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ACCUEIL DES LIEUX CULTURELS PAS CONTENT

Festival DANSEM à Marseille: accueil triple zéro.

On devrait pouvoir évaluer festivals et lieux culturels sur leur politique d’accueil. On s’apercevrait que certains sont tout juste du niveau d’une Sécurité Sociale des années quatre-vingt.

Je travaille depuis six heures du matin. J’ai eu une longue journée où j’ai animé un séminaire important. Il est 20h15 et je décide de me rendre au festival DANSEM à Marseille, soit 30 minutes de route pour assister la dernière création de Manon Avram et Thierry Escarmant, «Qu’avez-vous vu ?». Cette compagnie est soutenue par la DRAC PACA pour qui je suis un expert danse lors de l’attribution des subventions. Il me faut donc voir ce spectacle: malgré la fatigue, j’en ai envie.

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J’arrive à la Friche Belle de Mai à Marseille vers 20h45. Aucun affichage visible et lisible. Seuls les habitués connaissent le lieu. La salle est en contrebas. Devant la porte, tout au plus 10 personnes. Je reconnais des professionnels. J’attends. Puis une cohorte de spectateurs d’une autre représentation rejoint la file. J’attends. A l’entrée : «la billetterie n’est pas ici. C’est plus haut, au restaurant». Je cours. J’arrive à l’accueil, essoufflé :

– «Trop tard, le spectacle a commencé» me dit-elle, visiblement inquiète.

– «Ben non puisque l’on me dit de venir ici»

– «Trop tard, le spectacle a commencé» répète-t-elle, avec probablement la peur de se faire sanctionner si elle cause du retard.

– «Mais puisque l’on me dit de venir ici».

Colère. Colère.

Finalement, je sors. Elle me rattrape pour me donner un ticket, sans un mot, presqu’à la sauvette…

Je descends. La porte est fermée. Je frappe. Un agent de sécurité me laisse aimablement entrer. Le spectacle n’a pas commencé.

– «Pourquoi tu le laisses entrer » dit un homme avec un ton méprisant à l’égard de l’agent.

– «Le spectacle a commencé» me dit-il.

– «Ben non, puisque j’entends les spectateurs ».

– «Le spectacle a commencé» répète-t-il face à l’agent de sécurité médusé.

Je quitte la Friche. Dépité.

Cette scène est symbolique à plus d’un titre. Si vous n’êtes pas un habitué, vous vous perdez. Métaphore d’un festival replié sur son réseau de spectateurs. Le cloisonnement entre le lieu de la représentation et la billetterie en dit long sur l’approche de l’accueil: c’est une procédure où l’on distribue des tickets, où l’on stabilote à plusieurs derrière la banque. Mais où est la relation ?

Il n’y a aucune souplesse, seule la règle prime et la peur qui l’accompagne. N’ont-ils jamais imaginé qu’un spectateur pouvait ne pas avoir de billets à l’entrée? N’ont-ils jamais pensé une procédure pour éviter un stress commun, pour faire plaisir? Sont-ils à ce point sur le pouvoir pour ne pas faire confiance à un spectateur qui vient pour la danse, un jeudi soir, à Marseille? Sont-ils à ce point insensibles pour ne pas savoir que le désir de rencontrer des artistes vaut bien d’attendre de déchirer un ticket?

Ce soir, un lieu culturel m’a fermé la porte. Combien sommes-nous symboliquement dans ce cas-là ?

Pascal Bély, Le Tadorne.

 

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS LE THEATRE BELGE! THEATRE MODERNE Vidéos

Triple A pour la Belgique.

