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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Je kiffe pour cet Hamlet-là.

Les Subsistances à Lyon savent séduire le public jeune. En titrant, « Hamlet version XXIè, un spectacle physique et intense, pour les temps présents », on s’amuse à lire entre les lignes. Autrement dit, un « Hamlet » loin du «théâââtre» de papa ! À voir le nombre de jeunes dans la salle, le pari est gagné. Qui plus est, le metteur en scène, David Bobée, n’a pas encore l’âge de raison requis en France (trente-deux ans!) et le rôle-titre est assumé par un jeune acteur – circassien (Pierre Cartonnet). Le Tadorne connaît bien David Bobée. Nous lui avons consacré plusieurs articles. Avec l’écrivain Ronan Cheneau, ses pièces ont souvent chroniqué l’époque pour nous offrir un théâtre sincère et inventif. Mais pour la première fois, David Bobée s’attaque à un classique, aidé par la traduction efficace de Pascal Collin en totale harmonie avec la création musicale de Frederic Deslias. 

Disons le tout net : les Subsistances ne nous ont pas menti. C’est une oeuvre physique pour les comédiens et les spectateurs. Jouée dans une verrière ouverte aux quatre vents, nous sommes sortis frigorifié de ces trois heures de grand spectacle. À la différence de « Warm » où le public transpirait à grosses gouttes! David Bobée souffle donc le chaud et le froid et sait jouer avec les contrastes. Dans « Hamlet », la langue de Shakespeare oscille en permanence entre une syntaxe contemporaine et ancienne. Même les costumes font le grand écart : entre la longue robe de la mère d’Hamlet (Gertrude) et le jean’s moulant du fils, nos pensées érotiques peuvent divaguer!

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Pour signifier que le pouvoir prend l’eau au Royaume du Danemark, la scène est inondée après avoir été  asséchée par de magnifiques effets vidéo autour de l’apparition du spectre. Comment ne pas penser aux oeillets de Pina Bausch dans “Nilken” à voir ces acteurs jouer avec autant de grâce sur ce plateau liquide?

Il y a ce décor stupéfiant fait de briques noires pour créer l’antichambre mortuaire du pouvoir, où l’on extrait des morts des tiroirs (caisse ?).

Il y a bien sûr Pierre Cartonnet, sa rage au ventre et au corps. Il inonde (sic) la pièce de sa beauté et de sa fougue.

Il y a cette troupe métissée où deux beaux acteurs de la Compagnie de l’Oiseau Mouche repérés dans « Gilles », nous offrent un moment théâtral sublime, une mise en abyme empruntée à l’imaginaire de Pippo Delbono.

Il y a Abigail Green qui, dans le rôle d’Ophélie, illumine la scène sombre par des éclats de voix à la Bjork.

Il y a Pascal Collin, magistral Polonius, conseiller du royaume. Chacun reconnaîtra en lui les « conseillers du Prince » actuels, pétris de cynisme et de certitudes.

Cet “Hamlet-là” a donc de la tenue et intégre  certains processus des oeuvres précédentes de David Bobée. Il a l’insolence de «nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue», un certain regard porté sur la folie du couple de «Canibales», les tensions érotiques entre les hommes de «Warm». Tout est bien pesé pour éviter les foudres des garants de l’orthodoxie (si, si, ils existent), et effrayer par un propos politique trop subversif. La mise en scène est suffisamment poétique pour que chacun y puise du sensible. Oui, cet Hamlet-là est de son temps dans les formes convoquées.

On aurait cependant aimé plus d’audaces dans la conduite des acteurs comme si David Bobée appuyait plus sur l’effet du jeu que sur le jeu lui-même. On aurait apprécié qu’il évoque les ressorts de la folie d’un système plutôt que d’accentuer sur  la déraison des individus. Si bien qu’il est parfois difficile d’approcher la vision contemporaine d’Hamlet par David Bobée et Pascal Collin. Les rires sarcastiques du fossoyeur et les morts qu’on empilent ne suffisent pas à faire un propos politique global même si l’on ne peut s’empêcher de penser à « lui » et « eux ».

Serions-nous parfois trop distraits là où l’on aurait aimé être interpellé ? N’y a-t-il pas un registre émotionnel trop appuyé qui nous évite de tisser des liens entre l’oeuvre et l’époque ? Pourquoi une telle intensité physique de la part des acteurs qui fait parfois obstacle à une lecture du « corps politique » ?

David Bobée est incontestablement une étoile montante qu’il me plait d’observer dans le ciel parfois obscur du théâtre Français. Prêtons-lui cette phrase d’Hamlet pour lui donner rendez-vous : «le théâtre sera l’instrument avec lequel je piegerais la conscience du roi»

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Hamlet” par le Groupe Rictus, Compagnie David Bobée, aux Subsistances à Lyon du 23 septembre au 2 octobre 2010.

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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES THEATRE MODERNE

Christoph Schlingensief n’est plus. L’intolérance se marre.

Le 21 août 2010, le metteur en scène allemand Christoph Schlingensief est décédé à l’âge de 49 ans. Cette nouvelle noyée dans le flot continu de la communication gouvernementale amplifiée par la caste médiatique, est passée quasiment inaperçue. Et pourtant, cet homme (rarement programmé en France) provoquait nos relents racistes avec humour, créativité et humanité.
En mai dernier, j’avais vu son dernier opéra-théâtre au KunstenFestivalDesArts. Je pense à lui au moment où la France  plonge dans le populisme et le racisme d’Etat.

