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«Robert Plankett» : une déflagration de tendresse humaine à double effet.

«Il» se nommait Robert Plankett; a-i-t, parce qu’il est mort? Il est mort, mais, vivant, là, encore un peu?

Sur un thème difficile et «ultra glissant», le Collectif «La Vie Brève» mis en scène par Jeanne Candel nous propose un spectacle jubilatoire, d’une infinie tendresse. Un théâtre d’une grande beauté plastique émaillé de «trouvailles» d’une intense poésie. Comme un voyage en «kaléidoscopie» d’instantanés, fragiles. Le rire qui nous secoue nous porte aux rives de nos humanitudes pour laisser l’espace se glisser, doucement, vers nos singulières solitudes, perdues en pertes insensées. On va ouvrir avec tendresse nos miroirs, nos tiroirs, nos armoires et nos cartons. Nos «erreurs» et nos «compromis» sont ici bien «jaugés»; humains nous sommes et, il est à souhaiter, nous serons. Fragiles, imparfaits, rêveurs, maladroits, empêtrés,…«C’est ainsi que les hommes vivent»…Rien dans ce spectacle n’est «déplacé» ni «grossier»; rien de ce qu’il crée en nous ne nous enferme; il est vitalité pour nos tendresses (parfois) oubliées et nos «maladresses» (souvent) mal «pardonnées».

Au final, c’est un moment jubilatoire, vivifiant et vitalisant sur lequel il est difficile d’écrire «clair» sans dévoiler les encours poétiques et tendres. Ces chemins, proposés, qui nous conduisent vers un après sont à prendre comme un bonbon vie. La Vie Brève (compagnie à suivre, assurément) nous invite à «Investir» nos Aujourd’hui ; laissons les nous toucher dans nos «programmes» «communs» et, peut-être, «tendressement», «corriger» nos «intolèrepeauxerrances» et nos «co-errances» avant qu’elles ne soient que cendres. Là où, sans danser, nous ne serions que perdus.

En ces temps «d’humanité» cruelle, ce spectacle est salutaire pour nos êtres et nos zygomatiques; réclamez-le à vos programmateurs de proximité!

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La «poussière» d’une vie pensée en «poids» balancée soupesée pour être aux vents, même contraires, jetée. De l’un ou de l’autre, qui, trahi, désavoue, désarme, déprécie, annule?? Comment dire et agir aimer quand l’autre et l’un ne sont plus là pour danser la vie, ensemble, sans être «perdu»? Qu’est-ce qui emporte vers (un) demain? Qu’est-ce qui se laisse quand on (se) meurt? Cervelle de veau versus cerveau humain; lobe droit, lobe gauche? Leçon « anatomique». L’herbe est-elle plus verte là où poussent les pommes?? Qui de l’écureuil, du hérisson, de la panthère ou de l’ours nous ouvrira la voix?? Quoi qu’il en Soi(t), il ne restera au bout du conte (compte) que des hier à (se) partager demain tant on peine à (se) «trouver» aujourd’hui. Quel difficile exercice pour l’entourage d’un Robert nommé Plankett? Mais, un poulet, «qui a la frite», vaut bien une Bible et la pomme est d’Eve, d’Adan et de Newton avant que d’être au four!

Bernard Gaurier, Le Tadorne

« Robert Plankett » par le Collectif La Vie Brève, mise en scène de Jeanne Candel ? TU Nantes du 3 au 5 avril 2012

Tournée :Théâtre de la ville (Abesses) Paris du 2 au 11 mai 2012

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OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

L’exceptionnel « cochon dingue » de Thomas Ostermeier.

À quinze jours du premier tour de l’élection présidentielle, le théâtre de l’allemand Thomas Ostermeier nous remémore quelques fondamentaux. Le pouvoir, ce désir de toute puissance, rend fou dès que le sexe s’en mêle. Cela ne vous rappelle-t-il rien? Dans «Mesure pour mesure» tragicomédie de William Shakespeare, nous rions d’être surpris que tant d’images, tant de scènes, nous soient si habituelles. Thomas Ostermeier sait que nous sommes complices. Il en joue, jusqu’à devenir familier, mais sans tomber dans la vulgarité. Ici, religion et politique s’unissent implicitement pour faire respecter la norme malgré un contre-pouvoir qui régule faute de changer le système. Cela ne vous rappelle-t-il rien ? À chaque époque son puritanisme, ses damnés de la terre, ses complotistes, ses traitres et ses sauveurs. Retour sur l’intrigue.


Mesure pour Mesure par TheatreOdeon

Le Duc doit s’absenter pour un long voyage. Il confie les clefs du pouvoir à Angelo, homme de vertu qui ne se fait pas prier pour rétablir certaines règles dont celle de ne pas avoir de relations sexuelles avant le mariage. Claudio paiera donc le prix fort pour avoir franchi la ligne: il sera condamné à mort. À moins que sa soeur, Isabella, jeune novice, puisse convaincre le chef impétueux. Mais le voilà pris à son tour de désir pour cette femme si pure, qui devra céder…sauf, si elle envoie à sa place, la future épouse (Mariana) auparavant congédiée pour absence de dot. Elle est aidée par un moine, qui n’est autre que le Duc, observateur actif de l’exercice du pouvoir. Il crée l’intrigue qui lui permettra de retrouver son rôle, en rétablissant la justice à son profit, jusqu’à imposer à Isabella de l’épouser?

La première scène est déjà jubilatoire: alignés en rang face au duc «chef de choeur», acteurs, musiciens et chanteuse entonnent un air, mélange harmonieux de rock acidulé et de chant médiéval qui n’est pas sans rappeler la mélodie du pouvoir, teintée de promesses et de renoncements. À peine l’intrigue commence-t-elle que l’on s’étonne du décor planté par Thomas Ostermeier. Point de fenêtres, juste un cube paré de murs dorés défraîchis, couvert à certains endroits de suie noire. À cet enfermement, répond une société autarcique, où la lance à eau est l’outil d’un pouvoir autoritaire. Angelo en use et abuse pour tout nettoyer sur son passage (il a dû se retenir pour ne pas la diriger contre nous !). À la puissance du jet répondent des corps apeurés, fuyant la suie dégoulinante. Angelo (Lars Eidinger) est impressionnant dans le maniement de cet objet phallique d’autant plus que l’unité de lieu (palais, prison, place pour pendre les prévenus) renforce le désir d’opprimer. Progressivement, ce sont les interactions qui vont sculpter l’espace. Les acteurs se fondent dans le décor pour en modifier la perception : le cube imposant disparait pour faire place à un espace qui transforme des corps institués au combat, en corps biologiques torturés d’avoir tant désirés. Peu à peu, le sang, les larmes, le sperme dégoulinent et nourrissent ce théâtre de chair, de désir, de pulsions. Ici, le corps parle tout autant que le texte de Shakespeare. C’est stupéfiant et exceptionnel comparé à la mollesse de bien des mises en scène françaises. Avec Ostermeier, je tremble. Je transpire. Je désire. Je ris. Je vis.