Le peuple souverain ne sait plus très bien où il va. À force de lui répéter depuis le choc pétrolier de 1974 que l’urgence est la sortie de crise, il peine à penser. La pensée est sous les décombres d’une civilisation européenne qui, depuis la Shoah, s’effondre peu à peu malgré la vitalité de sa technocratie à créer les outils pour donner l’illusion du progrès. Dans ce contexte, le peuple, et particulièrement sa classe moyenne, palabre, gaspille les mots, maltraite la relation, cloisonne le langage du corps et le poids de la parole, fait de l’oisiveté l’un des moteurs pour régénérer les neurones. Rien ne s’élabore tandis que la plainte individuelle fait office de protestation collective. On dénonce, mais rien ne s’énonce. Son éducation, ses savoirs ne sont plus mobilisés pour l’intérêt général, mais pour préserver son intime de la douleur du monde. Quant aux artistes, ils se noient dans le paraitre de leur cour, trahissent leurs idéaux au contact du pouvoir, et laissent l’intelligencia observer ce naufrage du haut de leurs fauteuils dorés (quand ils n’y sont pas assis eux-mêmes!). Le théâtre est une activité comme une autre, juste permet-il de changer de rôles (et de viser le premier). L’art s’accroche au mur pour égayer l’endroit tandis que la poésie se dilue dans le naturalisme avant de disparaître peu à peu sous le poids de la littérature qui raconte. Mais ne nous y trompons pas: l’énergie est là. Les corps bougent, l’espace est occupé; on s’affaire devant, derrière, sur les côtés; on fait pour défaire. On se croit compétent à maitriser ses pulsions animales quitte à les laisser déborder pour assouvir sa soif de domination envers les femmes. Et quand cela s’effondre à un endroit, les décombres se recyclent pour soutenir le modèle qui empêche tout renouvellement de paradigme. Avec la classe moyenne, la politique n’est même plus un sous-bassement avec lequel on élabore: elle est au mieux un spectacle, au pire un secret bien partagé. Avec la classe moyenne, dénier c’est penser.

Pour la chorégraphe Maguy Marin, «puisque tout est foutu, fêtons le pessimisme». Oui, fêtons, mais j’ai besoin des artistes. Pas ceux qui, de haut, assouvissent leur désir de pouvoir comptant sur mon potentiel de servitude. J’ai besoin d’artistes pour qui l’empathie nourrit la relation à l’art, pour qui l’acteur et le spectateur sont côte à côte pour élaborer la vision commune vers une visée. Puisque l’on est foutu, j’ai besoin d’artistes pour m’extraire de la tyrannie des mots et de leur tour de Babel et m’autoriser, sans culpabilisation, à voir le jeu pour le penser autrement.

Il est minuit. Je pense à ce qui est écrit plus haut. Je marche et je pense. J’ai l’énergie pour fêter le pessimisme. Je sors à peine du Théâtre de la Bastille à Paris où le collectif  flamand tg STAN vient d’interpréter «Les estivants» de Maxime Gorki. Cette ?uvre du début du 20ème siècle décrit un groupe en vacances d’été dans une datcha et qui «s’occupe» pour ne pas sombrer. Incarné par cette troupe flamande, le texte est d’une modernité stupéfiante. Vingt-deux rôles pour neuf acteurs. Autant dire que je m’y perds dans le «qui est qui ?» comme si les places étaient interchangeables pour cause de pensée unique. Ici, les conflits entre amis masquent finalement un accord souterrain pour que rien ne change entre le marteau ou l’enclume, entre penser ou subir?

Varja, incarnée par Jolente de Keersmaeker, est époustouflante. Mariée à un gros ours bien léché (exceptionnel Damiaan De Schrijver dans le rôle de Sergej Basov), elle doute sur ce qu’il se joue : rapidement, je me reconnais en elle (suis-je le seul dans la salle?). Elle porte à bout de bras ce collectif, métaphore de l’effondrement d’une société en crise (jusqu’au décor d’un théâtre improvisé qui se métamorphose en radeau de la méduse), où la moindre déclaration (qu’elle soit d’amour ou poétique) sombre dans une vanité ridicule. Pendant 2h30, cette société navigue totalement à vue. Elle ne voit pas qu’elle est politique (au sens de la vie dans la cité) et ne pense qu’à se vautrer dans des jeux amoureux. Cette mise en scène à l’énergie débordante occupe tout l’espace horizontal (on ne cesse d’aller de là à là, à la recherche d’un chemin sans but) tandis que la visée verticale est symbolisé par des cordes destinées à qui voudrait bien se pendre. Ici, tout est en jeu : rien n’est laissé au hasard jusqu’à la longue robe noire de Varja, rideau de théâtre quand son désir d’amour est trop fort, cache-misère lorsque ses secrets enfouis l’empêchent de libérer son corps.

