pu constituer une réponse originale, impertinente, poétique ; mais dans ce spectacle, il a choisi le «non-propos», ce qui est radicalement différent. Tout en étant, de mon point de vue, profondément méprisant pour les spectateurs réduits à l’état de télé-spectateurs, eux-mêmes envisagés uniquement sous forme de clichés.

La «non-danse» ouvre des brèches dans la représentation théâtrale, permettant au spectateur d’être créatif en imaginant/sentant.

Le «non-propos» à l’œuvre dans Cour d’honneur donne à entendre un discours biaisé, uniformisé, instrumentalisant tout (spectateurs sur scène, public, lieu, extraits d’autres pièces), à des fins qui laissent un gout amer. À titre d’exemple, la plupart des interventions ont mis en avant les dix dernières années du Festival, soit celles du couple Archambault-Baudriller (actuels directeurs du Festival dont le mandat se termine le 1er septembre 2013). Seuls vestiges du passé: Pina Bausch, Vitez et L’École des femmes…Le «non-propos», c’est exactement ça : l’absence d’idée (intellectuelle, scénique) en elle-même théorisée. Cherchant à faire croire au spectateur qu’ainsi, il est libéré d’une manipulation de l’Auteur…alors même que le parcours est parfaitement balisé au profit d’intérêts qui échappent le plus souvent au public. Comme vous le dîtes, ce dispositif façonne le profil d’un spectateur-consommateur tout en lui faisant croire qu’il est actif. En l’occurrence, nous avons assisté hier à l’éloge à peine dissimulé des deux directeurs du Festival d’Avignon par Jérôme Bel.

L’horizon aurait pu être l’Histoire, le collectif, l’art, dirais-je naïvement…ce sera celui d’une seconde partie de soirée sur France 2. Souhaitons au moins à Jérôme Bel que l’audience soit bonne…

Je vous embrasse,

Sylvain.

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Au Théâtre du Nord à Lille, dès le 8 novembre 2013 – Avec Julien Gosselin, 2076…année clonique.

Ils sont face à nous. Depuis plus de trois heures. Ils n’ont jamais eu peur du public. Bien au contraire. Ils l’ont affronté, non pour le caresser dans le sens du poil, mais pour l’inclure. Ils sont jeunes (entre 25 et 35 ans) et leur arrogance créative provoque un plaisir fou. La salle les ovationne. Ils n’en reviennent pas eux-mêmes. Certains sont au bord de craquer par tant de fatigue accumulée et d’affection reçue de la part d’un public reconnaissant de ne pas l’avoir plombé ou disqualifié.

Je suis également debout. Qu’il est bon de retrouver ce geste après tant et tant de mois et d’années à faire le dos rond, à subir un théâtre français mortifère, institutionnalisé, sans âme, parce que petit-bourgeois. Ce soir, la troupe emmenée par Julien Gosselin fait maintenant partie de l’histoire d’Avignon. Mon aventure avec eux ne fait que commencer.

Mais que s’est-il donc passé ? Ils ont osé porter à la scène «Les particules élémentaires» de Michel Houellebecq. Ce roman est-il adaptable au théâtre ? Rien n’est moins sûr. Mais avec eux, tout est possible…Enfants de cette génération décrite par l’auteur (20 ans en 1980), ils assument cette filiation sans jamais la caricaturer. Ils parviennent avec délicatesse à se mettent à distance, sans cynisme, mais avec une dérision mêlée de tendresse envers une génération dont les représentations sociales se sont structurées autour de la libération sexuelle, d’idéaux politiques d’une gauche prête à jouer l’alternance malgré le septennat réformateur d’un jeune président…Ils ont réussi à créer le mouvement  fraternel entre deux hommes que tout oppose: l’un multiplie les conquêtes avec les femmes jusqu’à en devenir fou, l’autre mobilise la science pour une nouvelle espèce humaine par le clonage. D’un côté, la métaphore d’un paradigme épuisé, où il faut accumuler, produire, être compétitif. De l’autre, une révolution: celle où science et culture prendraient l’ascendant sur le biologique pour fonder une humanité plus apaisée, plus pacifique.