Car tout l’enjeu est là : les rituels et les obligations de l’homme de pouvoir doivent composer avec les pulsions de l’homme de chair. L’équation est impossible. Seule la justice peut trancher à l’image de cette moitié de cochon qui pend au lustre, métaphore des «porcs impudiques» pour Isabella, symbole des prisonniers pendus pour Angelo. Une question ne cesse de me tarauder : qui est l’autre moitié du cochon?  Thomas Ostermeier semble nous la laisser pour en faire ce que nous voulons. D’ailleurs, lui-même ne se gêne pas: au porc impudique d’Angelo, répond sa moitié suspendue au lustre! L’image est saisissante! La force du théâtre de Thomas Ostermeier est dans ce cochon: suivant le jeu, il est un symbole à multiples facettes qui prend le pouvoir sur les acteurs à l’égo si faible. Mais ce cochon est aussi notre piètre condition humaine contemporaine prise en tenaille entre le religieux et la finance toute puissante. Ne reste que la justice pour décrocher ou choisir le croc le plus adapté?

Pendant les deux heures de spectacle, on ne perd rien du jeu, car tout est dialogue. Tout! Le slip blanc du condamné se fond dans la blancheur de la robe d’Isabella. À la scène de séduction impudique d’Angelo face à une Isabelle tétanisée, répond sa sonnerie de portable! Jusqu’à la tentative de viol qui voit Isabella plaquée sur le cochon, lit de la souillure. Ce n’est plus seulement du théâtre. C’est la peinture de la vierge Marie crucifiée et toutes les femmes soumises au désir des hommes. Scène sublime et poignante.

D’ailleurs Thomas Ostermeier semble peu s’attacher au dilemme d’Isabella (laisser condamner son frère ou le sauver en couchant avec Angelo) comme si le propos était ailleurs: quels cochons sommes-nous devenus ? Quel avenir pour une civilisation épuisée par un système démocratique où le pouvoir pulsionnel transforme la raison d’État en déraison psychique ? Pour quelle justice ?

Quel autre personnage que Mariana, joué par l’époustouflant Bernardo Arias Porras, pour symboliser cette déchéance? Son corps désarticulé est une marionnette avec un voile blanc qui s’avance vers nous et nous observe, telle Doramar apeurée : qu’avons-nous fait là?

Pascal BélyLe Tadorne

« Mesure pour mesure » de William Shakespeare par Thomas Ostermeier au Théâtre de l’Odéon de Paris du 4 au 14 avril 2012.

Thomas Ostermeier sur le Tadorne :

Au Festival d’Avignon, Thomas Ostermeier ? Hamlet : la terre?enfin ! / Thomas Ostermeier éblouit: l’avenir est décidément allemand. / Thomas Ostermeier au coeur de L’Europe.

 

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«Pina, Bobo, Pippo».

Pour la première fois, j’ai eu envie de danser. De me lever. D’être dans les bras du metteur en scène Pippo Delbono. De prendre la main de Bobo, l’acteur principal, pour parcourir le plateau, fleur au fusil, prêt au combat. De me lever encore puis encore, n’en pouvant plus d’être assis. Pour me ressentir vivant. Résistant. Aimant. Créatif. Fou.

Ce soir, à la Comédie de Valence, «Dopo la Battaglia» est la victoire de Pippo Delbono. Son Théâtre n’a pas abdiqué. Alors il dénonce, à corps et à cris: l’incurie médiatique, la lâcheté du politique qui laisse couler des sans-papiers en mer méditerranée, l’inculture générale qui fait triompher les communicants, ceux-là mêmes qui torturent le sens des mots pour tordre les corps épuisés par la crise. Le Théâtre a gagné parce qu’il célèbre la danse. Comme jamais. «Danse Pina, sinon nous sommes perdus», conjura une gitane à Pina Bausch.

Pippo Delbono crie cette supplique et rend hommage à la plus grande chorégraphe de tous les temps. Ce soir, Pina est là parce qu’à l’heure où l’Europe sombre dans la folie, nous avons besoin d’elle. Ses oeillets rouges, ses chaises, ses murs gris, pour ne pas oublier que le théâtre est une danse désespérée vers le dernier souffle de la vie. Pippo Delbono convoque la danse parce que nous sommes devenus fous. Seuls les danseurs sorciers et la poésie peuvent nous exhorter à puiser dans notre sensibilité, dans l’émotion, dans l’imaginaire les ressorts pour relier le corps et l’esprit et réinventer un discours sur la vie. Car, la barbarie est de retour. Nous a-t-elle seulement quittée depuis la Shoah? Pippo Delbono a retrouvé goût à la vie le jour où il a croisé Bobo, analphabète et interné en hôpital psychiatrique depuis cinquante ans. À chacune de ses créations, Pippo relate cette rencontre. Elle est universelle. Il nous renverse pour que la scène soit le miroir de nos folies, mais aussi le lieu de LA rencontre qui pourrait nous faire basculer vers la raison. C’est prodigieux parce que c’est généreux: par vagues successives de tableaux vivants qui submergent les spectateurs trop sagement assis, ce théâtre-là porte haut «l’être» l’humain, et pose son écume sur nos corps desséchés.

Ce soir, «Dopo la Battaglia» est un opéra où la danse de Pina se fond les mots de Kafka, d’Antonin Artaud, de Pippo et nous redonne conscience. Elle s’incruste dans les images vidéo sur l’extermination contemporaine et s’immisce dans nos consciences pour y déterrer les corps des camps. Elle convoque nos mères pour  leur demander ce que «nous avons fait là». Elle ridiculise nos valeurs chrétiennes parce qu’elles font du mal au corps social et politique. Elle théâtralise ce que nous avons laissé faire: enfermer ceux qui ne sont pas «raisonnables» et animaliser notre regard sur l’humain. Au final, c’est la poésie que nous avons maltraitée pour la réduire en slogan creux, en discours de forme pour trou sans fond. Avec sa troupe de gueules cassées, de bras tordus, Pippo Delbono incarne sur scène les processus psychologiques de notre inconscient collectif, par lesquels nous avons confondu la barre pour danser, aux barreaux pour crever.

