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EN COURS DE REFORMATAGE

Papier indisponible en Magasin.

Ma programmation de spectateur a d’étranges coïncidences. Mercredi 3 avril, Pippo Delbono dans «Dopo la Battaglia» à la Comédie de Valence métamorphosait la scène en espace mental où le péril d’une folie collective faisait émerger la poésie du fou dansant, celle qui nous sauvera («Pina, Bobo, Pippo») . Quelques jours après, le 3 bis F (lieu d’art contemporain à Aix en Provence niché au coeur de l’hôpital psychiatrique Montperrin) programmait «Tentative de trous pour voir le ciel à travers» de Christelle Harbonn. C’est un diptyque d’après «le papier peint jaune» de Charlotte Perkins-Gilman et «Un homme en suspens» de Saul Bellow.

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Dans la première pièce, une femme souffre d’un post-partum. Son époux psychiatre lui prescrit des médicaments pour atténuer ses délires «hystériques» tout en renforçant sa domination. Elle se projette dans le papier peint, espace imaginaire qui accueille sa parole de femme séquestrée où son nouveau-né à tête de cochon se blottit dans une humanité à la dérive. Solenne Keravis est impressionnante dans le rôle, toute habillée de blanc où son corps projette dans ce décor d’hôpital, force mentale et fragilité psychique. Le mari (Sébastien Rouiller) est assis à droite, de dos. D’une console, il envoie une série de couperets sonores qui glacent, surprennent et finissent par créer une atmosphère mortifère. La mise en scène métaphorise ce papier peint (invisible à l’oeil nu) dans lequel je me projette: n’est-il pas l’espace de l’art, où l’interaction entre l’artiste et le spectateur rend intemporel le sort de cette femme ? Où sont nos «papiers peints» contemporains (et si c’était la danse ?). Qui est à la console aujourd’hui pour couper la parole (le médiatique, les règles qui uniformisent ?).

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Le passage vers la deuxième oeuvre est quasiment imperceptible, preuve il en est que le papier peint se déroule pour créer l’illusion d’un nouvel espace du dedans (l’appartement d’un couple) et du dehors (celle où un homme, démissionné de son travail, qui attend d’être mobilisé pour la guerre). Olivier Boréel est prodigieux dans le rôle de ce «tueur en suspens» qui cherche dans le présent, toutes les raisons de partir à la bataille. Sa rage contre ses contemporains navigue entre guerre de civilisation et violence sociale. Elle n’est pas sans me rappeler ces hommes qui attendent le jour J pour (se) (tout) faire exploser. Sa folie fait écho au mutisme de sa femme (l’armée, cette grande muette?) qui, s’approchant de la paroi blanche qui sépare l’espace privé et public, se fond dans la toile et crée l’illusion d’une peinture de MunchAshes»).

Ce dytique forme une vision cauchemardesque et «fantastique» de la folie des hommes à la recherche du sens perdu. Sublime.

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Le metteur en scène Laurent de Richemond ne sait probablement pas qu’un «critique  amateur» l’inclut dans une traversée théâtrale aux côtés de Pippo Delbono et de Christelle Harbonn. «L’ivresse de la parole», sa dernière création à la Cité, Maison de Théâtre à Marseille, est un bien joli «papier peint». Dix comédiens amateurs s’évertuent à créer une épaisseur à leur «parole» prise en tenaille entre un «je» envahissant, un «nous» trop englobant et différents «couperets» maltraitants. Pendant quatre-vingt-dix minutes, la parole se «balade» entre anecdotes, confidences, et métalangage du corps. C’est parfois drôle, souvent grave, quelquefois un peu long, mais ce collectif finit par former un groupe. L’important n’est pas de savoir jouer, mais d’explorer son «je» dans le «jeu» pour tendre vers «l’?uvre». Ainsi s’enchevêtrent ressentis du réel et actes artistiques qui font écho à ma  propre ivresse ! Peu à peu, tout s’entend, tout se relie, tout se joue : le théâtre devient la bonne étoile de chacun, vers la Voie lactée pour tous.