Les applaudissements sont totalement désordonnés. Ils forment une vague sonore irrégulière, presque maladroite. Comment remercier ce collectif Germano-Africain de nous avoir bousculés, tordus, baladés d’un coin à un autre de la scène ? Comment leur en vouloir d’avoir déformé notre regard sur l’opéra pour en faire un moment populaire, festif et politique ? « Via Intolleranza II » nous vient du Burkina Fasso, à partir d’un projet de « village-opéra » impulsé par le metteur en scène allemand Christoph Schlingensief. Sur plus de quatorze hectares, s’érigent depuis le début de l’année, écoles, cours de cinéma et de musique, salle de répétition, maison d’hôtes, une scène de théâtre, café, restaurants, terres agricoles, dispensaires…De là-bas, ils sont vingt danseurs, musiciens africains et allemands à venir vers nous pour revisiter « Intolleranza 1960 » de Luigi Nono, pamphlet contre l’intolérance et le racisme.

Tout commence par une annonce : le volcan islandais a fragilisé le processus « classique » de création. Peu de jours pour répéter, difficulté pour acheminer l’ensemble de la troupe (Air France est ce soir raillé pour avoir délaissé bien des pays africains au profit d’autres contrées plus prometteuses). L’économie européenne reste colonialiste et le monde culturel n’échappe à pas à cette loi implicite. Pendant plus de vingt minutes, artistes et producteurs défilent pour moquer notre système de production des idées et des arts calqués sur le modèle industriel qui enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres. Sauf que, à l’heure d’une crise économique sans précédent, qui se paupérise ? L’Europe ou l’Afrique ? Une fois malmenés nos désirs de toute-puissance et de domination à l’égard de ces artistes venus d’ailleurs (magnifique scène ou un gosse en costard cravate nous provoque « hein, que vous me trouvez mignon »), « Intolleranza II » va faire trembler les murs du théâtre à partir d’un bazar innommable ! La scène est alors le terreau où une nouvelle civilisation peut naître, si nous acceptons collectivement d’introspecter notre lien à la colonisation. Ici, trois « villages » se superposent: se projette un film sur les camps allemands qui enfermaient les Africains pendant la Seconde Guerre mondiale, en alternance avec des images qui nous guident dans ce village opéra en construction. Le troisième “village global” se construit sur scène. Avec des décors de cartons pâtes, on se moque des maisons allemandes, bousculées par des lits d’hôpitaux où Africains et Européens s’allongent pour se faire opérer (opéra?) des tumeurs malignes de leur inconscient. L’orchestre ne cesse jamais de jouer pour chanter, crier mais aussi pour pleurer, pour que le blanc poursuive le noir, fou de désir de ce corps sculpté comme une statue qu’il aimerait bien immobiliser.

On célèbre « les beaux fruits allemands » tandis qu’un rappeur noir nous les gonfle ! La scène est si encombrée que l’espace est à chercher ailleurs (sur des rideaux pour s’y projeter, dans nos têtes pour se libérer des codes classiques du théâtre). Les surtitrages français et néerlandais ne suivent même plus tant certains dialogues semblent improvisées. Sur toute cette scène, c’est l’art « colonialiste » qui est convoqué et provoqué tandis qu’émerge peu à peu un autre lien à la culture, plus joyeux, plus libre, plus ouvert et tolérant et pour tout dire plus accueillant. L’ensemble de ces beaux artistes donne une dimension poétique à la frontière (entre l’Europe et l’Afrique, entre la danse, la musique et le théâtre) et positionne l’opéra au coeur du lien social (on est loin de la vision mortifère qu’il véhicule dans nos contrées). Ici, il est un enchevêtrement d’Histoires qui redessinent un vivre ensemble pour des liens plus horizontaux et fraternels. C’est un opéra d’une tolérance dépourvu des oripeaux de la bonne conscience du blanc dont le modèle de civilisation ne tient qu’en fonction de l’évolution des spéculations boursières.

Christoph Schlingensief creuse, introspecte, s’engage personnellement pour provoquer le chaos psychologique afin que notre lien à l’Afrique se nourrisse de ce travail. La scène devient une matière que notre regard de spectateur malaxe pour en faire l’oeuvre du renouveau, celle d’une civilisation tournée vers l’Afrique.

« Via Intolleranza II » est un chantier qui peine à se décrire tant que l’on ne le vit pas. Il faut être belge et au Kunsten pour programmer une opéra pareil.

Pascal Bélywww.festivalier.net

 « Via Intolleranza II » de Christoph Schlingensief a été joué du 15 au 18 mai dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.

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ETRE SPECTATEUR PETITE ENFANCE THEATRE MODERNE

Avec la Compagnie Image Aiguë, vers un mouvement européen théâtral.

Le spectateur est-il « condamné » à rester sagement assis, l’Europe à s’éloigner du citoyen? Tous deux  peuvent se lever, s’approcher, se mettre en marche, en mouvement comme le suggère la metteuse en scène Christiane Véricel. Avec sa compagnie « Image Aiguë », elle parcourt l’Europe afin que l’enfant et l’adulte soient spect’acteurs de leur devenir dans un ensemble politique aux frontières certes définies, mais qui s’interroge sur son élargissement à partir de son identité. Or, elle requiert un langage commun. La force du théâtre de Christiane Véricel est de le mettre en scène après l’avoir longuement écouté, entendu, métaphorisé lors de ses résidences dans les quartiers des villes d’Europe. La dynamique de l’identité européenne trouve ses ressorts dans la co-construction d’un projet culturel entre artistes, citoyens et institutions incarnée par cette compagnie qui s’affirme comme un « Ensemble Théâtral Européen ».