Mais avec Pippo, la vie est là. Il l’aime profondément jusqu’à nous proposer le plus beau des entractes. S’il n’avait pas cette rangée amovible de sièges, il métamorphoserait la salle en bal pour une valse d’où que tu «vienne(s)». Alors, Bobo le transformiste danse avec Pippo l’illusionniste! Mais qu’importe que nous ne bougions pas. Les oeillets de Pina et ses chaises sont durablement inscrits dans notre mémoire collective pour que s’invite la danse de la vie. C’est ainsi que Pippo danse autour d’une dame en rouge, rejointe par deux autres muses. Pippo Delbono est l’héritier de Pina et poursuit son oeuvre: faire confiance en l’intime pour questionner la folie du monde.

La dernière scène emporte tout. C’est un tourbillon de sensualité, de poésie, d’Amour. C’est une folie douce, un tableau de la renaissance (italienne) qui voit Bobo, endimanché et assis, entouré des muses qui jouent à le chatouiller, à le caresser. L’humanité sauvée est là, chorégraphiée par ces gestes qui célèbrent le corps dans l’esprit. Je frissonne. Je pleure de ressentir charnellement le bonheur d’être conscient de ma propre humanité, comme purgé de mes petites lâchetés inhumaines.

Pippo, je veux danser…

Pascal Bély, Le Tadorne.

Lire le regard de Francis Braun: La canne et les oeillets sont dans une boite grise.

“Dopo la battaglia” de Pippo Delbono à la Comédie de Valence le 3 avril 2012.

Pippo Delbono sur le Tadorne:

Au Festival d’Avignon, Pippo Delbono se rend aux fous et nous sauve.

«Questo Buio Feroce» ou le «sid’amour à mort » de Pippo Delbono.

Le chaud et le froid de “La Rabbia”, par Pippo Delbono.

Pippo Delbono, metteur en scène inconscient.

Au Festival d’Avignon, la belle leçon de vie de Pippo Delbono.

Un beau pas de deux, avec Pippo Delbono dans “Le temps des assassins”.

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De Montélimar à Toulouse, «que c’est abominable d’avoir pour ennemis, les rires de l’enfance».

Le 16 mars 2012, trois jeunes soeurs sont tuées sur l’autoroute A7. Sans billet, les contrôleurs SNCF les ont expulsés en gare de Montélimar. Originaires d’une communauté des gens du voyage de Marseille, leur sort n’a pas ému. Leur voyage s’est arrêté, là où la règle  prime sur la prise de conscience de l’humain. Je n’en dors plus.

Le 18 mars 2012, je suis au Théâtre Liberté de Toulon. «Visites» de John Fosse, mise en scène de Fréderic Garbe, se joue à guichet fermé. Des adolescents sont présents dans la salle, encadrés me semble-t-il par quelques éducateurs. Une d’entre eux doit sortir, prise d’un malaise, tandis qu’une partie du public manifeste son étonnement tout au long de cette oeuvre qui file vers un vide abyssal. Le décor, dépouillé, froid, capitonné, tel un bar lounge, étouffe les bruits. Seules deux couleurs (le noir et le blanc) délimitent des zones de démarcation entre la vie et la mort. La  porte de la chambre de l’adolescente (troublante Pauline Méreuze) fait frontière avec ce salon où trône un canapé blanc pour corps inanimés. La mère (hypnotisante Françoise Huguet) parcours la scène pour asséner ses (contre) vérités sur la vie de sa fille dont elle semble ne plus comprendre la trajectoire. Elle cherche sa fonction parentale tandis que son compagnon (flippant Gilbert Traïna) a trouvé auprès de l’adolescente de quoi assouvir ses fantasmes de jeune chair, même si “c’est juste pour lui toucher les seins”.

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Tel un chat de nuit, le frère (Romain Pellet), perçoit le jeu et parvient à éloigner sa soeur du prédateur. Frédéric Garbe signe une mise en scène glaçante : il amplifie le néant relationnel pour que le vide soit un trop-plein de non-sens. Il rigidifie les mouvements pour les déconnecter de la relation : le corps plein devient corps vide et démembré (à l’image de la magnifique scène évoquant l’oreille de l’ours en peluche). Il instaure un climat insécurisant en jouant avec la musique, bande-son pour flip théâtral et choeur d’une armée de déserteurs. Peu à peu, chacun semble perdre son statut dans un magma d’intrigues où le non-dit n’est plus un secret, mais un fonctionnement. Les acteurs sont formidables dans cette mise en abyme angoissante : au vide des dialogues de John Fosse, se superpose une mise en scène d’un néant morbide. À la sortie, je ne vois et ne sens plus rien. «Visites» m’enlève les mots. Il ne reste de notre civilisation contemporaine qu’une mécanique sans désir, actionnée  par une société consumériste qui amplifie les pulsions. Je dors mal.

Dimanche 18 mars 2012 : je termine l’article sur «L’Alphabet des oubliés» de Florence Lloret. Je repense à Patrick Laupin, poète paternel de tous les enfants en mal de mots. Pourquoi ces trois soeurs ne l’ont-elles par croisé ? Qu’aurait-il pu faire avec l’adolescente de John Fosse ? Je dors éveillé.

Lundi 19 mars. Trois enfants, un papa sont assassinés devant une école juive. Myriam, sept ans, est tirée par les cheveux et abattue. En relisant mon article sur «L’Alphabet des oubliés», je revois Gabriel, Arieh, Myriam et les trois soeurs (pourquoi ne connait-on pas leur prénom, celles que Sarkozy avait stigmatisées lors du trop fameux discours de Grenoble ?). Je les imagine participer à un atelier d’écriture avec Patrick Laupin. Je n’en dors plus.

Jeudi 22 mars. Mohamed Merah est abattu. Les médias se répandent en analyse sur sa famille. Me reviennent les corps désincarnés de «Visites». Merah appartient peut-être à cette famille et bascule de la pulsion morbide vers la folie meurtrière.  La poésie aurait-elle pu le sauver ? Son visage m’apparait puis disparait à l’image du tempo musical qui rythmait «Visites». Je cauchemarde.

