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OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, Hamlet, le vrai.

Il est de ces moments uniques où nous assistons à la naissance d’un artiste courageux, accompli, car en recherche. Avec nous. Mitia Fedotenko est un chorégraphe, installé à Montpellier. Dans le cadre du «Sujet à vif» du Festival d’Avignon, il s’est associé pour «la circonstance» avec le metteur en scène François Tanguy et le musicien Bertrand Blessing. «Sonata Hamlet» se veut être «un manifeste qui aborde la question de l’individu serré par les mâchoires du rationnel et celle de la frontière qui le sépare du monde de la consommation. Sonata Hamlet puise son inspiration essentiellement dans Hamlet-Machine de Heiner Muller».

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Quel est donc cet Hamlet incarné dans le corps du danseur, électrisé par l’énergie rock de Bertrand Blessing, propulsé sur la scène théâtrale par François Tanguy ? C’est un jeune homme en blouson rouge et jean’s, au visage de mort, qui n’a rien pour s’asseoir sur aucun trône. Il a tout à (re)construire à partir de ce qui est depuis trop longtemps é(tabl)i pour stopper la propagation du désastre. Sa détermination le conduit à pousser deux tables (au théâtre, c’est un objet souvent détrôné par la chaise) qui produisent le son d’une mécanique dévastatrice. Elles l’entraînent vers la barricade, au combat dans un corps à corps perdu d’avance. Telle une mâchoire, elles l’enserrent, mais il ne renonce pas. Son texte de toute beauté accompagne sa danse de résistance où son corps caméléon impose une morale et des valeurs. Je ne peux m’empêcher de l’imaginer dansant dans les allées du mémorial de la Shoah de Berlin, où entre les rangées des «tables», les touristes déambulent tandis que d’autres y puisent l’énergie de combattre tous les autoritarismes.

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Là où les mots donnent la matière pour le canon, Mitia Fedotenko danse leur trajectoire. Corps et texte s’emparent du mythe shakespearien pour imbriquer le royaume danois corrompu de Shakespeare, l’effondrement du bloc soviétique  et le régime autocratique de Poutine. La réussite de Mitia Fedotenko est de faire sens en 2012 en reliant ces trois contextes et d’y puiser sa puissance en mêlant danse et théâtre là où d’autres empileraient les tables pour leur petit pouvoir, il met tout en jeu, en espace, en projection pour nous inviter à saisir ce qui se (re)joue: le pouvoir contre le corps. Il s’empare alors de la robe d’Hamlet pour imposer sa danse sur les tables transformée en scène, sans issue. Un moment stupéfiant m’immobilise: une créature hybride émerge, où l’on perçoit son jean’s d’aujourd’hui s’entremêler dans la robe, tel un serpent prêt à piquer. Bien que le pouvoir corrompu et autoritaire lui retire tout (micro et costume, comment ne pas y voir la main de Poutine ?), Mitia Fedotenko oppose une danse de la puissance qui s’empare de tous les espaces pour y autoriser les mouvements d’une pensée libre. Au sol, en hauteur, dans les vibrations de la guitare, le corps est une parole fluide.

On sort troublé de ce «Sonata Hamlet», conscient que la rencontre entre Mitia Fedotenko et François Tanguy ouvre un espace de création tout juste exploré, où tout peut jaillir sur la paroi en plexiglas des pouvoirs surprotégés.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Sonata Hamlet » de Mitia Fedotenko du 9 au 15 juillet 2012 dans le cadre du «Sujet à vif », Festival d’Avignon.

Crédit photo: Paul Delgado

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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Je suis onzième dessous.

Il est 22h50. «Onzième», théâtre surréaliste de François Tanguy est terminé. À peine rentré chez moi, je poste un message sur la page Facebook du Tadorne. Martine Silber, auteure du blog Marsupilamima, compréhensive et enthousiaste sur «Onzième», répond qu’écrire sur la pièce «n’est pas obligatoire, non plus :-)». Je suis rassuré.
Il est 7h du matin. Il me faut jeter sur le papier mes premières impressions. Mais «Onzième»attendra. Il me faut chroniquer sur «Grimmless» de Ricci et Forte vu à Milan le week-end dernier. Le texte en italien m’oblige à me déplacer. J’écris à partir d’images, de ressentis. Après sa publication, l’article fait un carton en Italie et en France. Je suis donc confiant pour «Onzième».

Il est 6h30 du matin. On m’attend à 9h. J’anime un séminaire. Il me faut écrire. C’est un devoir (sic). Mais rien ne vient.

Il est 7h30. C’est toujours aussi confus. Ce théâtre-là ne me donne pas facilement la parole. Mais où m’a-t-il embarqué ? L’oeuvre a bel et bien duré deux heures et vingt minutes, pendant lesquelles je n’ai rien compris à ce que l’on m’a dit. C’est du théâtre, mais les mots sont des gestes, sont une matière que les corps façonnent. François Tanguy avec «Onzième» a désarçonné le public. Quelques spectateurs sont partis. Si peu. La salle s’est accrochée. Manifestement.