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En juillet 2010, un groupe composé d’adultes, d’enfants et d’adolescents, venus d’Italie, de Suède, de Turquie, de France, du Portugal s’est fondu dans la troupe permanente pour un «workshop» de deux semaines à l’espace Tonkin de Villeurbanne. J’étais invité le 17 juillet 2010 pour le « bouquet » final comme de nombreux partenaires européens qui ont échangé le lendemain sur l’articulation entre leur projet et celui de la compagnie. Cartout est lié: si le langage du corps sur scène est politique, alors la dynamique de la compagnie induit le réseau.
Christiane Véricel a donc métamorphosé sa création « les ogres ou le pouvoir rend joyeux et infatigable » présentée en mars dernier à Lyon. Est-ce pour « donner chair » à cet ensemble théâtral européen ? L’oeuvre y a gagné en fluidité, car on y danse les premiers pas de la relation ouverte, celle des valeurs d’accueil; on y joue avec les codes hiérarchiques pour développer la créativité ; on y interroge le lien à la nourriture (source de tant d’inégalités) pour se relier à la “terre patrie” si chère à Edgar Morin. Ici, le théâtre s’affranchit des cloisons entre « texte » et « corps ». Tout est langage et le collectif créé le mouvement pour nous permettre de l’entendre. En l’écoutant sur scène, j’entends les valeurs du jeu, du plaisir, de la diversité d’autant plus que les hommes et les garçons portent des jupes pour danser, identité hybride pour libérer leur créativité ! Je savoure les liens qu’enfants et adultes créent pour avancer en marchant, accompagnés par une musique qui évoque celle des gens du voyage. Avec Image Aiguë, le théâtre accueille le spectateur pour qu’il puisse emprunter ses chemins de traverse. 
Ces quinze jours de travail pour nous proposer une heure d’Europe, est un ratio qui n’entre dans aucune comptabilité ! Et quel travail ! À la précision du geste répond la force d’un propos, celui de nous rappeler qu’au jeu du pouvoir, nous pourrions lui substituer le pouvoir du jeu. Cette heure d’Europe, à Villeurbanne, vise à ne rien lâcher sur la nécessité de promouvoir cette aventure politique unique au monde. 
C’est ainsi que de la scène à la table ronde du lendemain, il n’y a qu’un pas. Christiane Véricel et son équipe nous ont réunis. Avec eux, nous avons tenté de mettre en mots, les processus d’un ensemble théâtral européen. Nous avons en commun d’avoir croisé la compagnie jusqu’à l’accompagner  dans certains pays (Allemagne, Suisse, Bulgarie, Portugal, Suède, Belgique, Égypte, …). Nos positionnements professionnels sont «hybrides», au croisement ! Me voilà donc spectateur-blogueur (j’avais écrit un article en mars dernier sur «Les ogres ») accueilli en territoire ami. Aucun ne sait précisément ce qu’il doit dire, ni présenter. Notre lien est d’avoir ressenti le spectacle de la veille et de savoir que le processus (à savoir celui de s’implanter dans un quartier pour créer) est aussi important que l’oeuvre elle-même ; que le « local » métamorphose, transforme le «global» pour créer un cercle vertueux du changement en lieu et place des seules logiques descendantes qui écrasent la créativité des territoires.
La réunion est alors animée comme le serait un workshop ! Chacun s’avance, écoute, tandis que Christiane Véricel reformule, précise, guide avec l’aide de Nicolas Bertrand, l’administrateur, le traducteur de sens ! «Comment chacun voit-il l’articulation entre son projet et celui de la compagnie ? » ; « comment l’identité européenne peut-elle se nourrir de l’artistique par le réseau ? » ; « Comment articuler le local (Lyon) et le global (l’Europe)? Cela passe-t-il par un lieu (la compagnie n’a pas d’espace physique de création à ce jour) ? À mesure que nous avançons, je perçois la réunion en miroir avec le spectacle de la veille. Je tente même une métaphore : les projets d’Image Aiguë et du « Tadorne » sont liés (ils mutent à partir de leurs migrations).
Les corps en  mouvement  sur scène se nourrissent aussi de la vision dynamique des partenaires (spectateurs inclus). Non pour s’immiscer dans le propos artistique, mais pour l’amplifier en maillant les projets. Ainsi, certains artistes ont compris que la qualité des liens de leur réseau vaut tout autant que la pérennité de leur financement. À se demander si ce n’est pas lié. À désirer que l’Europe politique soit aussi cela…
Pascal Bély – www.festivalier.net
A lire le carnet de route de Sandrine Charlot Zinsli, animatrice du site “auxartsetc” (webzine sur l’actualité culturelle Zurrichoise) qui était présente à Lyon.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE Vidéos

Big Bang au Festival d’Avignon.