Vendredi 23 mars. Je suis au Musée d’Art Contemporain de Lyon pour l’exposition «Robert Combas». Je connais peu cet artiste peintre musicien, mais d’emblée, il répare mes fissures de cette semaine de folie. Je m’immerge dans son univers foisonnant, coloré et colorant. De ces toiles, transpire le désir sur le suaire de nos corps inanimés. «L’autiste dans la forêt de fleurs» me bouleverse. Les scènes sont souvent crues comme s’il n’avait cessé d’être un enfant. Du «Pop’art Arabe» aux «années chaudes», je navigue dans les eaux troubles de l’amour à mort pour m’arrêter, sidéré, devant son «Calvaire façon combas», où Jésus est crucifié entre deux brigands assassinés.  Lequel des deux  est Merah?

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Je m’assois, épuisé, face à un vitrail («le dormeur Duval»). Me voici au Paradis, avec les enfants de Toulouse et de Montélimar. La musique de Combas résonne dans tout l’étage (il répète dans une salle séparée par une glace sans teint). Je l’observe, le contemple. Il est pinceau sur sa toile musicale. L’instant est précieux: il ne voit pas mon émotion d’enfant grand, l’oreille collée derrière la porte.

À peine ai-je quitté le Musée, que je me rends au Théâtre de l’Élysée à Lyon où la metteuse en scène Christiane Véricel présente un chantier de sa future création, «La morale du ventre». Enfants, comédiens amateurs et artistes professionnels se mettent en mouvement pour questionner la faim, le pouvoir, l’oppression et la frontière. Avec le langage global des enfants, ce théâtre d’images crée un cadre propice à la poésie pour interroger les valeurs universelles d’une économie mondialisée. Avec Christiane Véricel, rien n’est binaire : tout est complexe. Elle nous prend par surprise, non pour nous faire peur, mais pour solliciter notre créativité à voir autrement. Elle crée la communauté à partir d’un collectif coloré où la différence de l’un sert la diversité du tout. Son théâtre s’inscrit dans une filiation avec Robert Combas: Christiane Véricel parle par l’image pour nous donner accès à l’Autre. Elle aurait probablement réuni les soeurs de Montélimar autour du petit Mohamed qu’elle aurait habillé d’une jupe pour qu’il danse sa faim d’amour…

Je dors un tout petit peu mieux.

Samedi 24 mars. Je suis de retour à Marseille pour la Biennale des Écritures du Réel. Deux documentaires sont projetés ainsi qu’une performance. Le tout m’immerge dans les quartiers nord de Marseille. Le film d’Anne AlixOmégaville») interroge la mémoire: quelle est l’histoire de ces enfants d’immigrés ? Quelles valeurs les réunissent ? Comment se joue le racisme au quotidien entre communautés ? Elle écoute, sa voix se fait douce, mais je ressens son doute. Pourquoi filmer avec une telle distance pour observer le «zoo» ? Anne Alix s’interroge sur le statut de l’artiste au sein de ces quartiers. Suffit-il de poser sa caméra, aussi belle soit-elle ? Ces trente-cinq minutes me relient à mes compatriotes. C’est déjà beaucoup. Quelle suite à ce documentaire (nous n’avons vu qu’une première partie) après les tueries de Toulouse et de Montauban ?

Till Roeskens est allemand. C’est un conteur. Il s’est immergé lui aussi dans les quartiers nord de Marseille. À mesure qu’il raconte ses rencontres, craie à la main, il dessine sur la scène le plan du quartier. La première heure est totalement haletante : de son agora, son théâtre fait cité. Les dialogues, souvent percutants, peignent une France isolée, mais solidaire. Profondément solidaire. Mais Till Roeskens semble se perdre : son plan au sol ne fait plus territoire. Les anecdotes se multiplient et je ne ressens plus ce qui relie les acteurs. C’est  un enseignement de taille : comment transcender un réel qui ne se laisse pas conter facilement ? Quelle écriture pour dépasser les faits et nous relier ?

Je quitte la Cité, épuisé par une folle semaine. Les artistes ont été au rendez-vous, là où les politiques ont navigué à vue dans un contexte médiatique oppressant.

Le philosophe Bernard Stiegler évoquait lors d’une conférence dans le cadre de la Biennale, le processus d’individuation, qui fait de chacun de nous des êtres incomparables. Cette semaine, grâce aux artistes, je me suis individué psychiquement pour participer à l’individuation collective. Parce que nous n’avons pas accès à notre altérité, le théâtre, la peinture, le cinéma nous donnent ce que nous ne voyons pas, pour transformer nos pulsions en désir. Celui notamment de vous écrire pour témoigner de mon réel de spectateur bouleversé.

Pascal Bély, Le Tadorne.

«Visites» de John Fosse par Fréderic Garbe au Théâtre Liberté de Toulon du 13 au 17 mars 2012.

«Robert Combas» au Musée d’Art Contemporain de Lyon jusqu’au 15 juillet 2012.

«La morale du ventre» de Christiane Véricel au Théâtre de l’Élysée à Lyon les 23 et 24 mars 2012.

 «Omégaville» d’Anne Alix et « Plan de situation#7 Consolat-Mirabeau » de Till Roeskens à la Cité le 24 mars 2012, dans le cadre de la première Biennale des Ecritures du Réel.

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Les enfants, mineurs de fond.

À la mémoire de Gabriel (4 ans), Arieh (5 ans), Myriam (7 ans), Jonathan (30 ans), Abel (25 ans), Mohamed (25 ans) et Imad (30 ans) assassinés à Toulouse et Montauban les 11, 15 et 19 mars 2012.

 Après les saluts chaleureux du public pour «L’alphabet des oubliés», trois enfants (Théo, Adilson et Safinez) s’assoient, encadrés par Patrick Laupin (poète avec qui ils ont partagé des ateliers d’écritures), Florence Lloret (metteuse en scène et en images) et Michel André, l’acteur principal et collaborateur artistique. Ils nous rejouent leur rencontre: celle qui a permis à un poète de les aider à «chercher les mots»; celle des fondateurs de la Maison de Théâtre à Marseille, de créer une oeuvre théâtrale inspirée de ces ateliers. Face à nous, ils échangent sur la genèse: comment ont-ils puisé les mots du poète qui se cachaient en eux? Ces trois enfants d’une douzaine d’années sont rayonnants; Patrick Laupin les écoute, bouleversé. Il poursuit son travail: explorer dans le regard et les mots de ces gosses, une poésie à partager. Ce soir, au Théâtre de la Minoterie de Marseille, nous sommes quelques-uns à participer à l’échange, comme si nous ressentions le besoin d’être inclus dans cette aventure, libéré des contraintes de notre société consumériste qui maltraite le sensible. À quels moments partageons-nous avec les enfants, le beau, le fragile? Quand co-construisons-nous ensemble pour nous irriguer et combattre les normes qui nous assèchent?