À côté, le spectacle de Grand MagasinMordre la poussière») présenté à la Scène Nationale de Cavaillon fait pâle figure. «Je suis, que je le veuille ou non, le personnage principal de mon histoire, mais simple figurant dans celle des autres»: l’intention est à l’opposé du projet artistique de Laurent de Richemond! Ici, quarante amateurs, réduit à la fonction de «simples figurants», apparaissent et disparaissent au gré des scènes où l’un des acteurs se rêve tout puissant (jusqu’à fondre l’humain dans des mécaniques invraisemblables?jouissif), tandis qu’un autre combat et gagne à tous les coups. Le rêve et ses paillettes ne sont plus qu’une marchandise pour télé-réalité. La partition quasi chorégraphique de Grand Magasin (car cela en est une !) mêlée d’injonctions verbales  paradoxales s’étire en longueur dans des mouvements trop répétitifs qui lui font perdre peu à peu son caractère surréaliste. Cette mécanique m’amuse, mais ne fait pas lien comme si j’étais définitivement positionné en observateur complaisant. Ici, le «papier peint» disparait au profit d’un mur gris dont je peine à voir au travers.

Pascal Bély , Le Tadorne

«Tentative de trous pour voir le ciel à travers» de Christelle Harbonn au 3 bis F d’Aix en Provence les 6 et 7 avril 2012. À voir au Théâtre des Argonautes à Marseille les 18, 19 et 20 avril. Puis du 24 avril au 10 mai à la Loge à Paris.

« Ivresse de la parole » de Laurent de Richemond à la Cité, maison de Théâtre à Marseille dans le cadre de la Biennale des Écritures du Réel les 3 et 4 avril 2012.

« Mordre la poussière» de Grand Magasin à la Scène Nationale de Cavaillon le 5 avril 2012.

Crédit photo 1 et 2: Alexandra Licha.

Crédit photo 3: Mathieu Bonfils.

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OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

L’exceptionnel « cochon dingue » de Thomas Ostermeier.

À quinze jours du premier tour de l’élection présidentielle, le théâtre de l’allemand Thomas Ostermeier nous remémore quelques fondamentaux. Le pouvoir, ce désir de toute puissance, rend fou dès que le sexe s’en mêle. Cela ne vous rappelle-t-il rien? Dans «Mesure pour mesure» tragicomédie de William Shakespeare, nous rions d’être surpris que tant d’images, tant de scènes, nous soient si habituelles. Thomas Ostermeier sait que nous sommes complices. Il en joue, jusqu’à devenir familier, mais sans tomber dans la vulgarité. Ici, religion et politique s’unissent implicitement pour faire respecter la norme malgré un contre-pouvoir qui régule faute de changer le système. Cela ne vous rappelle-t-il rien ? À chaque époque son puritanisme, ses damnés de la terre, ses complotistes, ses traitres et ses sauveurs. Retour sur l’intrigue.


Mesure pour Mesure par TheatreOdeon

Le Duc doit s’absenter pour un long voyage. Il confie les clefs du pouvoir à Angelo, homme de vertu qui ne se fait pas prier pour rétablir certaines règles dont celle de ne pas avoir de relations sexuelles avant le mariage. Claudio paiera donc le prix fort pour avoir franchi la ligne: il sera condamné à mort. À moins que sa soeur, Isabella, jeune novice, puisse convaincre le chef impétueux. Mais le voilà pris à son tour de désir pour cette femme si pure, qui devra céder…sauf, si elle envoie à sa place, la future épouse (Mariana) auparavant congédiée pour absence de dot. Elle est aidée par un moine, qui n’est autre que le Duc, observateur actif de l’exercice du pouvoir. Il crée l’intrigue qui lui permettra de retrouver son rôle, en rétablissant la justice à son profit, jusqu’à imposer à Isabella de l’épouser?

La première scène est déjà jubilatoire: alignés en rang face au duc «chef de choeur», acteurs, musiciens et chanteuse entonnent un air, mélange harmonieux de rock acidulé et de chant médiéval qui n’est pas sans rappeler la mélodie du pouvoir, teintée de promesses et de renoncements. À peine l’intrigue commence-t-elle que l’on s’étonne du décor planté par Thomas Ostermeier. Point de fenêtres, juste un cube paré de murs dorés défraîchis, couvert à certains endroits de suie noire. À cet enfermement, répond une société autarcique, où la lance à eau est l’outil d’un pouvoir autoritaire. Angelo en use et abuse pour tout nettoyer sur son passage (il a dû se retenir pour ne pas la diriger contre nous !). À la puissance du jet répondent des corps apeurés, fuyant la suie dégoulinante. Angelo (Lars Eidinger) est impressionnant dans le maniement de cet objet phallique d’autant plus que l’unité de lieu (palais, prison, place pour pendre les prévenus) renforce le désir d’opprimer. Progressivement, ce sont les interactions qui vont sculpter l’espace. Les acteurs se fondent dans le décor pour en modifier la perception : le cube imposant disparait pour faire place à un espace qui transforme des corps institués au combat, en corps biologiques torturés d’avoir tant désirés. Peu à peu, le sang, les larmes, le sperme dégoulinent et nourrissent ce théâtre de chair, de désir, de pulsions. Ici, le corps parle tout autant que le texte de Shakespeare. C’est stupéfiant et exceptionnel comparé à la mollesse de bien des mises en scène françaises. Avec Ostermeier, je tremble. Je transpire. Je désire. Je ris. Je vis.

