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FESTIVAL ACTORAL OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Contre l’inéluctable Front National, l’imprévisible collectif créatif.

La société française se prépare à la prise de pouvoir des institutions par le Front National. La sphère médiatique est acquise à ce processus en le validant par ses prédictions sondagières qui alimentent des éléments de langage d’une classe politique aux ordres de la communication. Je reste donc très attentif à ce que les artistes nous renvoient pour ouvrir nos systèmes de représentation et nourrir une pensée affaiblie par tant de dogmes descendants sans visée.

Cette semaine, le Festival Actoral à Marseille a répondu présent à travers deux propositions qui, bien que très éloignées dans leurs esthétiques et leur propos, se relient en raison d’un contexte national et européen particulièrement lourd.

Tout commence au Théâtre de la Criée avec Miet Warlop et son spectacle pour le moins radical, «Mystery Magnet». Dans la feuille de salle, on peut lire : «Grâce à ce spectacle, j’espère que chacun ressentira différentes émotions ou aura des flashes qui refont surface. Si deux cents spectateurs voient Mystery Magnet, j’espère pouvoir faire éclore deux cents mondes différents». Sur scène, des panneaux blancs en placoplâtre. Plus qu’un quatrième mur. Une cloison. À terre, un homme, obèse. Il a dû se goinfrer. Son corps en impose bien plus que son poids. Au-delà de son apparence, il incarne la lourdeur d’une humanité prête à exploser. À le voir confectionner des petits chiens avec des ballons gonflés, je ressens l’inéluctable: l’ennui, le geste sans but, la reproduction des modèles. Cela sent la fin d’une époque, d’un paradigme. Cinq acteurs entrent en scène, dont on ne verra jamais les visages : là des corps sans tête, ici des serpillères comme figure, ou des cheveux comme unique regard. Nos utopies s’effondrent: le progrès technique provoque la panne et nous enfume; l’art marchandisé n’a plus de dimension politique; le corps social explose et se désintègre; la solitude du créateur est moquée par ceux qui lui imposent les esthétiques du marketing culturel. Tout semble  flêché» et le créatif est une cible que l’on matraque de slogans venus d’en haut.

L’art se doit d’intervenir, comme il l’a toujours fait dans l’histoire de l’Humanité. Chacun est ainsi invité à poser son geste artistique avec pour seule règle qu’il traverse pour ouvrir les impossibles, que le corps soit langage total, sans mot pour le conditionner. Qu’il soit centaure pour que le sens ait de la grâce. Qu’il provoque la couleur, non celle que l’on plaque, mais celle qui émerge du vivant, du fond des tripes pour retrouver le geste fondateur de l’art.Cela finit par gicler de partout, ça tronçonne, ça agrafe, ça explose et la scène devient liquide, sous marine. Le tableau est là, l’utopie triomphe dans cet aquarium où nous pourrions poser à nouveau notre main. Pour retrouver le goût de l’art vivant. C’est beau, magnifique, mais je  reste immobile, ma main dans la poche, comme s’il était déjà trop tard…

Mais Une heure après, je rejoins Nicolas Lehnebach, spectateur contributeur pour le Tadorne au  Théâtre du Gymnase. J’évoque «Mystery Magnet»…les mots peinent à venir. «Quand je pense qu’on va vieillir ensemble» par le collectif de Chiens de Navarre va libérer notre parole. À peine le spectacle commencé, j’ai l’immédiate impression d’y retrouver l’acteur principal de Miet Warlop, qui grossira peu à peu par les sombres dynamiques qui agitent notre société « spectacularisée » jusqu’à la nausée. Servie par des comédiens à la technique, à la présence et au talent irréprochables, «Quand je pense qu’on va vieillir ensemble» est une œuvre dont la mécanique bien huilée du rire nous fait grincer des dents…et des articulations ! Dans un espace recouvert de tourbes, habité çà et là par quelques palettes, un vélo cassé, trop vieux et à moitié enterré, et des chaises noires en plastique – comme celles utilisées le plus souvent dans les salles des fêtes – Les Chiens de Navarre se livrent à un exercice de haute volée verbale. Une suite de sketchs comiques juxtaposés les uns aux autres par un noir plateau ou bien un simple changement d’acteurs ou de positions des chaises constitue la dramaturgie de ce spectacle. Autour d’eux, un espace déglingué, quasiment vide. Un champ de mines qui explose au visage du spectateur par un mot assassin, une situation poussant le rire dans ses derniers retranchements. Jouissif et inquiétant à la fois. En quelques réflexions suscitées par ce spectacle, voici le portrait sans concession et sans retouches d’une humanité en régression.