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«L’alphabet des oubliés», est une oeuvre d’une belle texture. Elle pose un univers onirique dans lequel petits et grands écrivent des poèmes dans une relation éducative bienveillante, accueillante, formatrice, ferme et ouverte. Mais avant l’arrivée des enfants, l’adulte doit puiser, faire lui aussi ce travail sur lui-même qui le mènera sur le chemin, vers l’arbre à mots. Pas tant pour retrouver l’enfance que pour s’inscrire dans une lignée, une transmission, qui déploient la poésie sur la toile de ses cavernes rupestres. C’est ainsi que Michel André incarne avec justesse Patrick Laupin. Pendant vingt minutes, il arpente le plateau en évoquant le grand-père mineur de fond dans les Cévennes. Entouré de trois écrans tombés du ciel, il contourne ce triptyque pour peu à peu s’y fondre. Son corps noir apparait sur fond blanc, tel un tunnel qui mènerait, non vers la mort, mais vers l’essence de son existence. Les mots du poète creusent la galerie, éclairent l’obscurité. Ce passé lointain remonte, et mes origines ouvrières me reviennent. Je me surprends à observer l’ossature en acier du plafond du théâtre : combien de mineurs pour qu’elle arrive jusqu’à nous ?

Peu à peu, délicatement, les Cévennes émergent. La caméra de Florence Lloret poétise ce paysage rude et doux, caillouteux et verdoyant, asséché, irriguant et intriguant. Tandis que les enfants apparaissent dans le film, me revient cette expression : ils sont une mine! Les enfants s’approprient le paysage. Leurs gestes, leurs mots se mettent à creuser la poésie, comme une terre à défricher qu’ils explorent avec tous leurs sens.

Peu à peu, nous quittons les Cévennes pour le plateau où s’instaure un dialogue entre le poète et les enfants (toujours filmés), où les mots de l’un traversent le corps de l’autre. On aurait envie de prendre un cahier pour noter ces paroles de mineurs de fond qui puisent dans leur sensibilité, l’énergie d’une présence “d’acteur poète“. L’atelier se met en scène et métamorphose peu à peu cet espace hybride entre théâtre et cinéma, en paysage poétique, directement inspiré des Cévennes. Une incursion dans le réel nous permet d’entendre pendant les répétitions, la correspondance entre les enfants et Patrick Laupin: une sorte de making of poétique où l’on perçoit la transformation chaotique d’un écolier vers l’enfant créatif. Apparait alors la figure du poète, branche d’arbre sur la tête, tel un cerf libre, calme et déterminé. Il est leur arbre à mots. Tandis que les enfants quittent peu à peu l’écran, je me prends à rêver d’ateliers de poésie qui réuniraient de la  petite enfance aux personnes âgées pour creuser les galeries souterraines de nos mines inexploitées.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« L’alphabet des oubliés » de Florence Lloret au Théâtre de la Minoterie de Marseille du au mars 2012 dans le cadre de la 1ère Biennale des Écritures du Réel.

Crédit photo:  Sigrun Sauerzapfe

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Au coeur de la campagne, la fuerza d’Angélica Liddell arrive à Paris.

C’était au Festival d’Avignon. En 2010. Elle fut l’un de mes plus grands chocs théâtraux de ces dix dernières années. Elle joue au Théâtre de l’Odéon à Paris du 23 au 28 mars 2012.

Retour sur «La casa de la Fuerza » d’Angélica Liddell.

3h30 du matin. Les spectateurs n’ont plus beaucoup de force après les cinq heures de ce chef d’oeuvre pictural, d’un théâtre chorégraphique, épuisés par tant de sollicitations visuelles, auditives, voire olfactives. « La casa de la fuerza » de l’Espagnole Angélica Liddell est un coup de poing, qui vous précipite dans la crise, celle que vous aviez un peu trop vite oubliée. Sauf que le théâtre est là pour raviver les plaies parce que nous sommes tous faits de cette matière là. Ce soir, au Cloître des Carmes, acteurs et spectateurs sont infiniment, intimement liés par toutes ces « petites histoires » dont nous en avons tous fait de grandes : le chagrin d’amour, le mal de vivre, l’abandon, le renoncement de soi. Appelez ça comme vous voulez. C’est notre enfer commun. La vraie crise, c’est celle-là. L’économique, n’est qu’économique et puis, ça commence à bien faire. Assez de discours ! Place à la vérité. Au corps. 

Elles sont trois femmes, six destins. Cherchez l’erreur dans l’addition. À la différence de certains hommes qui sont toujours prompts à défendre des causes humanitaires, mais ne peuvent s’empêcher de maltraiter leur compagne, ces trois femmes dépressives au premier acte en invitent trois autres au dernier, pour évoquer la situation de la condition féminine au Mexique. Tout est lié. Nos chagrins d’amour s’inscrivent aussi dans un contexte sociétal. Mais aussi parce qu’être femme battue, violée et tuée ailleurs est un chagrin d’amour pour toute l’humanité.

Trois actes pour (re)vivre du dedans ce que nous avons tous voulu crier au dehors. Car le mal d’amour, la séparation atteint son paroxysme dans la souffrance du corps. Comment porter au théâtre ce qui est d’habitude métaphorisé par des opéras, des danses, des histoires à dormir debout ? Ici, tout est convoqué.

Le texte, puissant, parce qu’il est fait de mots d’une tendresse brute ;

la musique, omniprésente, en boucle (du Bach et de la pop), parce que sans elle, nous n’aurions peut-être pas survécu au naufrage de l’âme et qu’allongés, Bach, Brel et Barbara ont été nos analystes au doigt et à l’oeil;

le liquide, parce que ça déborde et que l’amour finit toujours par prendre l’eau ;

le sang, parce que l’on se saigne aux quatre veines pour sortir de ce merdier ;

des canapés, beaucoup de canapés, une armée de canapés, parce qu’ils sont nos lits d’enfants avec ou sans barreaux, c’est selon;

des fleurs, en bouquets pour fracasser ce qu’il reste de beau ; en pot pour fleurir les cimetières ; en bouton, pour renaître;

un immense cube de pâte à modeler pour sculpter, enfanter d’une armée de bonhommes façonnée par la tendresse et la paresse, le tout pour résister à la bêtise machiste ;

le tiramisu…parce qu’avec Angelica Liddell, c’est le seul gâteau qui vous relève en chantant ;

le charbon, oui du charbon, pour creuser la tombe, épuiser le corps, tomber au fond du trou, et provoquer le coup de théâtre le plus magistral qu’il nous ait été donné à voir, tel un coup de grisou dans la tête de ceux qui continue à nous gonfler avec leurs classifications (théâtre, danse, et compagnie).

