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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Au Festival Off d’Avignon, hallucinant…

Il marche dans le noir. On serait tenté de le suivre des yeux. Seulement trente secondes: c’est juste le temps qu’il nous faut pour passer de la lumière du jour au noir de l’incertitude et entrer dans “les rêves” d’Ivan Viripaev, mise en scène par François Bergoin. Celui-ci apparaît au fond du plateau, assis sur un canapé rouge. Il est seul, juste accompagné de quelques livres et d’un poste à musique d’où l’on entend un rock sensible et envoûtant (Janis Joplin, Kurt Cobain, Jim Morrison, Jimi Hendrix). Quelques secondes et nous avons déjà “pris” la porte, symbolisée par l’enseigne EXIT. Tout un programme. Il est l’acteur-metteur en scène de ce groupe de quatre artistes, incarnant chacun un toxicomane. Il les guide en tirant une à une des balles traçantes à blanc pour jalonner notre parcours de spectateur éberlué par cette rêverie hallucinogène.

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Six tableaux, tels des coups de semonce pour éveiller nos sens et accueillir cette poésie envoûtante et si charnelle: la Beauté, la Libération, l’Amour, Dieu, le Nirvana et l’Enfer. N’est-ce pas finalement les étapes du chemin du spectateur de théâtre? François Bergoin s’appuie probablement sur cette hypothèse: il nous fait confiance pour entrer dans la poésie “irrationnelle” de Viripaev. Il est inutile de gueuler pour se faire entendre; point de vidéo pour nous distraire. Ici, il y a seulement eux et nous. Nous ne savons rien de leur condition sociale (François Bergoin nous épargne  les clichés autour de la toxicomanie) mais la mise en scène nous tend un lien fraternel.

Magnifique Leila Anis: elle pourrait être notre petite soeur, égarée dans sa grossesse, dont elle serait le (de) nouveau-né. Épatante Catherine Graziani, en soeur aînée combattante et impuissante à la recherche d’une mère perdue. Troublant Karim Hammiche dont les mots du poète bégayent contre le mur où il fut probablement abandonné. Charismatique Xavier Tavera en enfant rési-liant. Épris de liberté sous l’emprise de leur toxicomanie, nous perdons connaissance grâce au travail remarquable de l’espace scénique: les projecteurs latéraux sculptent les silhouettes et invitent les fantômes. Le rêve de l’un traverse le corps des autres jusqu’à créer l’harmonie au coeur du chaos. La poétique des corps finit par chorégraphier leur descente aux enfers.

Leurs habits de poils et de lumière nous accueillent à nous y fourrer…et nous voilà ainsi à l’abri. Notre désir de théâtre se fond dans leur dose: cette mise en abyme provoque un silence quasi religieux dans la salle tandis qu’un magnifique chant russe nous guide vers l’enfer, vers l’apothéose.
Prises dans la brume, des volutes de fumée font disparaître la porte de sortie. Ils se volatilisent, car leur enfer n’est pas le nôtre. La musique de Rachmaninov nous sort peu à peu de l’abyme. Ce n’était qu’un rêve….Ce théâtre-là est une porte, mais surtout un pont pour traverser la poésie de Viripaev. Jusqu’à provoquer le désir d’y revenir.
Pour goûter encore à ce  voyage au bout de la nuit.
Pascal Bély- Le Tadorne
“Les rêves” d’Ivan Viripaev mis en scène de François Bergoin par la compagnie Alibi à la Manufacture d’Avignon à 12h30.
A écouter sur France Culture: “Les rêves” d’Ivan Viripaev.

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Au Festival d’Avignon, le mur du «Suicidé» nous tombe dessus.

« Le suicidé» de Patrick Pineau à la Carrière de Boulbon est l’un des spectacles d’ouverture de la 65ème édition du Festival d’Avignon. Celui-ci prend soin de préciser sur sa page Facebook qu’il ne faut se fier au titre : «“Le Suicide” est une pièce terriblement drôle, une comédie féroce et loufoque !». Les communiquants sont décidément toujours bien intentionnés pour ne pas perturber notre confort.

Nous sommes propulsés dans l’ère soviétique, de celle des appartements communautaires, du poids de la masse sur les individus et de la folie technocratique. Sémione Podsékalnikov est au chômage depuis trop longtemps. Au bord du suicide, il va faire l’objet de toutes les attentions d’un groupe prêt à le manipuler pour transformer son acte en geste héroïque envers différentes causes. Sa famille tente de déjouer les pièges, mais sa maladresse amplifie le chaos. Tel un jeu de dominos, l’auteur Nicolaï Erdman écrit une oeuvre à la mécanique infernale où l’action d’un personnage provoque le désordre dans la communauté.

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Malgré l’agitation sur le plateau, certains spectateurs déchantent, jusqu’à décrocher physiquement (entendez, dans les bras de Morphée). Car si l’on rit à certains moments, l’ennui nous gagne rapidement.