Ces acteurs sont exceptionnels. Ils jouent comme ils pensent. Leur empathie me permet de ne jamais décrocher. Ici, le théâtre est un  acteur à part entière (il est même omniprésent jusqu’à la scène finale du banquet où les masques tombent, où le corps du collectif se disloque pour se remette à l’équilibre). Le théâtre façon tg STAN est l’une des réponses pour sortir de la crise morale que nous traversons, pour accompagner le changement de paradigme qui est en cours.

 Il me revient alors l’intervention  de l’écrivain Isabelle Sorente dans l’émission «Ce soir ou jamais» où elle évoquait la crise d’aujourd’hui, l’ampleur de «ce qui nous secoue». La force du tg STAN est de m’autoriser ce lien pour qu’au chaos ambiant, réponde ma pensée en mouvement.

Triple A pour la Belgique.

Pascal Bély, Le Tadorne.

«Les estivants » de Maxime Gorki par le tg STAN du 30 octobre 2012 au 17 novembre 2012 au Théâtre de la Bastille dans le cadre du Festival d’Automne de Paris.

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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR THEATRE MODERNE

La compagnie de Christiane Véricel a 30 ans!

La compagnie “Image Aiguë” de Christiane Véricel fête ses 30 années d’existence. Sa dernière création “La morale du ventre” sera programmée au  TGP à Saint-Denis du 20 au 23 mars 2013. Fêtons avec elle et sa troupe ce bel anniversaire!

En cadeau, un article d’amour pour cette femme remarquable.

L’espace Tonkin? Où est-ce? En Asie? Non, c’est à Villeurbanne. C’est un quartier à l’architecture des années 70. Une cité comme on ne les pense plus pour les habitants: un lieu de vie qui réunit tout ce dont on peut avoir besoin. On s’y sent bien. Un espace à l’image du théâtre de Christiane Véricel, directrice de la compagnie “Image Aigue“, où elle y joue ce soir sa dernière création, “La morale du ventre“. Ses propositions ont l’art de rassembler sur scène et dans la salle, les enfants, les adultes de toutes origines et de tout niveau sociologique. Nous, spectateurs Tadorne, la suivons depuis «Les ogres» en 2009. C’est-à-dire depuis peu malgré le fait qu’elle irrigue le  paysage culturel avec sa compagnie depuis 1983.

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D’une poigne forte, elle donne les indications à des artistes choisies pour leur personnalité et leur potentiel créatif. D’où qu’ils viennent, elle a l’intuition qu’ils iront loin. Avec elle, la fragilité et la force se confrontent avec des enfants, des adolescents et des adultes rencontrés lors d’ateliers menés en France et en Europe. Des jeunes  catalogués «différents», à cause de leur étrangeté (nés ailleurs ou porteur de handicaps). Dans la compagnie, ils trouvent un véritable espace d’expression, respectueux, esthétique, joyeux, dans une liberté contenue.

Armand est sourd et muet. Dans «La morale du ventre», il développe son art autour de sa puissance musculaire. Dans le silence, il déploie ses forces dans une chorégraphie au croisement du Hip-hop et du cirque et nous ouvre son monde à l’image de cette scène majestueuse où sa danse en tutu fait voler en éclat le masculin dans le féminin.

Avec Christiane Véricel, la mondialisation s’incarne sur le plateau. A l’hyper globalisation qui dilue tout, elle joue de sa focale pour que nous ressentions dans le regard joyeux des enfants, la gravité du propos: en 2012, la faim est toujours un fléau. La libéralisation du commerce n’y a rien fait. Alors, elle dénonce en énonçant son art théâtral global: la musique borde les corps dans les pas de danse, le silence ourle leurs ombres, les mouvements virevoltent nourris par la grâce, tandis que la fluidité de la mise en scène crée des espaces de liberté, tout en étant pensée au millimètre prés.

