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La belle année 2013.

15 grands rendez-vous ont jalonné mon année de spectateur. Ils reflètent mes choix de privilégier des lieux accueillants ,des auteurs et metteurs en scène engagés à renouveller les formes au profit d’une rencontre, d’un propos. Certains s’étonneront de la faible présence de la danse contemporaine. Mais il y a eu  peu de propositions dans l’aire marseillaise (malgré le travail remarquable de Klap, Maison pour la Danse, pour changer la donne) et le festival Montpellier Danse s’est muré dans des valeurs trop sûres. Reste deux belles rencontres : le croate Matija Ferlin et Mathieu Jedrazak qui ont fait le pari de positionner la danse sur le terrain d’une vision à partager.

2013, fut année de tous les superlatifs comme si l’excès devait contrer notre incapacitation à penser la complexité. Avec Katie Mitchell, ce fut le plus long travelling cinématographique sur scène où j’ai vécu de l’intérieur ce que le deuil d’amour veut dire ; dans «Mélanie Daniels» de Claude Schmitz,  le théâtre m’a guidé vers le cinéma, vers «Les oiseaux» d’Hitchcock, où il est l’art de l’art. Claude Schmitz proposa le plus bel espace mental pour et vers le spectateur où le cinéma ne se «fabrique pas», mais où l’Image est une émergence d’un long traveling théâtral.


Avec Angelica Liddell, ce fut le plus beau tango de Chine pour faire valser le propos sans concession d’une artiste unique; avec le collectif «L’avantage du doute», ce fut les dialogues les plus explosifs entre individus en proie à la marchandisation de la relation humaine. Dans « Le tourbillon de l’amour » de Daisuke Miura, le théâtre m’a immergé dans cette maison où l’on vient pour « baiser » avec des inconnus ; où l’on repart sans adresse, en mille morceaux, mais plus aimant…

« Après la répétition » d’Ingmar Bergman par le tg STAN a dévoilé deux acteurs en proie au tourment de leur théâtre amoureux où fiction et réalité forment un tourbillon poétique…

Je ne suis pas prêt d’oublier la troupe hongroise et roumaine emmenée par Alain Timar qui nous offrit un «Ubu papa», «Ubu maman» en papier, qui se froissent pour un oui ou pour un non. À l’image d’un pouvoir qui déchire les âmes pour régner sans toi, ni loi.

« Antiteatre » d’Après Rainer Werner Fassbinder, mise en scène de Gwenaël Morin, a lui aussi joué du pouvoir. Et comment…pendant plus de six heures, j’ai quitté un contexte alourdi par les propos d’une classe politique épuisée pour rejoindre une contrée où des artistes abordent la douleur sociale en agitant la pensée créative d’un auteur.

Je me souviens encore des “Particules élémentaires de Julien Gosselin. Il a réussi à réunir des générations de spectateurs en déstructurant le texte de Houellebecq pour créer un lien ouvert entre littérature, science, art, tout en nous positionnant comme co-penseur de notre époque!

Dans « Sœur je ne sais pas quoi frère », Philippe Dorin nous a offert, petits et grands, une vision sans limites d’une fratrie où nous serions une partie et le tout ! Moment exceptionnel où le théâtre vous plonge dans les abymes de l’inconscient familial.

«À la renverse» de Karin Serres, mise en scène de Pascale Daniel-Lacombe, fut aussi une mise en abyme où j’ai ressenti ma trajectoire de vie incarnée dans celle d’un couple amoureux épris de Bretagne, de cosmos et de New York !

Et puis…en 2013, il y a eu deux grandes rencontres: avec le clown Ludor Citrick dans « Qui sommes-je ? » ; avec le Téatro Distinto dans « La pécora négra ». Deux rencontres pour puiser dans les ressorts créatifs des artistes, l’énergie de croire qu’il reste à créer ce que nous ne connaissons plus.

15 oeuvres…majeures.

