Je l’observe près d’une fontaine avec ses ballons publicitaires siglés des différentes marques d’un grand groupe de l’agro-alimentaire. Le vent joue le trouble fête. Le jeune homme passe son temps à les rattraper pour les donner ensuite aux enfants et à leurs parents. Triste spectacle d’un quotidien où le jeu avec l’enfant est marchandisé.
Quelques minutes plus tard, c’est un gigantesque ballon qu’une bande de jeunes tentent d’élever sur la place Bellecour. Ici, la Biennale de Lyon (dont le thème est «le spectacle du quotidien») fait l’événement publicitaire. Cela n’intéresse pas grand monde. Triste spectacle d’un quotidien où la culture se fond dans le marketing le plus bête. La biennale serait donc objet de spectacle.

Démonstration et petite sélection d’oeuvres qui font débat.

En entrant à la Fondation Bullukian, ce ne sont pas des ballons, mais des dessins tenus par des épingles à linge. Il faut éviter que le message s’envole. Laura Genz a dessiné pendant plus d’un an l’occupation de la bourse du travail par des sans-papiers. Les reproductions sont vendues au bénéfice de « la cause ». À côté de ses oeuvres, l’artiste signe quelques slogans et une revue de presse est accrochée au mur. Je fulmine. La Biennale utilise les mêmes codes que les organisations humanitaires. L’art est objet et le spectateur y est asservi. Comment dans ce contexte évaluer la portée artistique de ces dessins au risque de passer pour insensible à la cause des sans-papiers ? Cette culpabilisation permanente, devenue notre spectacle quotidien à la télé, à la radio, dans les rues, au travail, est reproduite telle quelle. Paresse.


À la Sucrière, un autre dessinateur. L’un des plus talentueux en Europe. Remarqué au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles en 2008, le roumain Dan Perjovschi dessine comme il voit le monde. Deux murs noirs lui sont dédiés pour que jour après jour, ses dessins à la craie nous percutent. Le trait ne montre pas, mais joue le fil entre l’actualité et notre conscience collective d’Européen. Comme dans une galerie commerciale, peu de personnes s’arrêtent et me voilà bien seul pour débattre. Triste « spectacle ». On passe sans rien voir comme s’il fallait fuir, à l’image de la vidéo proposée par Lin Yilin où un homme menotté à sa cheville déambule dans les rues chics de Paris. Les passants ne font guère attention à lui. Certains visiteurs de la Biennale rient de cette vidéo. Nous sommes au spectacle. Victoire de la société du divertissement.

Adel Abdessemed sait se faire remarquer et arrêter le spectateur. Ses photos et vidéos jouent sur l’opposition. Là des sangliers sur un trottoir, ici un lion quasiment tenu en laisse dans la rue. La ville est vue comme violente et sauvage. Le son d’autres films projetées à proximité (un homme hurle tel un vampire dans la rue, l’explosion d’une canette de coca à terre) amplifie la violence. Mais pourquoi cela ne touche pas ? Adel Abdessemed emprisonne son propos dans une vision dépassée à l’heure où la ville se dote de projets plus humains et plus écologiques. Est-ce pour cette raison que la vidéo proposée par le collectif HeHe percute ? On y voit une voiture miniature téléguidée dans les rues d’une métropole américaine qui fait échapper de la fumée de toutes les couleurs. C’est la théorie du battement d’ailes du papillon qui provoque la tempête, ou la métaphore de la pollution de ces gros bolides qui envahissent nos villes. Bien vu parce qu’on s’en amuse.

Mais à mesure que l’on déambule à la Sucrière, on ressent le besoin de fuir le vacarme de la dénonciation spectaculaire. L’allemand Oliver Herring est là avec ses petits films posés tels des écrins sur le mur blanc. Au hasard de ses rencontres, il improvise avec les habitants des chorégraphies urbaines saisissantes de beauté. Ici, le « corps social » vous serre à la gorge parce qu’il véhicule de belles valeurs : solidarité collective, appui sur les articulations, jeu avec les éléments naturels pour fluidifier la relation, respect de la différence. Ici, l’humain reprend ses droits, à l’image du Festival de théâtre « Sens Interdits » qui se tient au même moment où la veille, dix vieux de Russie nous avaient fait traverser notre histoire commune de la Deuxième Guerre mondiale à nos jours. Comme le metteur en scène Didier Ruiz, Olivier Herring ne filme pas du « spectacle », mais nous renvoie du sens sans se mettre en position de nous culpabiliser.