Même le chien ne parlera pas…ou pas de blablabla“, ou “ padutoutpaperlapap »…ou peut-être “ une île pour quoi faire“.
Ça me change des éléments de langage…
Ça me change du prêt à voir et à entendre…
Ça me change…

Avec « Big Bang », Monsieur  Philippe Quesne est doué pour l’art du rien et du tout à la fois.
Monsieur Philippe Quesne est peu loquace, mais il arrive à dire beaucoup de choses avec juste un peu de rien qui nous remplit. La fin du festival d’Avignon approche. On m’a beaucoup dit, mais j’accueille. Il y a encore de la place pour qu’il m’aide à articuler tout ça…

Dans “La Mélancolie des Dragons“, spectacle présenté en 2008 au Festival d’Avignon, il y avait une histoire, du début à la fin, totalement insolente.
Il nous surprenait constamment, et on était ébahi, heureux, émus, déstabilisé, émerveillé comme des enfants. C’était un conte de nulle part, avec sa magie incongrue qui tombait, il faut dire, toujours à pic…
Big Bang“est autre chose.
C’est une proposition différente même si on retrouve ses points de repère. C’est  un concept plus abstrait, c’est une situation qui se veut être plus un état qu’un récit parlé. À vrai dire, ce  n’est pas une vraie histoire.
Et si on lâchait l’histoire? Comme ça, pour voir ce que ça nous fait. Sans histoire, que devient le spectateur ? ll est nu, il cherche à se rhabiller. Moi, j’enlève, j’enlève…Sans être à poil, «Big Bang» me met seulement à découvert…

Je vous livre un secret…le chien ne parlera pas, et en plus  n’attendez pas de long discours.
Décrire ce qui se passe serait réducteur.
Il y a l’éternelle neige chère à Philippe Quesne. Il y a la voiture toujours là, mais cette fois à l’envers…
Il ya le feu des hommes préhistoriques, des formes informes en fausse fourrure qui, comme des pachydermes, se meuvent en rampant; il y a comme des pingouins qui ressemblent à des Pénitents en goguette, il y la neige, la chaleur, il y aura l’eau, l’île, les bateaux, les arbres…
Il y de l’humanité. Celle que l’on ressent si peu à force d’être soumis tous les jours au flux des images, au flux RSS, au flot des mots…Ici, du mouvement, que du mouvement. Et du beau. Oui, du beau, car c’est le langage de l’humanité. Vous ne voulez tout de même pas qu’elle se mette à parler SMS traduit en Anglais ?
 
On prépare quoi ? Nous, on ne sait pas vraiment, mais le Script, lui, le sait. Il s’occupe de “ses ouvriers” de l’espace, des lumières, il bricole en coulisse et les comédiens obéissent docilement aux conseils prodigués.
On ouvre l’espace de la scène, et on comprend à ce moment-là que le Maître de cérémonie a dû être plasticien, ou graphiste. En tout cas, maître es-espace, maître es-insolite, peut-être maître es-absurde.
Ce maître de cérémonie remet délicatement du sens. Les «autres», sont hors du coup, hors champ. Ils ont explosé en vol, laissant derrière eux voiture retournée, barbecue d’été et une cargaison de bateaux gonflables. Du stock, il ne reste plus grand-chose. Le toujours plus, le travailler plus pour gagner plus n’est qu’une vieille inscription retrouvée sur les parois des trous à rats.
 
(Les Chemises hawaïennes rivalisent de couleur, les bateaux arrivent…il ne manque plus que le Youkoulélé…!)
Le script -metteur en scène est habile. Souvent présent sur le plateau, il dirige…Mais que dirige-t-il et qui dirige-t-il …? Des singes, des otaries, des scaphandriers, des astronautes ?
Il essaye de donner des indications minimales pour une éventuelle « Règle du Jeu ».
Il ressemble à un maitre de ballet qui donnerait des conseils sur scène, c’est un absurde directeur d’acteurs, c’est Tadeusz Kantor dirigeant des poissons dans un nébuleux Vivarium…
C’est le chorégraphe de nos âmes perdues entre crise interminable, chaos politique et  promesse d’une révolution verte qui développe peu à peu le langage de la norme, du contrôle du désir. Ici, entre l’eau, la terre et le feu, l’homme marche sur l’eau, plonge si c’est beau, seulement si c’est beau. Il est cosmonaute pour se prendre la tête et redécouvrir d’en haut ce que la fourmilière du bas lui cache…

 
Si sur scène on prépare quelque chose, c’est avec beaucoup de riens et ce sera juste vouloir bouger d’un centimètre l’objet du décor pour que ce soit parfait.
Un voyage  imaginaire ou plutôt dire le Big Bang ?
Pas d’importance,  car c’est un moment suspendu, un humour tellement tendre, une “caverne pour nos vieux jours”…c’était juste, c’était chaleureux, on aime, on se laisse aller au plaisir…
Au Big bang, le laisser aller est un art, là où ailleurs, il est la politique du pire…

Francis Braun en maître de cérémonie, Pascal Bély enpachydermerampant sous les couleurs du Big Bang!, tous les deux Tadornes..

“Big Bang” de Philippe Quesne au Festival d’Avignon du 19 au 26 juillet 2010.

Crédit photo: Christophe Raynaud de Lage.

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FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, un Kafka comme jamais !