Ce qui les oppose sur le papier se relie : quand Bruno (Alexandre Lecroc) joue le jeune bête et con, Michel (Antoine Ferron) est en fond de scène, assis, profond, tourmenté, presque Gainsbourien. Le décor est là, dans ce regard, dans cette observation, dans cette écoute. Chacun incarne un double rôle : celui dévolue sur la scène, un autre en fond, sur les côtés, à notre place, celle du spectateur, celle de l’écrivain, celle de l’artiste de théâtre, celle où l’on observe l’intime se débattre dans le sociétal.

Il arrive même que la télévision, personnage à part entière, s’invite, mais elle le fait sur les côtés pour se projeter en grand écran : elle se veut de qualité même si on l’on ressent déjà qu’elle se perd dans des effets de communication dévastateurs envers le sens de la recherche de Bruno (on y décèle le langage de l’entre soi, loin, très loin du débat démocratique). Mais ici, elle sert le propos théâtral et n’entre jamais en concurrence.

La mise en scène de Julien Gosselin est exceptionnelle parce qu’elle ouvre le dialogue entre le monde de la recherche et le corps social à partir d’un paradoxe qui ne cesse de s’amplifier : plus Michel avance dans ses découvertes, plus Bruno devient malade. Julien Gosselin comble peu à peu le vide qui s’instaure entre les deux frères (qui se rencontrent finalement très peu au cours de la représentation) en positionnant l’art théâtral comme passerelle, sur laquelle il nous embarque. D’une époque à l’autre, de l’adolescence à la mort, je suis relié, inclus dans la quête, questionné par la force d’une science qui, articulé à l’art, l’humanise comme jamais. Les femmes jouent ici un rôle déterminant : Christiane (Noémie Gantier, magnifique tragédienne), amie de Bruno, l’accompagne dans sa recherche, en multipliant avec lui  des expériences orgiaques, métaphore d’un clonage du couple qui ne dit pas son nom… Annabelle, amie de Bruno (Victoria Quesnel, lumineuse femme de l’ombre) veut un enfant, qu’elle n’aura pas…signe que l’ère industrielle amenuise les facultés de l’espèce humaine de se reproduire dans un amour à mort destructeur. Peu à peu, la fratrie se décompose et se recompose vers une nouvelle humanité (celle d’aujourd’hui étant épuisée…comment ne pas entendre le chaos provoqué par les récents débats autour du « mariage pour tous ») a l’image du gazon présent dans le premier acte qui disparaît au second, laissant le sol froid  d’un laboratoire comme seule surface de réparation pour reconstruire.

Je ne perds rien du jeu des acteurs qui tisse le rire dans le dramatique parce que les joyeuses valeurs humanistes des années 70 (ah, la scène du yoga collectif, inoubliable Caroline Mounier en directrice du camping du changement !) sont aujourd’hui dramatiquement épuisées et provoquent bien des effondrements dans la souffrance.

Les processus impulsés par Julien Gosselin à partir de son collectif, relient les générations de spectateurs Il n’est jamais dans une posture haute en prenant le texte de Houellebecq pour le «verticaliser». Bien au contraire, il le déstructure pour créer un lien ouvert entre littérature, science, art, en nous positionnant comme co-penseur de notre époque !

LES PARTICULES ELEMENTAIRES -

La recherche scientifique mise en scène par Julien Gosselin questionne notre soif de théâtre, nos pulsions ‘destructrices » de sens, notre amour du jeu pour élever nos désirs  de spectateur (et non les cloner !) vers un nouveau «théâtre» qu’il nous reste à inventer.

Vive le Festival d’Avignon 2076!