Dans son théâtre, elle convoque des objets dont la portée symbolique traverse nos imaginaires et se transforme en métaphores dérouillant notre boite crânienne. L’échelle devient le chemin le plus court vers la nourriture vitale et l’utopie d’une richesse partagée. Les petites chaises invitent la poésie avant que ne s’installent les rapports de force. La corde de nos cours de gymnastique se fait frontière au sol à moins qu’elle ne soit là pour la sauter. Quant aux poulies, elles font descendre du ciel ce que la terre des hommes ne répartit plus. Avec Christiane Véricel, la petite valise contient les trésors des migrations tandis que le masque de l’humanité nous observe, dépité. Avec elle, rien n’est donné au premier degré : tout s’échange au second pour que le désespoir ne s’invite jamais au profit d’une vision réaliste et burlesque, à la Charlie Chaplin. Du vide créatif surgit le désir de vie, le collectif, l’utopie. Comment ne pas englober Christiane Véricel dans la famille de ceux qui ont su bâtir un parcours courageux et volontaire, où la vitalité du regard n’a plus d’âge ? Juste est-il en phase avec les questions qui traverse le devenir de l’Humanité. Ainsi, Edgar MorinStéphane HesselClaude Régy,  trouveraient dans ce théâtre de capes et de fées le prolongement de leur pensée lumineuse.

Christiane Véricel est dans “la Battaglia”. Son travail est magistral. On l’aime autant qu’elle aime les autres. Sa douce exigence auprès de son équipe révèle les engagements de sa vie. De sa silhouette frêle se dégage la force de toute sa beauté et de son travail. C’est une inépuisable artiste, battante silencieuse.

Nous restons convaincus que son théâtre nous offre la possibilité de nous questionner sur l’avenir de l’humanité à partir de l’exploration du sensible. Nous ressentons au plus profond de nous que Christiane Véricel est l’une des artistes les plus en phase avec notre désir d’être un spectateur émancipé et humanisé.

Sylvie Lefrere – Pascal Bély – Tadornes.

Christiane Véricel sur le Tadorne:

Le théâtre de Christiane Véricel donne faim.

Infatigable spectateur.

À Palerme, le serment du jeu de pommes de Christiane Véricel.

 

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Putain de danse à la télévision.

Le marketing culturel a gagné. Insidieusement, il subordonne le qualitatif à l’audimat, à une rengaine qui résume à elle seule la pensée politique: «qu’importe la manière, l’important est de toucher le plus grand nombre» ; «si la venue d’une star doit faire venir du public, alors qu’importe qu’elle ne soit pas la meilleure», avons-nous lu sur Facebook à propos d’Emmanuelle Beart qui sera au Palais des Papes en juillet 2013.  Ce marketing s’est inspiré des codes de la communication télévisuelle pour soumettre les professionnels du spectacle vivant à une forme de raisonnement binaire: pour toucher le grand public, il faut l’assujettir. Difficile, pour le spectateur, de percevoir les véritables enjeux qui se cachent derrière le slogan de «l’ouverture à la diversité du public» à travers l’accession aux médias dits populaires. Difficile, car de l’ordre du non-dit, du refoulé, masqué par l’étiquette du «théâtre pour tous». Cache-sexe, en réalité? d’enjeux bien plus prosaïques: ceux renvoyant sans doute aux conditions matérielles de travail des artistes et de productions de leurs spectacles.

Le meilleur exemple nous a été donné par le chorégraphe Olivier Dubois. Cet été, au Festival d’Avignon, il a accompli un miracle: «Tragédie» fut ovationné. Pensez donc: une ?uvre de plus d’une heure quarante, avec 18 danseurs, nus, pour célébrer l’Humanité en résistance! Pièce dans laquelle Olivier Dubois lève le voile, exhibe toute son intelligence des corps et du mouvement! Et qui repose sur un parti pris esthétique radical: composer un poème chorégraphique savamment agencé, ordonnant les gestes des danseurs tels des rimes textuelles, sans pour autant perdre la force brute de corps comme jetés en pâture aux désirs du public. Une pièce, enfin, qui joue de la faille entre la condition physique d’être humain et l’appel à un au-delà: la recherche d’une Humanité. Une transe, une jouissance des sens et de l’esprit. Las, post coïtum?