Tandis que le public prend possession de sa place, une partie de pétanque est en cours. Les comédiens grimés de rouge, s’affrontent, se battent, trichent, nous haranguent. Une partie dont il ne resterait des règles de jeu qu’une légère trace, et qui met en avant l’impossibilité de se positionner au sein d’un cadre commun. À la différence de chez Miet Warlop, le désir à disparu…la créativité est embourbée dans des pulsions immédiates guidées par un individualisme forcené et la négation de l’Autre comme composante du jeu (du « je »).

La lumière s’éteint. Assis à notre place, le spectacle peut calmement commencer. Est-ce un cercle de discussion ou bien un stage de développement personnel dont le but affiché serait de permettre à tout un chacun d’élaborer des stratégies «positives» d’affirmation de soi ? Mais ici le collectif se transforme en un jeu de massacre langagier réassignant le stagiaire à son statut de vaincu, de looser empâté incapable de faire siennes les ordres véhiculés par une société essentiellement tournée vers la figure du gagnant. Propulsé au second tableau en chercheur d’emploi, notre homme tente de se mouler aux injonctions d’un conseiller qui pousse la séance de mise en situation à l’extrême du ridicule, une communication au premier degré révélant les dynamiques bêtifiantes de la règle de l’offre et de la demande (le patron et le salarié). Le tout s’appuie sur un humour de situation qui n’a de cesse de dévoiler l’incompréhension généralisée face à un système qui s’apparente plus à une grande mascarade qu’à un véritable espace de vivre-ensemble, un simulacre de société dont plus personne ne reconnaît les cadres et les fins, elle-même compris. Là où Miet habille, surcharge les corps et l’espace pour réinventer le collectif créatif, l’homme se transforme ici en chiens joués par deux comédiens qui finissent par se relever sur leurs deux pattes devenues jambes, se déshabillent, silencieux, se blottissent l’un contre l’autre, nus, sur un matelas de fortune, perdu au milieu de l’immensité du plateau, nu lui aussi, et totalement vidé du sens de l’être-ensemble, dépourvu de la volonté de vouloir « vieillir ensemble ».

Ici, on rit aux éclats jusqu’à fracasser l’autre et soi-même contre la bêtise érigée en système de pensée, en manière d’être. Un capitalisme de la séduction rend chacun inutile à l’autre, engluant la relation dans la jouissance immédiate, dans un ordre fascisant où la parole est destruction, où le rire est une arme d’extermination massive de l’être face à l’avoir et au paraître. Le corps peut bien grossir : plus rien ne peut arrêter la déconnexion de l’esprit et du mouvement. Le verbe est une chair malaxée, retournée, qui n’a de cesse de dépecer et de mettre au jour la somme des violences symboliques et sociales, pour s’emparer des corps et les contraindre à une marche forcée vers l’avilissement le plus total, à l’image de ces acteurs-chiens qui viennent renifler les fesses et le sexe de cette femme en train de faire pipi le long d’une route imaginaire. Le sexe et la libido comme élément cristallisant bon nombre d’injonctions à l’acceptation de sa situation, à la recherche d’une reconnaissance de l’Autre, et à l’assignation des places genrées à l’œuvre dans la société.