Car tout l’enjeu est là : les rituels et les obligations de l’homme de pouvoir doivent composer avec les pulsions de l’homme de chair. L’équation est impossible. Seule la justice peut trancher à l’image de cette moitié de cochon qui pend au lustre, métaphore des «porcs impudiques» pour Isabella, symbole des prisonniers pendus pour Angelo. Une question ne cesse de me tarauder : qui est l’autre moitié du cochon?  Thomas Ostermeier semble nous la laisser pour en faire ce que nous voulons. D’ailleurs, lui-même ne se gêne pas: au porc impudique d’Angelo, répond sa moitié suspendue au lustre! L’image est saisissante! La force du théâtre de Thomas Ostermeier est dans ce cochon: suivant le jeu, il est un symbole à multiples facettes qui prend le pouvoir sur les acteurs à l’égo si faible. Mais ce cochon est aussi notre piètre condition humaine contemporaine prise en tenaille entre le religieux et la finance toute puissante. Ne reste que la justice pour décrocher ou choisir le croc le plus adapté?

Pendant les deux heures de spectacle, on ne perd rien du jeu, car tout est dialogue. Tout! Le slip blanc du condamné se fond dans la blancheur de la robe d’Isabella. À la scène de séduction impudique d’Angelo face à une Isabelle tétanisée, répond sa sonnerie de portable! Jusqu’à la tentative de viol qui voit Isabella plaquée sur le cochon, lit de la souillure. Ce n’est plus seulement du théâtre. C’est la peinture de la vierge Marie crucifiée et toutes les femmes soumises au désir des hommes. Scène sublime et poignante.

D’ailleurs Thomas Ostermeier semble peu s’attacher au dilemme d’Isabella (laisser condamner son frère ou le sauver en couchant avec Angelo) comme si le propos était ailleurs: quels cochons sommes-nous devenus ? Quel avenir pour une civilisation épuisée par un système démocratique où le pouvoir pulsionnel transforme la raison d’État en déraison psychique ? Pour quelle justice ?

Quel autre personnage que Mariana, joué par l’époustouflant Bernardo Arias Porras, pour symboliser cette déchéance? Son corps désarticulé est une marionnette avec un voile blanc qui s’avance vers nous et nous observe, telle Doramar apeurée : qu’avons-nous fait là?

Pascal BélyLe Tadorne

« Mesure pour mesure » de William Shakespeare par Thomas Ostermeier au Théâtre de l’Odéon de Paris du 4 au 14 avril 2012.

Thomas Ostermeier sur le Tadorne :

Au Festival d’Avignon, Thomas Ostermeier ? Hamlet : la terre?enfin ! / Thomas Ostermeier éblouit: l’avenir est décidément allemand. / Thomas Ostermeier au coeur de L’Europe.

 

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OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE Vidéos

«Pina, Bobo, Pippo».

Pour la première fois, j’ai eu envie de danser. De me lever. D’être dans les bras du metteur en scène Pippo Delbono. De prendre la main de Bobo, l’acteur principal, pour parcourir le plateau, fleur au fusil, prêt au combat. De me lever encore puis encore, n’en pouvant plus d’être assis. Pour me ressentir vivant. Résistant. Aimant. Créatif. Fou.

Ce soir, à la Comédie de Valence, «Dopo la Battaglia» est la victoire de Pippo Delbono. Son Théâtre n’a pas abdiqué. Alors il dénonce, à corps et à cris: l’incurie médiatique, la lâcheté du politique qui laisse couler des sans-papiers en mer méditerranée, l’inculture générale qui fait triompher les communicants, ceux-là mêmes qui torturent le sens des mots pour tordre les corps épuisés par la crise. Le Théâtre a gagné parce qu’il célèbre la danse. Comme jamais. «Danse Pina, sinon nous sommes perdus», conjura une gitane à Pina Bausch.