…quelques mois après, Olivier Dubois part en promotion. En France, cette pièce est programmée à Pontoise, Martigues, Mâcon, Villeneuve-d’Ascq. Puis deux dates à Paris, au 104. C’est peu et c’est tout. Alors donc, Olivier Dubois entame une tournée promotionnelle à la télévision. D’abord sur France 2, dans «Des mots de minuit». Inutile de revenir sur les questions sans grand intérêt du journaliste Philippe Lefait qui semble préoccupé par la «sueur» et le cout de la production du spectacle (s’inquiète-t-il de la même manière pour le cinéma et le théâtre?). Décidément, la danse est  toujours illégitime. A la rigueur, on la sollicite comme caution intellectuelle ou comme aphrodisiaque lorsqu’il s’agit d’encanailler les esprits noyés dans l’ennui le plus profond. Sur le plateau, Michel Blazy, artiste plasticien, n’a «rien» à dire à Olivier Dubois après avoir visionné les images du spectacle. L’équation selon laquelle la danse, la révolution, le sexe et un présentateur barbu qui mâchouille ses lunettes semble être amplement suffisante pour mener à bien l’opération marketing. Peu importe la vacuité et l’ennui, pourvu qu’on additionne. D’ailleurs, Olivier Dubois ne se prive pas de renvoyer à Philippe Lefait qu’être danseur, c’est être «une pute de l’art avec savoir, élégance et conscience». Bien vu.

Rien de plus normal à ce qu’il continue à faire la pute (qu’il nous excuse cette familiarité) dans l’antre du proxénétisme le plus légal. Quelques jours après, ce sera au tour de Canal Plus dans l’émission du Grand Journal. Non qu’il soit invité en plateau? «Tragédie» est massacré dans un format minimaliste («la Short list») où plus c’est court, plus c’est con. À 1’15, vous pouvez entendre Olivier Dubois faire la réclame (ses phrases n’excédent pas 3 secondes !) avec une expression culte que ne manqueront pas de s’emparer les communicants des théâtres en recherche de slogan pour attirer le chaland : «Tragédie n’est pas tragique» (sic) tandis que le commentateur en rajoute dans l’excès : «Olivier Dubois provoque le spectateur» (qu’en sait-il, lui qui n’a probablement pas vu «Tragédie»). À 1’53, c’est terminé. À peine 38 secondes pour massacrer un propos et insulter les spectateurs d’Avignon et d’ailleurs. Un doute surgit alors: et si «Tragédie» n’était qu’un savant calcul pour relier le spectaculaire au marketing et servir son promoteur, lui qui sait si bien provoquer le peuple tout en l’attirant à son beau panache.

«Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse?». Ce romantisme noir confine au cynisme, surtout quand on dépasse le champ de la scène. Si être un artiste c’est être une catin, la transe suscitée par la beauté des corps en convulsion, sur scène, ne peut être mise sur le même plan qu’une démarche strictement commerciale. D’ailleurs, une geisha ne se départit jamais de son raffinement et ne s’adonne pas systématiquement à la prostitution. Si l’ivresse ou la jouissance sont recherchées par un créateur, si la question de la diffusion d’une ?uvre mérite d’être posée, surtout dans un contexte défavorable, comme c’est apparemment le cas pour “Tragédie” ; n’oublions pas pour autant ces bons mots de Musset, encore lui :

 «Puisque c’est ton métier, misérable poète,

Même en ces temps d’orage, où la bouche est muette,
Tandis que le bras parle, et que la fiction
Disparaît comme un songe au bruit de l’action ;
Puisque c’est ton métier de faire de ton âme
Une prostituée,  et que, joie ou douleur,
Tout demande sans cesse à sortir de ton c?ur ;
Que du moins l’histrion, couvert d’un masque infâme,
N’aille pas, dégradant ta pensée avec lui,
Sur d’ignobles tréteaux, la mettre au pilori.»