Il y a ce mur qui nous saute aux yeux, au coeur de la mythique Carrière de Boulbon. C’est déplacé. A plusieurs reprises, notre imaginaire rêve de franchir LE MUR : il est une barrière à la Carrière. On ne comprend pas pourquoi CE MUR,  alors que la Carrière est un vrai MUR  de pierres…Nous voici  dans le faux,  dans le jeu, dans la farce. C’est une mascarade assumée.  Il y a bien une bande de comédiens qui veulent jouer, qui jouent trop et c’est dommage. À regret, Anne Alvaro (la grande et belle) en devient caricaturale. Patrick Pineau en taureau désespéré s’en tire bien.

On peut évoquer Gogol, Tchekhov,  toute la Russeideité, on peut y voir tout le désespoir d’un homme et de ceux qui l’entourent (à qui la faute ?).  Mais quand cette pièce rejoint le théâtre de Boulevard, quand on est témoin d’une telle rigolade,  il vaut mieux stopper là le jeu, se cacher derrière ce mur, qui devient  celui de toutes nos déceptions, de nos regrets et de notre amertume.

Francis Braun, Pascal Bély / Le Tadorne.

« Le suicidé » par Patrick Pineau au Festival d’Avignon du 6 au 15 juillet 2011.

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FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Au Festival d’Avignon, pièce à vomir.

Cette oeuvre est un plat si indigeste qu’elle pourrait vous faire vomir. «La paranoïa», texte du dramaturge argentin Rafael Spregelburd, mise en scène par Martial Di Fonzo Bo et Elise Vigier est  une «pièce montée» avec tant de «crèmes» et de moyens qu’elle finit par provoquer du dégoût. La lecture des coproducteurs est si longue qu’elle donne elle aussi le tournis.

Et pourtant, quel scénario ! Nous sommes 5000 ou 20000 ans après J.-C, époque où les humains n’ont plus le monopole de la raison. « Les intelligences » sont bien meilleures qu’eux. Non seulement, elles leur piquent leur monnaie d’échange (« la fiction ») mais celle-ci commence à se raréfier. Hagen (mathématicien), Claus (astronaute), Julia Gay Morisson (écrivain vedette), Béatrice (robot à la mémoire corrompue) vont tenter d’inventer, sous la pression du Colonel Brindisi (chef des opérations spéciales terriennes), une fiction que « les intelligences » n’aient pas déjà ingurgitée. Il y a urgence, car il en va de la survie de l’espèce humaine ! À lire le résumé du scénario, on est (presque) plié de rire.  Mais les premières douleurs d’estomac se manifestent tant  la traduction de cette prose argentine frôle l’indigestion. Les phrases saccadées dans un style proche d’une mauvaise série B, vous plongent dans un texte boueux où votre cerveau s’engloutit peu à peu. Vous appelez au secours. Les acteurs viennent alors à votre aide. Ils sont excellents à caricaturer leur rôle. On reconnaît l’humour « gay », voire « queer », en vogue dans certains milieux ou chez certains chorégraphes (on pense au «Jardin des délices» de Blanca Li). On rit parfois et cela vous donne un peu d’air. Mais pas suffisamment pour rester un spectateur critique. Alors que Rafael Spregelburd dénonce les mécanismes de la fiction contrôlés par nos sociétés de consommation globalisées,  la mise en scène utilise les mêmes ficelles. C’est un grand classique dans le spectacle vivant. Le chorégraphe plasticien Jan Fabre, le metteur en scène argentin Rodrigo Garcia sont les experts en la matière : accuser le système en profitant de ses largesses.

Ici, tous les dispositifs scéniques entre en symétrie avec le jeu des acteurs : la vidéo, la bande dessinée, le plateau en arrière scène où l’on joue en direct des séries télés, le décor qui tourne en rond. Cette escalade est largement soutenue par une énigme « policière » absurde où la mise en scène épouse le propos : absurde. Tout finit par fusionner (le fond et la forme) et créer une matière théâtrale visqueuse, dégoulinante et totalement indigeste. À trois reprises, l’une des actrices est prise d’un fou rire, preuve qu’elle craque aussi. Dans un tel cadre, le sens critique est impossible : même si vous n’avez plus faim, on vous gave à nouveau et avec talent ! Cela n’en finit plus parce que Martial Di Fonzo Bo et Elise Vigier ne contrôlent plus le cadre de leur mise en scène comme s’ils étaient enfermés eux aussi dans un tourbillon créatif. On peut aisément imaginer que chacun dans la troupe y est aller de son idée pour créer un contexte explosif permanent. Nous ne sommes plus sur une scène de théâtre, mais dans un espace virtuel, celui de l’internet, où l’on clique ici, pour se diriger là, en passant par ici, et ainsi de suite. « La paranoïa » n’est qu’une escalade, qui emprunte bien des codes à la société du divertissement (rire toujours plus pour « ne pas se prendre la tête »). C’est réussi, car le « spectateur critique », pris de nausées, peine à penser par lui-même, étouffe dans un tel dispositif claustrophobe.