S’il est des textes dits « classiques » qui à certains moments ont la portée d’être d’actualité, « Le procès »  de Franz Kafka est de ceux-là. Le metteur en scène allemand Andreas Kriegenburg nous en offre une démonstration magnifique.
Au-delà de l’absurde et de la noirceur du texte, nous sommes invités à en percevoir le côté « burlesque ». La mise en scène convoque l’esprit du cinéma muet et nous renvoi vers ces héros des temps modernes qu’enfant nous avions du mal à comprendre plus loin que le premier degré. C’est une proposition qui nous emmène inévitablement l’esprit à l’Est et l’on pense au chorégraphe  Joseph Nadj. Le dispositif scénique qui évoque un oeil, un puits, une focale, éveille les images et l’imaginaire avec une grande richesse: toujours à l’Est, Pabst et  à l’ouest Buster Keaton, Lloyd, Chaplin? La scénographie magnifique éclaire l’écran de nos nuits blanches, mais peut, parfois, nous faire perdre le fil tant elle ouvre vers d’autres univers. C’est peut-être là le défaut d’être trop tenté de créer de l’image sur scène.

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Ici le théâtre intègre la danse pour alléger un rêve cauchemar ; elle le porte vers un réveil au sourire moqueur de qui saurait que la vie se joue avec la lumière. L’espace du drame, comme « un manège » qui tourne et ondule, mais dont il est nécessaire de descendre pour en palper l’épaisseur, n’est pas sans évoquer ces boîtes à musique où la danseuse en tutu continue sa ronde bien qu’on vérifie les lois de la gravité en la remuant de bas en haut. La portée politique et actuelle de la pièce laisse entendre toute sa mesure, elle éveille une potentielle conscience à ouvrir l’oreille et les yeux. Ce, pas seulement sur notre voisin, de droite ou de gauche, mais sur la facilité avec laqueCommentaires 0lle les systèmes se créent et nous dévorent.

Pour mieux souligner l’universalité de K, ici il est unique et multiple. Un, trois, cinq, sept c’est par l’impair qu’il s’illustre.

Il finira un, chemise éclaboussée de sang sur la roue du temps, délaissé par ses pairs, un seul suffira pour la survie temporaire des autres.

Bernard Gaurier – www.festivalier.net

“Der Prozess” de Franz Kafka mis en scène par Andreas Kriegenburg au Festival d’Avignon les 16, 17 et 18 juillet 2010.

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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR PETITE ENFANCE THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

La belle odyssée du théâtre des idées.

Le bonheur au théâtre est chose rare. Il existe quand il nous embarque dans une histoire commune, où se joue ce qui nous rassemble, où se constitue dans la salle une assemblée de spectateurs prête à écrire une constitution pour un nouveau contrat culturel et social! « La Petite Odyssée », mise en scène par Grégoire Callies du Théâtre Jeune Public de Strasbourg, épopée en trois tableaux d’une heure chacun, est l’acte politique et artistique que nous attendions en ces temps de perte totale des valeurs et des repères.

Imaginez, un théâtre de marionnettes, qui convoque petits et grands pour nous entraîner dans la folle histoire des idées (du Moyen-Age à la fin de la deuxième guerre mondiale) où les innovations, l’art et les  conflits s’enchevêtrent tandis que la mise en scène et les décors font la fête pour que l’intelligence du spectateur mobilise tout “le sensible disponible”!

Tout commence avec Odyssée, une jeune fille qui vient de perdre son père. Nous sommes au Moyen-âge. Alors que son petit monde s’apitoie sur elle, elle va parcourir le Monde, le traverser de siècle en siècle, comme un remède au  malheur, à l’isolement, à l’analphabétisme. Son émancipation est à ce prix. Sur sa route, elle rencontre Bernie, jeune castra à la voix d’or. Enfant de la balle, il occupera bien des emplois, croisera tant de penseurs et de chercheurs qu’il finira par incarner l’évolution de notre condition sociale. Ces deux personnages mettront bien du temps à se déclarer, car leur relation complexe est un alliage subtil entre le coeur et de la raison, la culture et l’intuition, l’engagement politique et la lutte sociale. Le spectateur peut imaginer toutes les alchimies.

Nous voilà donc embarqués pour trois tableaux, où la mise en scène épouse les siècles et les courants. Incontestablement, Grégoire Callies est l’homme de son temps, prêt à révéler dans le deuxième tableau  ce qu’il cachait dans le premier (du Siècle des Lumières à l’époque des mécaniques, mais chut!). En convoquant Leonard de Vinci, Diderot, Rousseau, Delacroix, il nous émerveille à partir de dialogues et de décors foisonnants. Le cinéma s’incruste dans le jeu d’acteurs pour mobiliser notre regard d’enfant, notre créativité comme si nous étions toujours propulsés au croisement du « moi » (mon théâtre d’enfant) et du « nous » (ce qui nous relie quand nous allons au spectacle). C’est si beau que tout semble possible parce que tout se croise, s’enchevêtre, se débat et s’ébat. On croirait les marionnettes danser tandis que le corps se libére peu à peu au fil des siècles.

Les décors se succèdent les uns après les autres et je suis submergé par le souvenir des images des “Éphémères, épopée familiale de plus de six heures d‘Ariane Mnouchkine. Grégoire Callies a trouvé son “théâtre du soleil”. Les dialogues sont merveilleux parce qu’ils sont habités par une utopie qui se diffuse dans toute la salle! Nous voilà embarqués avec Harriet Tubman qui sauve les esclaves noirs pour les emmener au Canada. Nous sommes estomaqués par le courage de Flora Tristan qui soustrait Odyssée de la prostitution alors qu’elle se trouve à Londres. Heureux spectateurs que nous sommes d’entrer en résonance avec ces héros dont on parle si peu et qui pourtant incarnent nos valeurs d’aujourd’hui!