Si tu as 60/100 à tes évaluations, cela veut dire que tu es heureux. À 90, tu crèves ! Le bonheur qui s’évalue, qui se quantifie et se mesure, nous renvoie inexorablement à cette vision d’un monde dans lequel afficher sa réussite, son bonheur, quitte à se mentir à soi-même est devenu monnaie courante. De cette obligation qui pèse sur chacun de nous d’être heureux, de réussir notre vie selon des critères établis par l’idéologie dominante ! Cela démontre de cette rage de sans cesse vouloir signifier que l’on est dans le bon train, que l’on fait partie du bon groupe. Peu importe l’ivresse tant qu’on a le flacon…

«Quand on déblaie toutes les surfaces, quand on regarde bien, ce qui reste, c’est la terreur» écrit Don DeLillo dans Point Oméga, Les chiens de Navarre nous confortent dans cette idée. «Mystery Magnet» est notre salut pour sortir de ce bourbier et amaigrir nos obésités mentales. Elle nous fait tout d’un coup beaucoup moins peur.

Nicolas Lehnebach – Pascal Bély – Tadornes

«Mystery Magnet» de Miet Warlop et «Quand je pense qu’on va vieillir ensemble» par le collectif “Les Chiens de Navarre” au Festival Actoral, Marseille. Octobre 2013.

 

 

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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES

A nos corps amputés, Bruxelles reconnaissante.

À peine descendu du TGV à Bruxelles,  je me propulse au BronksSurréaliste ? Cela ne fait que commencer. J’entre. Rien pour s’asseoir. Où poser mon sac ? Les spectateurs arrivent peu à peu et finissent par former une assemblée. On se croirait dans la salle d’un musée d’art contemporain sans oeuvres, mais les déplacements du public vous informent où cela se «passe». Un bruit médiatique en quelque sorte amplifié par les crissements des talons d’une femme qui tient par un fil notre ballon de l’enfance. Métaphore de nos utopies à la dérive, sa progression m’émeut particulièrement.

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Je repère un espace où poser mon bagage. Je m’approche. Là, quatre «hommes chevaux» à la queue joliment peignée à l’arrière avec une longue perruque sur la tête sont face au mur. Ils me font sursauter. Avec leur  imperméable noir, ils m’évoquent le chanteur androgyne Antony and the Johnson. Leur présence fantomatique ne cesse de me poursuivre alors que je déambule dans la salle.  Entre allure poétique et comportements décalés, ils sont là pour déranger l’ordre établi, affirmer l’hybridité de l’homme avec l’animal, de la poésie avec le réel.

Plus loin, il y a des corps : amputés (là un long pantalon sans tronc ; ici un buste ceinturé sans tête, mais qui produit un larsen à l’approche d’un micro; plus tard, une table avec des jambes où sont posées des bouteilles de champagne). Des corps sacrifiés, où le vêtement fait corps, où la femme objet est à son paroxysme. Troublant, d’autant plus que c’est très beau. Il y a cet homme obèse, prêt à vous exploser à la figure, pour vous dévorer. Il incarne le cannibalisme postmoderne : le corps marchand peut tout manger même une main. Juste retour des choses : après la mal bouffe, la bouffe humaine. Peu à peu, vous voilà pris dans un tourbillon cauchemardesque et enivrant où l’on crée le cérémonial d’un corps  à la découpe (métaphore des greffes), où des perruques en laines de couleurs cachent les visages et leur diversité : l’Europe serait-elle à ce prix ?
Divaguons encore…Alors que les corps d’enfument, comment ne pas y voir un hommage à l’immolation, nouvel art révolutionnaire ?
Tout au long de cette performance, le langage du corps semble entrer par effraction pour sonner la fin de la partie : celle d’une civilisation qui confie le corps intime aux communicants sans poil et sans reproche ;  aux marchands qui, sous prétexte d’assouvir notre soif de consommation, sont prêts à nous transformer en cannibales ; aux professionnels  qui mondanisent, mondialisent l’art à défaut de le politiser.
On peut tout y voir tant cette performance poétise votre sensibilité. Ils sont belges et travaillent actuellement à Berlin, nouvel axe nord-sud. Pour le Kunstenfestival de Bruxelles  en 2012, ils préparent une «vaste production». On y sera pour y placer nos têtes sur leurs corps amputés.
Pascal Bély,« Le Tadorne ».
Miet Warlop, « Art / Collection, trailer Park » du 19 au 24 mai 2011 au Bronks dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.