Toutes ces matières façonnent la mise en scène et  « la casa de la Fuerza » bouleverse une partie du public : les corps se fondent dans les objets et leur donnent une âme, la musique épouse les matières, et vous finissez par être sidéré, immobilisé, par une telle orgie de la tolérance et de la beauté. Car ici, le corps n’est pas manipulé, tel un objet pour créer du propos, mais il est traversé pour que tout nous revienne, comme une exigence de vérité. Le corps de l’acteur est un don au public, un lien d’amour engagé et engageant où l’on convoque une infirmière sur le plateau pour prélever son sang et tacher sa chemise. « Je suis sang ».

« La casa de la fuerza » sera l’un des grands moments de l’histoire du festival d’Avignon. Parce qu’Angelica Liddell ne se contente pas de regarder les hommes tomber. Elle leur offre la force de sa mise en scène pour que «Ne me quitte pas » soit un hymne à la joie.

Pascal Bély – Le Tadorne

“La casa de la fuerza” d’Angélica Liddell au Festival d’Avignon du 10 au 13 juillet 2010.

Credit photo: Christophe Raynaud de Lage

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AUTOUR DE MONTPELLIER THEATRE MODERNE

Sous chapiteau, le théâtre de Krystian Lupa claque.

Ce soir, nous avons fait des kilomètres vers un chapiteau, celui de la Sortie Ouest de Béziers dont les toiles claquent comme les voiles d’un bateau. Nous allons naviguer pendant trois heures, avec quinze jeunes comédiens, aventuriers, pirates, gueux, preneurs de risque. Nous ne savons pas encore que «Salle d’attente» par Kristian Lupa nous habitera pour longtemps.

La scène représente un espace dévasté, de béton recouvert de graffitis. Table, matelas, chaises, objets épars, en bout de course. Sana et Mike cherchent leurs lignes de vie, pour s’injecter le produit à rêve. Ils disent s’aimer, mais se violentent. Le manque de lumière rend le geste difficile. Le vent qui s’engouffre sous les bâches de la salle accentue le climat glacial et tendu.
Des hommes évoluent autour; les mots et les corps expriment leur désespérance. Malgré des attouchements auto compulsifs, le plaisir ne vient pas, l’individu reste impuissant. Les insultent fusent, les mouvements explosent de violence. Ils semblent tous pris dans une forme d’écrasement, apathiques ou se jetant massivement comme des pierres. Une jeune femme, vêtue de rouge, style années quarante, bottes Western aux pieds, exprime une folie fragile. Elle est chaussée par le pouvoir libéral américain et reste momifiée dans cette couleur symbolique révolutionnaire, surannée. Ses mains tremblent, sa voix est fluette, mais ses yeux immenses écarquillent notre regard, ses mots questionnent telle une voix off et nous obsède comme une ritournelle. Elle apparait au dessus de nous, sur des écrans vidéo: elle est une  conscience déshabillée, plus gaie, plus libre, nous faisant des confidences sur son bonheur. Mais en dessous, tout devient sombre et les scènes de toxicomanie se répètent dans des lieux festifs. La vie perd son sens tant la mort est palpable. Même le téléphone portable de la jeune fille lui a été offert en cadeau de Noel anticipé, au cas où d’ici là, elle disparaitrait?Peu à peu, le temps posé par Krystian Lupa  nous échappe, mais l’histoire en plusieurs dimensions nous rattrape.
En premier plan, on ne peut s’empêcher d’entendre le désespoir de jeunes “adulescents” des années 80 devant la réalité et l’avenir. En second plan, une vision de l’idéal européen en miettes à l’heure où la Grèce s’accroche vaille que vaille. La jeunesse recherche le plaisir sur les décombres d’une civilisation européenne qui ne s’est jamais relevée de la Shoah. Elle hante notre «bonne conscience» guidée par une “social-démocratie» qui n’a rien trouvé de mieux que de vendre nos valeurs aux dures lois du marché qui n’égaleront jamais le plus grand crime que l’humanité n’ait jamais commis. Dès lors, Krystian Lupa met en scène nos grands corps malades accros aux substances qui libèrent nos imaginaires. À des degrés divers, nous sommes addicts de produits interdits ou autorisés, de normes et de manipulations injectées, qui se glissent insidieusement en nous. Sous nos yeux,  L’Homme se déconstruit.
Pendant l’entracte, nous ne pouvons sortir, abasourdis. Sous le choc. Nous échangeons avec deux spectateurs venus eux aussi de loin. Nous partageons cet engouement soudain pour des idées noires si bien explorées ce soir. Les comédiens jouent juste. Leur posture les habite d’autant plus que le corps intime évoque la douleur du monde. Chacun joue avec et pour l’autre avec liberté et respect au service d’un texte où la poésie n’écrase jamais, mais ouvre nos imaginaires.

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Nous abordons avec inquiétude la deuxième partie. Nous y perdons nos repères tant le temps semble filer autrement et nous échapper. Nous retrouvons la «bande» et sa galerie de personnages (le schizophrène, le chômeur, l’alcoolique, Johan, le travesti,…). Différents tableaux nous sidèrent parce qu’ils font référence à des scènes mythiques, fantasmées, symboliques. Elles puisent dans nos représentations, dans notre histoire, nos visions de notre  «civilisation». La scène où une vidéaste hésite entre film pornographique et cinéma d’auteur et doit se battre avec des êtres qui n’obéissent pas en dit long sur la marchandisation du corps et la perte du statut de l’artiste. Arrive un «Jésus commis voyageur» ensanglanté qui  vient  faire, pour la deuxième fois, son laïus, mais il est dépassé, débordé. Nous tressaillons alors qu’il s’injecte le produit à rêve dans les yeux. Pourquoi est-ce si insoutenable? Ce geste interpelle-t-il notre incapacité à être clairvoyant? Nous tremblons également alors qu’une femme et son caddie «débordant» se fait agresser par un homme épuisé en manque de sensation. Krystian Lupa relie tout: la société consumériste amplifie la violence faite aux femmes.
Mais peu à peu, les corps s’assagissent et les échanges se font plus construits; ils questionnent le sens de nos actes. Le deuxième acte nous inclut dans une «renaissance» là où le premier nous plongeait dans nos «inexistences». Les références à la Shoah sont plus explicites. Les images et les symboles aussi.  D’un théâtre «expressionniste», nous glissons vers un théâtre «impressionniste» (au sens où il «s’imprime» en nous). Lupa travaille notre conscience d’Européen à partir de tirades qui emportent nos imaginaires. 