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En même temps que nous traversons ces trois tableaux, notre regard de spectateur évolue à l’image de la composition de la salle. Les enfants présents dans le public au premier épisode se font plus rares quand est abordée la Deuxième Guerre mondiale qui voit débarquer un groupe de jeunes scouts! Les enjeux se complexifient, le théâtre est alors moins visuel et plus cérébral. La vision est plus pessimiste à mesure que l’on plonge dans les horreurs de l’humanité. La mise en scène finit par s’alourdir pour ensommeiller l’enfant qui en nous. Comment raconter l’inimaginable aux enfants? Il semble alors évident que Grégoire Callies fait un théâtre pour adultes destinés aux enfants. Il convoque tant de personnages (Albert Einstein, Sigmund Freud, Hitler, Germaine Tillion, Milena Jesenská et Margaret Buber, ..) que cela devient étourdissant! L’emballement de l’Histoire jusqu’à nos jours est un appel presque désespéré du théâtre à nous ressaisir alors que le monde peine à trouver une voie, un combat commun contre un oppresseur invisible (le marché financier).

C’est alors que l’on quitte notre “petite Odyssée” sonné. Mais plus courageux qu’en y entrant pour sauver Odyssée et Bernie de leur triste condition, oppressés par les logiques de la dictature des médias et de leurs financeurs.

Oubliés par le politique qui pense que les idées ne sont plus un théâtre.

Pascal Bély– www.festivalier.net

“La petite Odyssée”, trilogie, mise en scène par Grégoire Calliés; Théâtre Jeune Public de Strasbourg: le 12 juin 2010 au Théâtre Massalia (Marseille).

Crédit photo: Anémone De Blicquy.

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THEATRE MODERNE

Le théâtre carbonisera-t-il Lina Saneh ?

Dans l’excellent journal de France Culture, Antoine Mercier accueille en direct du Salon du Livre, la philosophe Sylviane Agacinski pour son dernier ouvrage « Corps en miettes ». Elle dénonce l’instrumentalisation croissante du corps des femmes alors que « la procréation pour autrui » progresse. Après « le temps de cerveau disponible » cher à TF1, c’est le corps tout entier qui entre dans un processus de fabrication. Ainsi, le sujet moral s’effacerait au profit d’une séparation de l’âme et du corps. Pris dans cette marchandisation, les pays pauvres formeraient « un prolétariat biologique ».  Cette tendance inquiétante est incarnée par certains chorégraphes qui conceptualisent le corps en tenant à distance les affects du spectateur.

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Quelques jours plus tard, les deux artistes libanais Lina Saneh et Rabih Mroué proposent au 3 bis F  d’Aix en Provence « Appendice ». Alors que son mari est droit derrière son pupitre, Linah Saneh est assise à gauche, en fond de scène. Elle ne dira rien pendant les quarante-cinq minutes de la conférence, tout au plus nous gratifiera-t-elle d’un sourire de Joconde. Sa posture est radicale à l’image de sa détermination.

Tandis qu’il commence sa démonstration, je ne la quitte quasiment jamais des yeux comme si j’étais en résonance avec son combat à moins que je n’entre moi aussi en résistance face à cette forme artistique qui défie le spectateur. Il nous informe, tout en se désolidarisant, que Lina veut à sa mort être incinérée. Mais les religieux libanais ne l’entendent pas de cette oreille (si je peux m’exprimer ainsi). Pour contrer leur autoritarisme, elle envisage de se faire enlever les organes un par un pour disparaître à petit feu…Mais le droit s’en mêle. Rabih Mroué semble presque réjoui de cette issue juridique sauf que Linah persiste. Puisqu’il en est ainsi, elle détournera le droit en transformant son corps en objet artistique, d’autant plus que le projet sera partagé sur Internet, le village global.

Elle prend pour exemple, Orlan, artiste française qui n’a pas hésité à se faire opérer pour se métamorphoser en oeuvre d’art. Le corps de Lina sera donc vendu en miettes aux acquéreurs: là un bras, ici une jambe, jusqu’à épuisement du stock. Tout au long de la conférence, on navigue en eaux troubles  (fiction, réalité ?). Entre le corps voué à la religion et le corps pour autrui dont les dérives sont décrites par Sylviane Agacinski, Lina Saneh offre une troisième voix : le corps de l’artiste qui la (nous) protégerait de l’obscurantisme et de la marchandisation. Le propos est certes très politique, voire radical, presque cynique. Il a le mérite de poser les enjeux du corps marchand avec la complicité implicite de l’artiste.

À l’heure du débat sur le niqab en France, sur le corps objet de plus en plus manipulé sur scène faute de propos, « Appendice » est un ovni théâtral qui amuse, mais ne touche pas. En adoptant les codes religieux de la communication (ici le « prêche » du mari, là le corps statufié de la femme), « Appendice » crée une trop grande distance avec le spectateur là où précisément le corps de l’artiste et le corps social auraient pu se rencontrer. Lina Saneh et Rabih Mroué ont de l’avenir alors que le cynisme traverse tant d’oeuvres en France. Quitte à se brûler les ailes.

 

Pascal Bély, www.festivalier.net

“Appendice” de Lina Saneh au 3 bis F d’Aix en Provence les 26 et 27 mars 2010 dans le cadre de la programmation des ATP .

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LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE Vidéos

Le beau dé(ball)age.