«Les intelligences» ont gagné ce soir. Mais heureusement, d’autres humains sont à la tâche pour ne pas se laisser contaminer par ces codes modernes du XXème siècle,  largement dépassés.

Pascal Bély, Le Tadorne“La paranaoïa” de Rafael Spregelburd, mise en scène de Martial Di Fonzo et Elise Vigier a été joué les 5 et 6 novembre 2009 à la Comédie de Valence puis au Festival d’Avignon du 9 au 15 juillet 2011.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN Vidéos

Au Festival d’Avignon, Jan Karski héros d’un théâtre de corps et de cris.

À chaque Festival d’Avignon, une oeuvre me sidère, colonise pour longtemps ma mémoire. Le metteur en scène Arthur Nauzyciel avec «Jan Karski (mon nom est une fiction)» offre au public d’Avignon une adaptation du roman «Jan Karski» de Yannick Haenel. Ce résistant polonais et catholique fut le témoin de la plus grande tragédie de l’histoire de l’Humanité : l’extermination des juifs du Ghetto de Varsovie. Tel un «messager», il partit à la rencontre des puissants, dont Franklin Roosevelt. En vain. «L’antisémitisme technocrate» a eu raison de l’Humanité.

Arthur Nauzyciel reprend les trois parties imaginées par Yannick Haenel : des extraits de l’entretien entre Jan Karski et Claude Lanzmann dans «Shoah» ; un résumé du livre de Jan Karski («Histoire d’un État secret») et une fiction sur certains éléments de sa vie. Pendant plus de deux heures et quarante-cinq minutes, le spectateur vit un cheminement qui dépasse de loin la vision linéaire d’une succession de trois chapitres.

Loin du sempiternel «devoir de mémoire» qui nous infantilise parfois en faisant fi de la complexité des personnages, Arthur Nauzyciel nous guide vers le corps de Jan Karski interprété dans la dernière partie par le magistral Laurent Poitrenaux. Depuis la Shoah, le  corps de l’Humanité a disparu. A jamais. Lorsqu’au premier chapitre apparaît Arthur Nauzyciel dans ses vêtements ternes sans Histoire et son expression impassible pour relater le dialogue entre Claude Lanzmann et Jan Karski, je comprends que le théâtre ne peut aller au-delà.  Pour l’instant. L’espace paraît vide. Nauzyciel s’assoit, puis se lève. Il raconte, raconte. Puis il entreprend un numéro saisissant de claquettes. Jan Karski était fou de music-hall avant la tragédie ?

Tout disparaît à nouveau au deuxième chapitre. Plus aucun acteur sur scène si ce n’est la voix de Marthe Keller posée sur la vidéo d’un plan du Ghetto de Varsovie, créée par le plasticien Miroslaw Balka. Quasiment vingt minutes où l’écran finit par donner mal aux yeux : tel un rat coincé dans une souricière, nous voilà enfermés dans ce récitt où l’image restitue la moindre parcelle du plan. C’est interminable. Mes voisins s’assoupissent comme dans le roman de Yannick Haenel où le Président Roosevelt baillait à l’exposé de Jan Karski sur la vie dans le Ghetto.

Je m’accroche. C’est mon devoir. Je tremble d’écoute.

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Apparaît alors Laurent Poitrenaux dans le décor splendide et angoissant d’un couloir de l’Opéra de Varsovie. Assis sur la banquette, nous ne le percevons que de loin. Il raconte à nouveau. Son corps paraît sortir des camps. À moins qu’il ne s’apprête à y entrer. Il est témoin de la fin de l’Humanité. Il est désossé. Il est le corbeau qui crie la mort. Il porte tout. À notre place. Le théâtre va l’alléger et nous alourdir : Laurent Poitrenaux parcourt l’espace théâtral comme si ses pas traçaient le chemin de Karski vers nous. Son jeu renoue les fils d’un dialogue rompu par la surdité («la ruse du mal») des puissants de l’époque. Les mots cognent d’autant plus que la lumière nous plonge parfois dans les ténèbres, métaphore d’un dialogue de sourds («Ne pas écouter faisait partie de la guerre» précise-t-il). Peu à peu, tout s’éclaire: l’?uvre m’éveille. Jamais l’humanité ne s’en remettra. Elle a disparu dans le Ghetto. Nous autorisons inconsciemment les politiques racistes : l’humanité ne peut plus les contrer. Nous gesticulons pour les combattre. C’est tout.

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Tandis que la danseuse Alexandra Gilbert apparaît, le corps de Poitrenaux se fige sur la banquette: cet immense acteur est son chorégraphe. La danse soulève les cadavres pour n’en faire qu’un. Celui de l’Humanité. Elle provoque l’écoute, celle qui a tant fait défaut à Karski. Elle est le spectre du Ghetto. Ma mémoire a maintenant des devoirs.

À l’instant où Laurent Poitrenaux s’éloigne, je serai courageux.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Jan Karski (mon nom est une fiction) » d'Arthur Nauzyciel du 6 au 14 juillet 2011 au Festival d'Avignon.