C’est ainsi que la télévision rassemble autour d’elle ceux qui sont prêts à réduire leur art à des slogans et les paresseux de tout poil pour qui faire entrer les spectateurs dans un théâtre nécessite d’utiliser les codes du marketing le plus abject. Dit autrement, la forme ne serait plus connectée au fond. Cette union sacrée nous inquiète, car ce processus s’amplifie (il suffit d’entendre chaque année les directeurs du Festival d’Avignon -et bien d’autres- ne faire qu’un bilan quantitatif de leur programmation). 

L’art risque donc de n’être qu’une marchandise. Précisément l’inverse de la démarche artistique proposée dans “Tragédie“.

Désolé, mais nous n’accepterons jamais d’être client pour une passe, fut-elle un chef d’oeuvre d’une heure et quarante minutes.

Pascal Bély et Sylvain Saint-Pierre, Tadornes

La critique de “Tragédie” sur le Tadorne: Au Festival d’Avignon. Secoué.

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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Spectateurs naufragés par Claude Régy.

«Chut» nous dit-on…Entrer dans l’univers de Claude Régy réclame le calme?avant la tempête? Nous attendons, à peine éclairés, concentrés et respectueux. C’est presque un luxe alors que le bruit du dehors est si proche. Nous savons qu’il va nous téléporter au loin, sur l’autre rive. Il y a dans cette injonction du silence, la même exigence d’un psychanalyste qui vous demande de creuser un puits sans fond en ne regardant que le plafond ou les murs tout autour…

Nous partons du noir, dans une obscurité qui se prolonge. Un autre temps se pose, car «La barque le soir» de Tarjei Vesaas est un poème. Le noir comme un entre-deux entre notre parole journalière qui se tue et les mots du poète embarqués dans la mise en scène de Claude Régy. Tout doucement, la lumière nous dévoile Yann Boudaud. Il est grand, immense, tout près de nous. De légers jeux de lumière provoquent des mouvements imaginaires sur ses épaules qui roulent, sur ses paupières qui clignent. Comme un lever du soleil, son visage sort de la pénombre. Un beau visage, avec des dents saillantes. Ses bras s’étirent, au risque de nous toucher. Il est fleuve. Nous sommes ses affluents. Son élocution est lente, à la vitesse de sa descente vers la profondeur du fond marin, jusqu’à s’enfoncer dans la vase.

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En manque d’oxygène, il économise son souffle, puis l’eau l’enveloppe et la terre le rattrape. Ses pieds sont lourds, pris au piège dans les plantes et leurs racines. Est-ce un danseur qui tangue? Est-ce nous, avec nos liens et notre passé devenus lianes, qui luttons pour être singuliers? La tension monte dans nos têtes, comme si nous étions deux plongeurs en apnée. Inconsciemment, Sylvie coupe sa respiration tandis que Pascal bouge de tout son corps, comme s’il voulait remonter. Mais des paliers nous permettent de continuer à suivre ses flots de paroles.

Son grand corps se tord, se débat lentement; sa figure humaine devient anémone maritime. Il laisse flotter ses longues tentacules dans les eaux noires qui l’entraîne et entame une magnifique chorégraphie, qui passe de l’origine du bébé vers la grâce de l’adolescent, et atteindre la pesanteur de la maturité. Nous avons envie de lui venir en aide; de le détacher du poids de ses chaussures…Mais sa  chute, contre laquelle il lutte, l’attire vers le bas, inexorablement?Nous portons tous ces bottes de plomb qui nous tirent vers le fond?Puis soudain, l’impulsion de survie nous fait remonter à la surface, à l’image de l’enfant résiliant qui métamorphose son désespoir en énergie du vivant. Il y a dans cette mise en scène, les ressorts de la résilience qui nous poussent à puiser dans les flots d’images de nos imaginaires, l’énergie d’être auteur du spectacle?C’est impressionnant de vivre une telle expérience: nos corps sont liés à celui de l’acteur. Il coule, nous coulons.