Tandis que Sana évoque la cure de désintoxication, l’espoir surgit. Rien n’est inéluctable. Tout est possible si nous changeons. Krystian Lupa laisse le champ libre et ne s’aventure pas à donner les solutions. Il nous offre le regard de ses quinze comédiens qui s’avancent face à nous sur la chanson de LhasaI have a dream»). Ils viennent s’asseoir sur cet arceau de métal, comme sur une bordure d’autoroute. Nous rêvons de les embarquer dans notre fin de voyage, enveloppés par les paroles du fantôme de Lhasa.

Ces acteurs exceptionnels sont les quinze étoiles de notre étendard européen que nous hissons délicatement au sommet de ce chapiteau, confiants. Déterminés à vivre.
Sylvie Lefrere, Pascal Bély, Tadornes.
« Salle d’attente », librement inspiré de Catégorie 3.1 de Lars Noren, mise en scène de Krystian Lupa le samedi 3 mars 2012 à Sortie Ouest (Béziers).

Photo: Photos de Mario Del Curto

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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Je suis onzième dessous.

Il est 22h50. «Onzième», théâtre surréaliste de François Tanguy est terminé. À peine rentré chez moi, je poste un message sur la page Facebook du Tadorne. Martine Silber, auteure du blog Marsupilamima, compréhensive et enthousiaste sur «Onzième», répond qu’écrire sur la pièce «n’est pas obligatoire, non plus :-)». Je suis rassuré.
Il est 7h du matin. Il me faut jeter sur le papier mes premières impressions. Mais «Onzième»attendra. Il me faut chroniquer sur «Grimmless» de Ricci et Forte vu à Milan le week-end dernier. Le texte en italien m’oblige à me déplacer. J’écris à partir d’images, de ressentis. Après sa publication, l’article fait un carton en Italie et en France. Je suis donc confiant pour «Onzième».

Il est 6h30 du matin. On m’attend à 9h. J’anime un séminaire. Il me faut écrire. C’est un devoir (sic). Mais rien ne vient.

Il est 7h30. C’est toujours aussi confus. Ce théâtre-là ne me donne pas facilement la parole. Mais où m’a-t-il embarqué ? L’oeuvre a bel et bien duré deux heures et vingt minutes, pendant lesquelles je n’ai rien compris à ce que l’on m’a dit. C’est du théâtre, mais les mots sont des gestes, sont une matière que les corps façonnent. François Tanguy avec «Onzième» a désarçonné le public. Quelques spectateurs sont partis. Si peu. La salle s’est accrochée. Manifestement.

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J’ai littéralement plongé dans cet univers à la frontière de la clairière, d’un grenier, d’une place de village, d’un musée de nuit, où apparaissent et disparaissent des personnages d’un temps ancien qui s’interrogent sur la mort, l’amour, l’existence. Des parois entières de décor circulent et créent la profondeur du champ de vision pour un changement permanent de focale afin que rien ne soit à jamais figé. L’humanité est ici en jeu : ces femmes et ses hommes dépassent leur personnage. Ils sont autres. Ils sont l’Opéra. Oui, l’Opéra comme on serait oiseau, paysage, une idée. Ils personnifient l’Opéra, un art qui ne m’a jamais rencontré. Ce soir, il s’adresse et se dresse. L’Opéra, c’est une musique et des mots qui viennent du fond de l’âme. Oui, c’est bien cela, «Onzième» surgit du fond de l’âme. Mais ce n’est pas tout.

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Ce soir, à déplacer tables, chaises, planches et panneaux, William Forsythe s’est invité pour fracturer les mouvements afin que le désir de vie reprenne ses droits.

Ce soir, Maguy Marin convoque l’humanité amputée des valeurs de son histoire, parce que l’homme produit plus qu’il ne pense.

Ce soir, Pina Bausch surgit avec «Café Müller» et nos blessures sont fantômes à force d’avoir été mal p(e)ansées.

«Onzième» n’est rien d’autre qu’un poème chorégraphique au coeur du théâtre. Il vous déplace dans un vide créatif vertigineux.  Il n’y a quasiment plus de mots pour l’évoquer comme si, en dehors de l’expérience, on ne pouvait rien en dire. Il défie les savants du théâtre, provoque les spectateurs sûrs de leur bon droit, mais ravit le cerveau droit, celui qui perçoit les faisceaux d’harmonie.
Chers lectrices et lecteurs, vous n’en saurez pas plus. Plus rien ne vient. Tout est en moi, en jeu.

Cette danse est un rêve.

Pascal Bély, Le Tadorne

«Onzième» de François Tanguy au Théâtre du Bois de L’Aune à Aix-en-Provence du 20 au 23 février 2012.

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THEATRE MODERNE Vidéos

À Milan, ils ont ouvert ma valise…

Lorsque les artistes ne peuvent venir vers moi, je pars à leur rencontre. Quitte à faire un long voyage. Il est des paysages sur scène qui valent bien d’autres détours. Cap sur Milan pour «Grimmless» par la compagnie Ricci/Forte que j’avais rencontré en 2009 lors du Festival Actoral à Marseille. L’acteur Giuseppe Sartori m’avait à l’époque littéralement époustouflé.

Ce soir, le texte est en italien. Sans la traduction, je ne peux donc pas m’accrocher au sens des mots…
Ce soir, dépouillé, je ne sais plus rien.

Avec eux, je vais jouer ma propre histoire et regarder vers l’enfance, là où s’inventent des univers improbables. Avec eux, je m’ancre dans un ici et maintenant, immergé dans un conte moderne. Sans Grimm?
Ils sont cinq, tous magnifiques. Trois femmes et deux hommes, pour qui vient le temps de poser les valises. Elles sont  de toutes les couleurs, mais l’intérieur est bourré de secrets, de ressources  pour se métamorphoser, d’objets symboliques pour réinterroger le présent à la lecture des désirs de l’enfance.