Ils sont trois hommes ou quatre, ça dépend des moments. Habillés de noir, couleur du mystère. Ils jonglent avec des balles blanches et font valser des notes de musique imaginaires qui finissent par vous trotter dans la tête. À moins qu’ils ne dansent, car tout glisse sur eux jusqu’à produire l’illusion du mouvement. De toute manière, je n’ai aucune référence à laquelle m’accrocher, si ce n’est le cérémonial d’un concert de piano auquel semble attachée la pianiste, qui lit la partition de ce trio sensible, parfois maladroit, au bord de l’abyme.

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Car « Pan Pot ou modérément chantant » du Collectif Petit Travers est une symphonie pastorale du déséquilibre qui finit par me soulever le coeur et me suspendre. Mais où suis-je pour jouir à ce point face à une telle virtuosité ? D’où me vient cette étrange impression d’être au coeur de la créativité, chaotique et poétique, où le musicien élabore sa partition, où le chorégraphe guide le danseur, où le cinéaste dialogue avec son personnage, où le plasticien touche sa matière ? Avec ces trois-là et leur mannequin en doublure (le tiers régulateur ? L’illusionniste ? Le fantôme ? La mort?), je poétise à partir d’un espace entre la scène et la salle où je projette mes flashs : une danse de Merce Cunningham, une scène de cinéma d’Agnès Varda, un tableau de Robert Delaunay. Il y a cette lumière qui délimite les territoires où chacun peut s’échapper seul, furtivement, pour revenir autrement dans le trio. Telles des virgules, ces échappées solitaires permettent la respiration au coeur d’un langage métaphorique si foisonnant. Elles nous renvoient à la solitude du créateur, à notre part d’humanité, à notre disparition.

Ces trois hommes nous font l’éloge de l’inattendu tant leur virtuosité nous surprend à chaque mouvement comme s’ils jonglaient avec le liquide. Leur danse donne naissance, elle est une explosion jubilatoire qui finit inéluctablement vers « la petite mort ».

Celle de mon lâcher-prise.

De ma renaissance.

De nos fragilités qui, à la sortie du spectacle, forment le choeur des spectateurs enchantés.

Pascal Bély – www.festivalier.net

« Pan Pot ou modérément chantant » du Collectif Petit Travers (Julien Clément, Denis Fargeton, Nicolas Mathis, Aline Piboule) a été joué les 1 et 2 avril 2010 à l’Hexagone, Scène Nationale de Meylan (38)

crédit photo : Philippe Cibille.

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Infatigable spectateur.

Nous sommes installés dans une salle, nommée étrangement « bac à traille ». Serrés les uns contre les autres, mamies, parents, enfants, adultes débordent des gradins. À ma droite, une dame de 82 ans me raconte l’histoire du lieu et de ce quartier d’Oullins ; à ma gauche, une grand-mère heureuse de venir avec sa petite fille, « parce que ce n’est pas rose tous les jours ». L’une et l’autre me compressent ; nous en rions. Le théâtre, contre vents et marées, reste l’un des rares espaces où l’on n’a plus peur d’être ensemble. Côte à côte.

Avant la représentation, la metteuse en scène Christiane Véricel  prend la parole. L’air grave, elle rappelle aux enfants une règle d’or : on ne franchit pas la ligne. La recommandation est indispensable à plus d’un titre : le plateau est saupoudré de sucre glace et parsemée de cacahuètes ! Mais surtout, cette ligne fixe une frontière où l’enfant apprend à regarder le spectacle du monde (ici à partir des ogres), à délimiter les espaces qui lui permettront de se socialiser (avec et malgré eux !).

« Les ogres ou le pouvoir rend joyeux et infatigable » peut donc commencer pour une heure de branle-bas de combat entre le ventre, l’esprit et le corps qui danse, autour d’un point central : un habitant sur six ne mange pas à sa faim dans le monde. Christiane Véricel s’engage à ce que la scène traite la question à partir d’un imaginaire bouillonnant qui finit par déborder de créativité tandis que la satire pique sur la langue. Tout le long, le franchissement de la « ligne » résistera à ce big-bang humanitaire.