Pippo Delbono crie cette supplique et rend hommage à la plus grande chorégraphe de tous les temps. Ce soir, Pina est là parce qu’à l’heure où l’Europe sombre dans la folie, nous avons besoin d’elle. Ses oeillets rouges, ses chaises, ses murs gris, pour ne pas oublier que le théâtre est une danse désespérée vers le dernier souffle de la vie. Pippo Delbono convoque la danse parce que nous sommes devenus fous. Seuls les danseurs sorciers et la poésie peuvent nous exhorter à puiser dans notre sensibilité, dans l’émotion, dans l’imaginaire les ressorts pour relier le corps et l’esprit et réinventer un discours sur la vie. Car, la barbarie est de retour. Nous a-t-elle seulement quittée depuis la Shoah? Pippo Delbono a retrouvé goût à la vie le jour où il a croisé Bobo, analphabète et interné en hôpital psychiatrique depuis cinquante ans. À chacune de ses créations, Pippo relate cette rencontre. Elle est universelle. Il nous renverse pour que la scène soit le miroir de nos folies, mais aussi le lieu de LA rencontre qui pourrait nous faire basculer vers la raison. C’est prodigieux parce que c’est généreux: par vagues successives de tableaux vivants qui submergent les spectateurs trop sagement assis, ce théâtre-là porte haut «l’être» l’humain, et pose son écume sur nos corps desséchés.

Ce soir, «Dopo la Battaglia» est un opéra où la danse de Pina se fond les mots de Kafka, d’Antonin Artaud, de Pippo et nous redonne conscience. Elle s’incruste dans les images vidéo sur l’extermination contemporaine et s’immisce dans nos consciences pour y déterrer les corps des camps. Elle convoque nos mères pour  leur demander ce que «nous avons fait là». Elle ridiculise nos valeurs chrétiennes parce qu’elles font du mal au corps social et politique. Elle théâtralise ce que nous avons laissé faire: enfermer ceux qui ne sont pas «raisonnables» et animaliser notre regard sur l’humain. Au final, c’est la poésie que nous avons maltraitée pour la réduire en slogan creux, en discours de forme pour trou sans fond. Avec sa troupe de gueules cassées, de bras tordus, Pippo Delbono incarne sur scène les processus psychologiques de notre inconscient collectif, par lesquels nous avons confondu la barre pour danser, aux barreaux pour crever.

Mais avec Pippo, la vie est là. Il l’aime profondément jusqu’à nous proposer le plus beau des entractes. S’il n’avait pas cette rangée amovible de sièges, il métamorphoserait la salle en bal pour une valse d’où que tu «vienne(s)». Alors, Bobo le transformiste danse avec Pippo l’illusionniste! Mais qu’importe que nous ne bougions pas. Les oeillets de Pina et ses chaises sont durablement inscrits dans notre mémoire collective pour que s’invite la danse de la vie. C’est ainsi que Pippo danse autour d’une dame en rouge, rejointe par deux autres muses. Pippo Delbono est l’héritier de Pina et poursuit son oeuvre: faire confiance en l’intime pour questionner la folie du monde.

La dernière scène emporte tout. C’est un tourbillon de sensualité, de poésie, d’Amour. C’est une folie douce, un tableau de la renaissance (italienne) qui voit Bobo, endimanché et assis, entouré des muses qui jouent à le chatouiller, à le caresser. L’humanité sauvée est là, chorégraphiée par ces gestes qui célèbrent le corps dans l’esprit. Je frissonne. Je pleure de ressentir charnellement le bonheur d’être conscient de ma propre humanité, comme purgé de mes petites lâchetés inhumaines.

Pippo, je veux danser…

Pascal Bély, Le Tadorne.

Lire le regard de Francis Braun: La canne et les oeillets sont dans une boite grise.

“Dopo la battaglia” de Pippo Delbono à la Comédie de Valence le 3 avril 2012.

Pippo Delbono sur le Tadorne:

Au Festival d’Avignon, Pippo Delbono se rend aux fous et nous sauve.

«Questo Buio Feroce» ou le «sid’amour à mort » de Pippo Delbono.

Le chaud et le froid de “La Rabbia”, par Pippo Delbono.

Pippo Delbono, metteur en scène inconscient.

Au Festival d’Avignon, la belle leçon de vie de Pippo Delbono.

Un beau pas de deux, avec Pippo Delbono dans “Le temps des assassins”.