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J’ai littéralement plongé dans cet univers à la frontière de la clairière, d’un grenier, d’une place de village, d’un musée de nuit, où apparaissent et disparaissent des personnages d’un temps ancien qui s’interrogent sur la mort, l’amour, l’existence. Des parois entières de décor circulent et créent la profondeur du champ de vision pour un changement permanent de focale afin que rien ne soit à jamais figé. L’humanité est ici en jeu : ces femmes et ses hommes dépassent leur personnage. Ils sont autres. Ils sont l’Opéra. Oui, l’Opéra comme on serait oiseau, paysage, une idée. Ils personnifient l’Opéra, un art qui ne m’a jamais rencontré. Ce soir, il s’adresse et se dresse. L’Opéra, c’est une musique et des mots qui viennent du fond de l’âme. Oui, c’est bien cela, «Onzième» surgit du fond de l’âme. Mais ce n’est pas tout.

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Ce soir, à déplacer tables, chaises, planches et panneaux, William Forsythe s’est invité pour fracturer les mouvements afin que le désir de vie reprenne ses droits.

Ce soir, Maguy Marin convoque l’humanité amputée des valeurs de son histoire, parce que l’homme produit plus qu’il ne pense.

Ce soir, Pina Bausch surgit avec «Café Müller» et nos blessures sont fantômes à force d’avoir été mal p(e)ansées.

«Onzième» n’est rien d’autre qu’un poème chorégraphique au coeur du théâtre. Il vous déplace dans un vide créatif vertigineux.  Il n’y a quasiment plus de mots pour l’évoquer comme si, en dehors de l’expérience, on ne pouvait rien en dire. Il défie les savants du théâtre, provoque les spectateurs sûrs de leur bon droit, mais ravit le cerveau droit, celui qui perçoit les faisceaux d’harmonie.
Chers lectrices et lecteurs, vous n’en saurez pas plus. Plus rien ne vient. Tout est en moi, en jeu.

Cette danse est un rêve.

Pascal Bély, Le Tadorne

«Onzième» de François Tanguy au Théâtre du Bois de L’Aune à Aix-en-Provence du 20 au 23 février 2012.

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

François Tanguy me largue en rase campagne.

À peine arrivé au Lycée Mistral d’Avignon, une jeune femme nous tend un épais journal de publi-reportages vantant la programmation du Centre National d’AngersFrançois Tanguy et son Théâtre du Radeau sont en résidence.
Gaspillage.
Plus tard, la bible de « Ricercar » inclut un texte de 25 pages sur dont je ne comprends rien. Pas grave. C’est de la poésie.
L’écrit n’est pas mon fort aujourd’hui, mais le théâtre devrait faire son oeuvre.
Avant même que débute le spectacle, mon voisin (et lecteur du Tadorne !) me fait remarquer que la scène a autant de profondeur que la longueur des gradins. « J’aime quand spectateurs et acteurs sont sur le même pied d’égalité ». Pas si sûr que cela soit vrai ce soir…
A l’issue des dix premières minutes, cette profondeur finit par m’engloutir. Noyé dans cette mise en scène où l’on voit défiler des corps vêtus de vieux habits et de longues robes, des chaises sur des tables, où glissent de longs panneaux du décor pour créer du mouvement. Le langage des comédiens est poétique, déstructuré et le plus souvent murmuré en Français, en allemand, voire même en italien. Car la musique sature l’espace et mes oreilles, alors que l’on balance un extrait de Beethoven, de Rigoletto et d’autres airs inconnus. Plus les personnages s’animent, plus je plonge dans un rêve éveillé, pendant que mon voisin somnole gentiment. Mon corps s’alourdit et je comprends vite que ce théâtre n’est pas fait pour moi. François Tanguy le confirme quand il déclare dans la bible du spectacle vouloir “chercher les fréquences propices aux circulations des résonances, rappelant de la pointe extrême du présent aux gestes peints dans les grottes, les plis et les ressorts de l’en commun des sens“. :( :( :(  ? ? ? « Ricercar » est donc un théâtre “fondamental”, comme me le rappelle dans la file d’attente une spectatrice avisée. Pour filer la métaphore, nous serions plus proche d’une recherche sur la physique des particules que d’une découverte transférable dans le quotidien.
À la sortie, je m’approche d’une spectatrice pour échanger avec elle sur ses ressentis. Elle se prête gentiment au dialogue. Elle n’a rien compris, mais s’est laissé porter par la poésie de l’ensemble.
Puis d’un air compatissant, me lance : « mais je ne peux rien faire de plus pour vous ».
Je suis définitivement largué.

Pascal Bély
www.festivalier.net

“Ricercar” de François Tanguy et le Théâtre du Radeau  a été joué le 21 juillet 2008 dans le cadre du Festival d’Avignon.