Pascal Bély – Le Tadorne

«Les particules élémentaires», mise en scène de Julien Gosselin, au Festival d’Avignon du 8 au 13 juillet 2013.
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Avignon Off 2013 – Dans la famille de «Quelque chose de commun…», je voudrais….

Il faut être insouciant pour proposer au public du Off une telle aventure. Il faut être jeune, certainement. La Nivatyep Compagnie, sous la houlette de Juliette Peytavin (vous aurez remarqué au passage l’ambigramme) déborde d’audace, de fraîcheur, d’imprudence, mais surtout de tendresse.

Tout commence à l’ERAC (École Régionale d’Acteurs de Cannes), véritable vivier pour comédiens en devenir. Juliette Peytavin s’interroge sur les variations de rapports au sein d’un groupe imposé. Ses trois années d’étude lui permettront de travailler le sujet, à la manière d’un sociologue de terrain. «Quelque chose de commun…», dans sa genèse, était porté par 17 interprètes. Aujourd’hui, ils ne sont plus que sept, à l’image du jeu des sept familles de notre enfance. Naturellement, on finit par s’attacher à eux, car chacun s’incarne en nous et réciproquement !

«Quelque chose de commun…» nous attire peu à peu dans son filet. Telle une première rencontre, le début est quelque peu déroutant, voire ennuyeux, tout en retenue. Déjà présents sur scène à l’arrivée des spectateurs, les comédiens «font la tronche». Méfiance, défiance, résistance semblent qualifier leurs liens, leur relation au public. La tension monte jusqu’à l’implosion du groupe, moment où l’on s’interroge sur l’opportunité de poursuivre avec eux ! En réalité, cela traduit l’incertitude, la nervosité que suscite toute première fois. Il suffira d’un signe de main, lancé par Romane Peytavin (la sœur de Juliette) pour lâcher-prise, (re)lancer la dynamique du spectacle en nous permettant d’entrer dans la structure psychique du groupe. Tout devient alors plus lisible.

Dans le jeu des représentations sociales, les sept  interprètes lancent à tour de rôle un dé pour créer leur partition, entraînant les autres dans le jeu, le non-jeu, la fiction, le réel. Peu à peu, le propos émerge: cette jeunesse se cherche à travers le groupe, espérant obtenir des réponses à ses errements dans le contact avec l’autre. L’écho psychanalytique n’est pas loin, comme dans cette parole hasardeuse, hésitante et qui bafouille. Mais cette mise à nue n’est pas sans risque: elle expose les protagonistes à la cruauté de leurs camarades. Une troupe de théâtre peut alors se transformer en huis clos terrifiant où le metteur en scène incarne une figure tyrannique. Heureusement, l’humour, grinçant, opère un renversement de situations.

L’élément fédérateur de cette joyeuse bande est Maxime Mikolajczak, véritable découverte, qui capte l’attention du public. Mais chacun apporte sa personnalité à l’édifice: Manon Allouch excelle dans son «puis, tu vois, c’est comme moi» ; Julie Collomb se métamorphose en Célimène du monde théâtral;  Benjamin Farfallini désamorce les situations; Issam Rachyq-Ahrad transpire l’amour; Romane Peytavin est celle par qui tout commence ; Juliette Peytavin (qui remplaçait Louise Belmas pour la première) en angoissée permanente.

“Quelque chose de commun…” est un immense potlatch, un peu à la manière du chorégraphe  Jérôme Bel dans «The Show must go on». Ici, tous les interprètes viennent du théâtre, mais dansent et parlent. Juliette Peytavin réussit à manier le geste et la parole pour unifier le théâtre et la danse et mettre en mouvement la théorie des représentations sociales.

Cependant, réduire cette proposition à sa plus simple pensée serait passer à côté de sa complexité.

Laurent Bourbousson – Sylvain Saint-Pierre – Tadornes.

"Quelque chose de commun..."  par La  à l'Adresse, Festival Off d'Avignon, du 8 au 31 juillet 2013.