«Reise Durch Natch », Katie Mitchell, Festival d’Avignon – Allemagne.

Angelica Liddel, «Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy)»Festival d’Avignon – Espagne.

«La légende de Borneo», le Collectif l’Avantage du Doute, Théâtre de Nîmes – France.

– « Ubu Kiraly », mise en scène d’Alain Timar, Théâtre des Halles, Avignon – France-Roumanie-Hongrie.

«Les particules élémentaires” , mise en scène de Julien Gosselin, Festival d’Avignon – France.

«A la renverse» de Karin Serres, mise en scène de Pascale Daniel-Lacombe, Théâtre du Rivage, Festival « Théâtre à tout âge », Quimper – France.

– «Après la répétition» d’Ingmar Bergman par le TG STAn, Théâtre Garonne, Toulouse – Belgique.

– «Antiteatre» d’Après Rainer Werner Fassbinder, mise en scène de Gwenaël Morin, Théâtre de la Bastille, Festival d’Automne, Paris – France .

La Jeune Fille et la morve”  de Mathieu Jedrazak, Festival Off d’Avignon – France.

«Sad Sam Lucky» de Matija Ferlin, Festival Actoral, Marseille, Croatie.

«Le tourbillon de l’amour» de Daisuke Miura, Festival d’Automne de Paris – Japon.

– «Qui sommes-je ?» de Ludor Citrick, « Cirque en capitale », Marseille Provence 2013 – France.

« Sœur je ne sais pas quoi frère» par Philippe Dorin, Festival Petits et Grands, Nantes – France.

«Mélanie Daniels» de Claude Schmitz, KunstenFestivalDesArts de Bruxelles – Belgique.

«La pécora négra », Téatro Distinto, Festival Segni d’Infanzia, Mantova – Italie.

Pascal Bély – Le Tadorne.

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FESTIVAL D'AVIGNON Vidéos

Avignon Off 2013 – Article sans titre pour un spectacle audacieux.

Le titre me semblait rédhibitoire et pourtant, au terme du spectacle, il me serait difficile d’envisager un autre. “La Jeune Fille et la morve” s’énonce en langage cru. Ne rien atténuer…ni sublimer. Plonger au fond du prosaïque pour y trouver une merveille. Difficile de résister à la grâce mélancolique diffuse, dans cette pièce. Un objet visuel qu’on ne sait par quel bout prendre, un «laboratoire du mouvement». Tout apparaît en mode mineur; patchwork volontairement mal cousu d’une conscience déchirée. Celle d’Amélie Poirier, actrice de cette autofiction mise en scène par Mathieu Jedrazak. Ce dernier a créé la Brigitte Nielsen Society. Comme son nom l’indique, l’esprit parodique n’est pas loin, subvertissant des champs aussi divers que l’art, la politique, l’identité sexuelle. Mais, dans “La Jeune Fille et la morve“, il ne recouvre pas le tragique de la situation, qui impose sa durée et son épaisseur tout au long de la pièce.
Amélie Poirier, donc, met en scène son existence, avec ce que cela suppose de mise à distance et de jeu avec la vérité. Le va-et-vient entre durée vécue et espace propre au spectacle constitue une réussite, car il suscite le trouble. Bien d’autres éléments y contribuent également. Au début de la pièce, dès l’entrée des spectateurs, la présence sur scène d’une poupée-ballerine-marionnette, double immobile et muette de la comédienne-danseuse, nous interroge sur le devenir de tout danseur et par-là même de tout individu: l’inertie, la chosification, l’absence. Amélie Poirier se place, elle, sur l’estrade, au dernier rang des spectateurs. Jambes écartées, visage masqué par d’épaisses lunettes de soleil, elle porte la traditionnelle tenue de danseuse classique. Et pourtant, on saisit vite l’idée qu’il ne s’agira pas, à proprement parler, d’un spectacle de danse. La mise en mots compte autant que le jeu du corps, qu’ils soient formulés en direct ou par voix off. La vie de la danseuse importe davantage que sa technique ou son talent.