Une fois à l’air libre, le désir d’atteindre la rive s’impose à lui. Il se débat pour se maintenir hors de l’eau. Mais les chiens le guettent. Notre grand navigateur exprime un chant profond de sirène qui fait tressaillir l’animal dressé sur le rocher. Il cherche un langage en résonance. Il tend son visage de loup-garou et exhale des sons gutturaux. Le blanc de son sourire carnassier éclaire notre nuit. Le noir du décor qui nous oppressait les premières minutes s’éclaircit. En fond de scène, un voile opaque devient transparent et nous laisse imaginer un ailleurs. Deux personnages se profilent, se déplacent sans jamais vraiment se rencontrer. Revenants discrets, ils apparaîtront pour soutenir et emporter dans la barque notre explorateur.

Cet au-delà nous englobe. À aucun moment l’embarcation n’est figurée, mais elle est bien là, au plus profond de notre imaginaire, en dialogue continu avec le corps de l’acteur qui danse. La scène finale est un cadeau: du chaos de la scène vers la sérénité du tableau. C’est un émerveillement parce qu’il est l’espace où se rencontre le poète, l’acteur et le spectateur. Avec Claude Régy, nous sommes liés, dans la même embarcation, celle qui nous guide vers un au-delà. Si nous ne démissionnons pas, chaque journée est un apprentissage d’une autre rive. Parce que tout commence dans ce bain par la naissance. Tout nous conduit vers la mort, tel un animal éphémère. Entre les deux rives, notre unique bien-être: l’art comme embarcadère.

Sylvie Lefrere, Pascal Bély, dans la barque des Tadornes.

” La barque le soir” de Tarjei Vesaas mis en scène par Claude Régy.Aux Ateliers Berthier dans le cadre du festival d’automne de Paris, du 27.09 au 3.11.12. En tournée à Orléans, Toulouse et Reims.

Claude Régy sur le Tadorne: 

Claude Régy, spectateur associé à la Biennale de la Danse de Lyon.

Claude Régy largue mes amarres.

“Ode maritime” de Claude Régy : d’Avignon, les bateaux à voiles soulèvent les âmes.

 

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THEATRE MODERNE

Ados Ré Mi, ados unies.

Elles sont quarante adolescentes à la voix de cristal (elles appartiennent au Vocal Theatre Carmina Slovenica) à entrer sur la scène du Théâtre de la Ville de Paris. Leur silence fait un bruit assourdissant. On dirait une révolte, une invasion. Peu à peu, elles occupent toute la scène pour la métamorphoser à l’image de ce passage escarpé de l’adolescence au monde adulte. Le metteur en scène Heiner Goebbels leur offre l’espace dont nous rêvions à leur âge: tout peut se dire tant que l’écoute est là; tout peut se jouer pourvu que la liberté soit célébrée; tout peut changer parce que rien n’est inéluctable. «When the mountain change its clothing» est un spectacle qualifié de musical par le Festival d’Automne. Il est avant tout, une ?uvre délicate, envoutante, émouvante et pour tout dire, utile. Oui, utile, car à l’heure où l’enfance est maltraitée (souvenons-nous d’Enfant, chorégraphie de Boris Charmatz au Festival d’Avignon qui dénonçait nos agissements envers les plus petits), où elle peine à être au c?ur des politiques publiques, il est capital qu’une scène lui soit offerte. Après «…du Printemps » de Thierry Thieû Niang, danse pour séniors engagés présentée le mois dernier, le Festival d’Automne nous permet de poursuivre ce voyage poétique en traversant les âges de la vie.

Car «When the mountain change its clothing» est avant tout un long poème musical où chaque scène est une strophe, chaque mouvement du corps est une rime, chaque chant un alexandrin. Le plateau est un espace mental où défilent les rêves, le bruit et la fureur, les utopies de l’adolescence. Je me surprends à y retrouver des images enfouies par le temps et la peur de se souvenir de cette époque où la rage d’en découdre pansait mes enchantements blessés.