Projecteurs latéraux, micros, télécommande, lustres protégés dans du plastique: voilà pour la scénographie. Elle donne l’étrange impression d’un théâtre de l’urgence, où chaque acteur est son metteur en scène, où les mots libèrent une parole qui doit se faire entendre (on ne hurle pas, on souffre, nuance). Ici, on déballe, jusqu’à déballer nos décors de théâtre d’enfant où nos baguettes magiques reprennent du service, où nos Barbies dévoilent enfin leur jeu, où la scène est notre cour de récréation quand les coups bas portent haut. La musique populaire de notre radio d’antan revient en boucle parce que le corps se souvient. Il mémorise toutes les marques. Ce soir, leurs corps se démarquent.
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Ce théâtre-là est direct, engagé, profondément charnel. L’expression «foncer dans le lard» prend ici toute sa signification. Nous sommes loin des postures, si envahissantes dans le théâtre contemporain français. Dans «Grimmless», chaque scène créée à la fois la distance et vient vous percuter. N’est-ce pas là, la fonction du conte ? Entre mises en scène picturale et cinématographique, je suis en permanence dans un entre d’eux: ici et là-bas. Je me vois comme spectateur à l’image de ce monsieur, délicatement extirpé de son siège et qui regarde la pièce d’un coin de la scène, sur un petit tabouret, couronne de plastique sur la tête. L’enfant roi, face à sa vie d’adulte. Magnifique.
Et que voit-il de ma place ? Sait-il que je tremble alors qu’elle habille une buche en bois d’un tutu et de ballerines pour la tronçonner quelques minutes plus tard ? Jamais on n’a porté aussi haut mes rêves dansants. Sait-il que je suis au bord de l’effondrement alors qu’ils foncent vers la lumière des projecteurs, baguette magique à la main, valise en arrière. Jamais on n’a filé aussi loin la métaphore de mes désirs de vie contre les choix mortifères que l’on a voulu m’imposer enfant. Sait-il que je n’ai jamais rien vu de si beau alors qu’ils se transforment dans la dernière scène et reviennent aux origines du théâtre, aux origines de la vie. Nous sommes Le Théâtre. Notre vie est un Théâtre de contes et de fées où le corps est une mémoire vive qui ne demande qu’à métamorphoser le cours des choses.
«Grimmless» est un théâtre vivant qui célèbre le vivant. Il requalifie le spectateur en le faisant témoin de son destin, pris dans un mouvement créatif, où nos fractures sont nos béquilles. Avec «Grimmless», le conte s’éloigne de la tyrannie du bien-être pour questionner  notre bien-vivre.
Je me suis donc déplacé à Milan pour y puiser la force de pousser mes valises vers mes théâtres.
Pascal Bély, Le Tadorne
«Grimmless» de Ricci/Forte au Théâtre Elfo Puccini de Milan le 18 février 2012.

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LE GROUPE EN DANSE THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Une jeune danse pour un pays de vieux.

« Les fauves » de Michel Schweizer sont à l’affiche du Théâtre de la Cité Internationnale à Paris (du 26 au 31 janvier 2012). Je recommande fortement ce spectacle vu à Lyon au printemps dernier.

Ils sont dix jeunes et un accompagnateur. On ne sait d’ailleurs pas très bien quelle est sa fonction: habillé d’un t-shirt siglé dont il ignore le sens, le metteur en scène Michel Schweizer lui a demandé d’être lui-même. Alors, Gianfranco Poddighe chante pour nous accueillir puis passe derrière les platines tel un DJ de l’âme. Il fait jeune. Comme moi. La jeunesse n’est donc pas un statut. Elle est.

Des tables avec des micros entourent le plateau (métaphore de la nouvelle Agora ?) tandis que deux horloges digitales pendent du plafond. Elles ne donnent pas la même heure et le décalage ne cessera de grandir au cours de l’heure quarante-cinq minutes du spectacle. Le temps est suspendu, mais aussi décalé comme une invitation à lâcher prise nos repères habituels et nos visions normées. Les voilà donc face à nous (Robin, Elsa, Pierre, Clément, Aurélien, Pauline, Zhara, Lucie, Elisa, Davy), habillés de leur t-shirt où est écrit «endurci» accompagné d’un numéro indiquant leur degré de dureté ! Comme l’eau calcaire de nos machines. Façon élégante de nous renvoyer leur sensibilité, là où nous les aurions probablement enfermés dans des cases inamovibles.

Leur regard ne trompe pas : nous ne saurons rien de leurs origines sociales, de leur statut, de leur vécu familial. Rien pour nous accrocher, mais ils vont tout donner pour nous relier : ils sont ma contemporanéité et mon avenir. Très vite, ils refusent l’abécédaire de la jeunesse écrit par le philosophe Bruce Bégout que leur tend Gianfranco. Ils veulent d’abord évoquer leur ressenti d’être ici, face à nous : et c’est du corps dont ils nous parlent. Cette parole crue et drôle autorise alors toutes les audaces chorégraphiques, plus proches  d’une danse de l’enchevêtrement que du ballet: elle ne cesse de les habiter même quand ils chantent. Ici, la danse a de la voix.

Peu à peu, ils dessinent le changement de civilisation qui se profile : ce groupe incarne un schéma totalement inversé. C’est en partant du bas vers le haut qu’il  propose de  co-construire notre société au-delà des savoirs d’experts. La créativité et l’écoute sont le moteur du progrès (gare à celui qui n’entend pas?), le sensible en est la matière.

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Le groupe semble s’inscrire dans un «ici et maintenant» qui le  mène à refuser un débat vain sur le lien entre jeunesse et immortalité. Leur identité est complexe car leur avatar doit cohabiter avec leur rôle social : c’est leur recherche du mouvement qui les engage loin des dogmes qui rigidifient «le corps social». En un instant, ce groupe est capable de se mobiliser si les valeurs de respect et d’écoute sont menacées. Car le «je» est en «nous». Individualisme ? Sûrement pas. Plutôt un désir de tribu (chère au sociologue Michel Maffesoli) où l’harmonie conflictuelle définit le vivre ensemble, où  l’unicité est une conjonction des contraires, où une tolérance infinie empêche que leur vie sociale se tisse sur un pathos enfermant.

À mesure que «Fauves» avance, je me sens flotter  et me laisse porter quitte à m’autoriser l’ennui quand leur interpellation me sature (à l’image de certains d’entre eux qui s’isolent avec leur casque, leur guitare ou se lovent dans le canapé du fond). Avec eux, je ne cherche rien à savoir, mais je ressens, calmement.

Leur espace artistique est une toile où  les mots se prolongent dans le mouvement, où se réinvente une démocratie, où aujourd’hui est le premier jour du reste de notre vie?

Pascal Bély – Le Tadorne.

“Fauves” de Michel Michel Schweizer au Festival Anticodes du 31 mars au 3 avril 2011.