Alors elle parle, sans retenue, de ses failles. Énonce d’entrée de jeu une sorte de panégyrique psychiatrique mettant en valeur ses faits d’armes névrotiques : séjour en EPSM (Etablissement Public de Santé Mentale), relations avec de très nombreux psychiatres, angoisse liée à la vomissure, à l’alimentation, tentative de suicide. Elle évoque également ses rêves dansants brisés, lorsqu’elle était enfant, par différents professeurs. Ils sont croqués de façon grinçante, comme celle, morte d’un cancer de l’utérus, bien qu’étant vierge. Chaque objet sur scène tisse la toile d’un vécu le plus souvent douloureux, parfois réconfortant : les ballerines abandonnées, la poupée-marionnette renvoyant à son abandon de l’École supérieure nationale des arts de la marionnette.

On se dit que “La Jeune Fille et la morve” constitue le versant négatif, sombre, trouble, de “Véronique Doisneau” de Jérôme Bel. Ce dernier célébrait une danseuse étoile sur le point de s’éclipser, au sommet de sa gloire ; Mathieu Jedrazak donne la parole à une jeune femme de 25 ans, délabrée par ce qu’elle désigne comme la folie, confiant ce terrible : «Personne n’a jamais cru en moi». L’illustre danseuse de l’Opéra de Paris évoquait sa participation à des spectacles prestigieux (Le Lac des Cygnes), Amélie Poirier raconte ses défilés de fin d’année scolaire. La comparaison va jusqu’à contaminer les spectateurs, pour les uns complices d’une ascension, tandis que les autres assistent à une chute. Les deux chorégraphes se détournent de la danse sans pour autant l’oublier: raconter et jouer vont de pair.

Ça et là, Amélie Poirier esquisse des gestes de danse classique pour illustrer son propos. Mais dans”La Jeune Fille et la morve“, l’exécution reste bancale – la non-danse n’est plus un exercice formel, une expérimentation objective sans risque pour son auteur ou ses comédiens : elle constitue une mise à nue physique comme psychique. Amélie Poirier s’exécute sobrement; elle va jusqu’au bout et offre à plusieurs reprises son corps aux regards des spectateurs. De dos, courbée en avant, fesses adressées au public, exhibant son anatomie intime : «Je n’arrive pas à voir la beauté en moi». On est saisi par le décalage entre l’érotisme de la scène et la radicalité des paroles. La mise à nu des artifices théâtraux ne vaut rien si elle n’atteint pas la chair et l’âme.

Alors La Jeune fille et la mort se fait entendre. Amélie Poirier se transforme. D’abord immobile, elle désarticule son corps obstacle, plaque sa poitrine à l’aide d’un épais ruban adhésif, se dessine une moustache et insère sur son sexe un phallus composé de collants. La violence infligée n’en est pas moins très belle. Corps hybride, transsexuel, qui se met en mouvement. Qui danse dans l’entre-deux, des sexes, du théâtre et la performance, de la vie et de la mort. Une bouffonnerie mélancolique. Un corps politique, par les temps qui courent…La poupée, violentée, ligotée, assaillie par le micro phallique, est à son tour sexualisée. Elle semble sortie de l’esprit d’Hans Bellmer. Avant d’être libérée et comme réhabilitée, aux yeux des spectateurs. Amélie Poirier danse enfin…se libérant du cimetière de bananiers, qui tombent les uns après les autres.

La Jeune Fille et la morve constitue le geste brut d’une jeune troupe qui, cherchant à affirmer sa vision, se cogne contre les murs, espérant les détruire, un à un. Tous ne tomberont pas. Mais les quelques facilités potaches ne doivent pas masquer la force du propos. On espère les voir continuer à creuser ce sillon, en maintenant cette ligne de crête.

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

"La Jeune Fille et la morve"  de Mathieu Jedrazak à Présence Pasteur (19h50) jusqu'au 31 juillet 2013.