Ce soir, elles bouleversent l’ordre établi du théâtre. Le décor, elles le montent elles-mêmes. Les chaises, symbole de la place, sont l’objet d’un magnifique ballet, comme un hommage sincère à Pina Bausch qui n’est plus là pour écouter leurs rêves dansants. «Chantez, sinon vous êtes foutus» semble lui répondre en écho Heiner Goebbels qui offre à ces jeunes filles toutes les scènes qu’il est encore possible d’imaginer. Là un carré de gazon pour évoquer ses rêves, ses révoltes, revivre tous les rituels du collectif et convoquer la scène de l’écoute. Tout autour des tables pour délimiter l’ici et l’ailleurs, mais surtout pour y jouer la petite Barbie, fantasme d’adultes d’une enfance formatée. Au milieu, une grande toile de cinéma où défilent différents décors, comme autant de tableaux (du paysage bucolique pour une enfance bien sage aux rêves joliment normés, à la forêt vierge pour y cacher leurs cabanes à désirs, vers des arbres hivernaux dont les formes évoquent le réseau et l’ouverture vers le monde). Il y a même l’envers du décor où nos jeunes filles se métamorphosent?

C’est ainsi que pendant quatre-vingts minutes, j’écoute. Profondément. Sans jamais me faire tomber dans la niaiserie parce que chaque scène est percutante. On apprend, non sans humour, que  l’école du savoir à l’heure du Google ne fait plus rêver, qu’elle est une mécanique pour formater. Je découvre médusé la lecture d’un superbe texte de Jean-Jacques RousseauÉmile, ou se l’éducation») qui commence par une interrogation qui va chercher loin («-Vous souvenez-vous du temps que votre mère était fille ?»), très loin: être jeune fille n’a pas d’âge si l’on veut bien s’inscrire dans la lignée et le questionnement du sens («-Qui est-ce qui vivait avant vous? ?Mon père et ma mère ?Qui est-ce qui vivra après vous? ?Mes enfants -Qui est-ce qui vivra après eux? ?Leurs enfants -Qui est-ce qui vivra après eux? ?Leurs enfants -Qui est-ce qui vivra après eux? ?Leurs enfants -Qui est-ce qui vivra après eux? ?Leurs enfants -Qui est-ce qui vivra après eux? ?Leurs enfants ?Vivrez-vous toujours? ? Oui!»).

Ces jeunes filles sont au travail?dans tous les sens du terme, jusqu’à déchiqueter leur peluche d’enfant et théoriser sur la pauvreté et les riches. L’utopie n’est plus à chercher de ce côté-là?mais à raisonner autrement, à changer de paradigme, celui où tout serait lié et non compartimenté. Elles n’en peuvent plus de cet environnement qui formate plus qu’il n’émancipe. En témoigne le magnifique passage écrit par Gertrude Stein qui clôt ce voyage en adolescence : «…les gens croient qu’ils s’intéressent à la bombe atomique, mais pas du tout, ça ne les intéresse pas plus que moi. Mais alors là, pas du tout. Ils ont peut-être un peu peur, moi pas trop, il y a tant de choses qui font peur, alors à quoi bon se faire peur, et si on n’a pas peur, la bombe atomique n’a aucun intérêt. On reçoit tant d’informations à longueur de journée qu’on en perd le sens commun. On en écoute trop, du coup on oublie d’en être naturel. Voilà une bien belle histoire

Retrouver le naturel, c’est probablement se ressentir sur un passage.  De l’adolescence à l’âge adulte?de l’adulte à nous autres.

Pascal Bély ?Le Tadorne

« When the mountain change dits clothing » d’Heiner Goebbels avec le Vocal Theatre Carmina Slovenica au Théâtre de la Ville à Paris dans le cadre du Festival d’Automne du 25 au 27 octobre 2012.

Heiner Goebbels sur le Tadorne:

Au Festival d’Avignon, la terre patrie d’Heiner Goebbels.

– L’apocalypse d’Heiner Goebbels emporte le Festival de Marseille.

– Le Festival de Marseille fait tomber les murs de La Criée avec « Eraritjaritjaka, Musée des Phares »