À leur arrivée, les six enfants comédiens marchent sur des cacahuètes  et produisent des bruits de craquements comme un sol qui se fendille, métaphore de la sécheresse, mais aussi d’un tremblement de terre. Avec ce sol blanc parsemé de modestes  « Fabacées », je pense à Haïti. Cela ne me quittera pas comme si l’énergie créatrice de ces « ogres » était en empathie avec ce peuple pour qui « l’union fait la force ». Avec quatre comédiens adultes, l’ensemble de la troupe joue pour sa survie à la recherche de l’aliment qui se régénère dans un lien à la culture : à aucun moment, il n’est déconnecté de la nourriture intellectuelle (du savoir, de l’art, du jeu). Ce choix enchante parce qu’il relie en permanence le corps biologique au corps social, le citoyen à l’artiste. La cacahuète est le caillou du petit poucet ; la mandarine est une touche de peinture qui gicle sur la toile à moins qu’elle ne soit le nez du clown qu’on finit par avaler ;  le biscuit, une oeuvre d’art contemporain ;  le poulet est le corps du danseur écartelé par le mouvement. Mais ne nous y trompons pas : l’art, comme la nourriture, entraîne l’humain à utiliser toutes les ficelles du pouvoir et de la manipulation apprises très tôt tandis que les adultes, assurés par leurs savoirs, continuent leurs enfantillages « affamants » au service de stratégies « infamantes » qui réduisent la culture au divertissement.
Nous sommes donc au coeur d’une  oeuvre complexe, car ces « ogres » joyeux et roublards, déplacent les frontières en jouant des hiérarchies (entre ceux qui savent et ceux qui ont faim, ceux qui mangent et les ignorants). Ils tracent des nouveaux territoires où la recherche de la nourriture devient un art vital qui nécessite de se parler autrement, de dessiner les contours d’une autre éducation, plus seulement basée sur l’acquisition de savoirs descendants et de règles rigides qui paralysent la créativité.
Nos dix comédiens, tous engagés (mention particulière aux enfants, sidérants dont Luca d’Haussy) réussissent le pari un peu fou de jouer notre condition humaine à partir d’une question dont nous ne connaissons trop les réponses : pourquoi sommes-nous donc incompétents à résoudre la faim dans le monde ? Christiane Véricel s’amuse de nos faiblesses et de nos vanités, mais avec un regard profondément fraternel qui la conduit à nous nourrir plus qu’il n’en faut ! On aurait aimé quelques pauses pour digérer (juste un peu plus de liant et de respirations silencieuses!) mais le temps de l’urgence de l’artiste n’est pas celui du spectateur-citoyen.
Loin d’apporter ses réponses, elle provoque une turbulence qui fait de nous des ogres affamés, solidaires et joyeux. Le théâtre est infatigable à nous « rendre la tendresse humaine » (Louis Jouvet). Celle-là même qui nourrit son monde.
Pascal Bély, Le Tadorne
« Les ogres ou le pouvoir rend joyeux et infatigable »de Christiane Véricel a été joué du 26 au 31 mars à Oullins (69).
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THEATRE MODERNE

En « subsistance », un chef d’oeuvre.

C’est un spectacle unique, au croisement de tant d’influences (Roméo Castellucci, Wajdi Mouawad, Pipo Delbono, Bruce Gladwin) qu’il dessine la fresque de l’étonnant spectateur qui, après tant de voyages et de migrations depuis 2005 (date de création de ce blog), se pose aux Subsistances de Lyon,  pour accueillir. Je ne connais pas Angela Laurier. Ni la contorsion, discipline de cirque. Je découvre son frère, Dominique, schizophrène, qui l’accompagne sur scène. Je ressens peu à peu la présence d’un groupe de rock, jouant derrière un voile qui, par un éclairage subtil, se dévoile. Ici, tout n’est que dévoilement, car l’humain est fragile et a besoin de temps pour changer son regard. Cette scène, est une caverne, une grotte, où Angela et Dominique créent leur langage rupestre  et construisent des passages qu’éclaire mon émerveillement, où ma sidération ouvre ce que je m’apprêtais à fermer, par facilité et peur d’y entrer. « J’aimerais pouvoir rire » est une oeuvre indispensable parce qu’elle est une rencontre. Fraternelle.

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Tout commence par une séquence « inquiétante » :  un voile blanc fait des vagues rondes par l’effet d’une soufflerie (serait-ce le souffle vital du théâtre ?). Angéla Laurier apparaît peu à peu à partir d’une lumière, celle de sa renaissance : au sommet de son art, son corps contorsionné, se révèle, matière humaine, qu’elle libère de la « performance » afin de pouvoir projeter son histoire familiale sur la scène. Du blanc, elle passe au noir, au plateau éclairé, au voile qui se fait toile de cinéma pour y visionner les films de famille. Et ça défile. Toute petite avec son tutu ; adolescente sur des barres parallèles ;  puis avec ses huit frères et soeurs, les voilà regroupés du plus petit au plus grand  et forment la pyramide. Ils se ressemblent tous. Dominique se détache. Pourquoi lui ? Pourquoi porte-t-il sur ses épaules l’équilibre de la famille, à croire qu’il protège aussi Angela de ne pas tomber de ses barres? Visage d’enfant et lunettes d’adultes. Jeune homme sur sa moto et regard noir pour aller au-delà de la focale. Pendant ce temps, le rock amplifie, électrise, par des hauts et des basses et finit pas nous faire entendre le déséquilibre familial.  

Arrive alors cet instant qui nous suspend : Dominique parle, face à la caméra. Il a 33 ans et se sait malade. Son visage, à peine éclairé, nous plonge dans un entre d’eux : entre fiction et réalité, entre vidéo et autoportrait à la Van Gogh. Le voile qui fait toile se fait membrane du corps familial et nous invite à entrer. Ça tangue déjà. Je me contorsionne sur mon fauteuil. Angela et Dominique apparaissent. Son corps porte les stigmates de l’institution psychiatrique. Assis tous deux sur une chaise empruntée à Pina Bausch, Angela se lève et la fait grincer. Alerte. L’art va les métamorphoser. Angela danse ; il regarde. Elle regarde ; il danse. Prodigieux mouvements où l’on combat la folie qui sépare, où l’on encercle pour que plus rien ne leur échappe. Angela donne tout, s’engage pour que la force de son art se love dans le corps de son frère. Elle va jusqu’à devenir son modèle pour qu’il la peigne à travers une toile de verre. La danse est un art pictural. Elle s’incruste dans la vidéo de son frère où la fumée de sa cigarette créée l’univers Gainsbourien: la danse fait son cinéma et Dominique est beau comme James Dean.

Par la force de l’art, nous nous laissons guider par le « fou » et nous finissons comme Angela : Dominique nous porte.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“J’aimerais pouvoir rire” d’Angela Laurier a été joué aux Subsistances à Lyon du 26 au 28 mars 2010.