Sarah Sze prolonge en nous proposant l’une des oeuvres les plus touchantes de cette biennale. À l’heure où l’on nous parle de « crise systémique », elle a créé une sculpture faite de liens complexes. Tout est lié et l’on s’amuse à imaginer des ruptures, des croisements, des transformations. C’est beau parce qu’elle nous projette dans un Nouveau Monde (celui du développement durable, de la société de l’information) qui ne fonctionnera que si nous mobilisons nos capacités de reliances et de communication autour d’un imaginaire partagé. Et l’on n’est guère étonné d’échanger avec un enfant et sa mère sur l’effet qu’aurait un battement d’ailes de papillon dans cette structure fragile et impressionnante. Rien de spectaculaire. Juste prémonitoire.
Pascal Bély –Le Tadorne.

« Je pense à vous, épisode XX » de Didier Ruiz fera date. Imaginez dix personnes âgées russes, assises face à nous, issues de différents milieux sociaux. Tout commence par la projection d'un album photo, comme si nous étions côte à côte. C'est le début d'une « photo romance » qui prend le temps, quitte à ce que les trous de mémoire s'invitent et que la traductrice, un peu seule dans sa cabine, soit prise de signes de fatigue. A tour de rôles, ils nous racontent un instant de leur histoire qu'ils restituent avec leurs cinq sens pour nous y inclure : le parfum posé sur la peau, le goût du premier baiser, l'odeur d’un champ de fleurs, les objets et les chansons de l'enfance. Malgré la guerre, ils ont poursuivi leur route qui les conduit jusqu'à nous. Ils semblent avoir eu peur de tout, « même d'une souris » mais ils ont surmontés. Ils nous délivrent un message percutant : nous sommes aussi acteurs de nos propres peurs. Ces dix femmes et hommes sont au c?ur du théâtre du monde où ils ont traversé la seconde guerre mondiale, le totalitarisme soviétique, l'avènement de l'économie de marché. Ils ont cherché un père, une s?ur, disparus sans savoir ni où, ni comment. L'une en a même perdu la parole, tandis qu'une autre s'est mise à bégayer à l'adolescence. L'histoire est ainsi : elle se répète parfois, devient mutique quand les états refusent leur travail de mémoire.
C'est un moment unique, fragile, car ces hommes et ces femmes sont les derniers témoins d'une époque qui a vu naître l'idée d'une Europe politique. Didier Ruiz s'appuie sur eux et leur offre une mise en scène de la transmission : les objets qu'ils nous tendent font maintenant partie de notre imaginaire, leurs photos sont un patrimoine de l'humanité et leurs chants résonnent tels des hymnes à la joie.


Il s'agit d'un petit bout de femme déterminé et à l'?il juste. Trop juste pour pouvoir continuer ce début de carrière comme modèle dans la mode. « Fifi », comme la nommait Yasser Arafat, a placé le Proche Orient au centre de sa vie. Elle vivait les malheurs de tous, accompagnée de son appareil photo, s’abstenant de shooter en cascade.
Pascal Maître avec « Somalie, le pays abandonné de tous » démontre l'enchevêtrement des maux dont souffre ce pays qui finit par déshumaniser tout un peuple : guerres civiles, déchets toxiques et radioactifs largués par les Occidentaux, pirates des mers. L'inexistence fait la force des clichés : camps de réfugiés, une mère avec ses enfants en pleine décharge, un soldat au regard inhumain, la misère des hôpitaux pour soigner les brûlés.
À l'ouest de la Somalie, la République Démocratique du Congo. Dominic Nahr a photographié les horreurs de la guerre qui a opposé, et opposera encore, les tutsis, les militaires du gouvernement et les rebelles de la libération. Prises dans un chaos vertigineux, les populations ont fui, réduites à abandonner les corps sans vie de leur entourage, à se frayer un chemin entre les armées des rebelles et autres militaires. Dominic Nahr parvient à nous guider vers une voie sans issue.