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Avignon Off 2013 – Catherine Graziani, metteuse en eaux troubles.

« Bruits d’eaux » de Marco Martinelli, mise en scène de Catherine Graziani  a été joué au Théâtre Alibi de Bastia le  19 janvier 2013. A voir au Théâtre Girasole pendant le Festival Off d’Avignon du 8 au 31 juillet 2013 à 15h55.

À mon arrivée au Théâtre Alibi à Bastia, un sentiment de sérénité m’envahit. Le décor hésite entre cinéma des années 40, lieu d’exposition photographique de pièces déjà jouées, salon où l’on cause de l’avenir de l’humanité, espace dédié aux livres essentiels sur le théâtre. J’entre et je sors… «Viens voir les comédiens…»suggèrent les couleurs rouge et noir. Je suis un spectateur considéré, d’autant plus que les maîtres des lieux (les metteurs en scènes et acteurs, Catherine Graziani et François Bergoin) sont aimés des Tadornes, car leurs œuvres n’ont jamais cédé à la facilité du propos.

Ce soir, «Bruits d’eaux, Rumore di Acque» de Marco Martinelli, mise en scène par Catherine Graziani, est dans la continuité de leurs précédentes créations. À l’heure où l’hystérie médiatique empile les sujets d’actualité pour mieux les effacer de nos mémoires, le théâtre nous rappelle que si certains d’entre eux ont quitté la une de nos journaux, ils occupent notre (mauvaise) conscience d’Européen. À la crise que vivent bon nombre de nos concitoyens en Europe, s’ajoutent silencieusement les bateaux de fortune qui continuent de s’échouer sur nos côtés, notamment sur celles de l’île de Lampedusa. Si petite qu’elle n’est plus qu’une poussière glissée sous l’épais tapis de nos palais. «Bruits d’eaux» va délicatement raviver notre conscience d’Européen à l’heure où le politique démissionne sous le poids des injonctions des marchés.

Trois corps circulent sur le plateau, métaphore de notre embarcadère d’un soir. Un homme, petit, à la voix brisée (sidérant François Bergoin), porte un costume de capitaine bien trop grand où le bruit de ses médailles rappelle la cloche de nos vaches. Sorti du troupeau des petits fonctionnaires obéissants, il s’avance vers nous, sûr de notre bon droit : protéger l’Europe de l’immigration sauvage. À ses côtés, un étrange objet inanimé m’intrigue. Sa présence fait corps comme s’il avait été sculpté sous la torture. À la fois totem et tabou. À la fois bureau de ce chef comptable préposé à la politique du chiffre (compter les noyés) et symbole de l’échafaud pour accostage illégal de nos côtes. Construit par l’Atelier MOA, il est à la fois fragile et oppressant quand s’y assoit le comptable et puissant dans sa verticalité lorsqu’une  de ses « poutres » se fait scène pour accueillir la chanteuse et musicienne Sika Gblondoume. Ses mouvements fantomatiques, appuyés par les écrins de lumières et vidéos de Fabien Delisle, font entendre des berceuses du Bénin ou d’Algérie et donnent une présence incroyable à ces noyés ensevelis sous les planches de ce radeau de la méduse. Cette femme ouvre les portes, pose des ponts…elle est fille d’Istanbul, entre Afrique et Europe.

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La puissance de la mise en scène de Catherine Graziani nous embarque dans cette arche de Noé où le théâtre est un filet qui repêche les âmes dans un corps à corps spectateur -comptable. Car il faut lutter pour contrer la puissance du sens des chiffres donnée par ce fonctionnaire, que lui seul comprend en dehors de tout débat démocratique. Il faut s’accrocher pour ne pas lâcher les filets tant son discours permanent de culpabilisation des immigrés fait office de pensée chez bon nombre de politiciens et de citoyens. Il faut savoir se distancier quand il évoque les prénoms de ceux qui n’en sont pas revenus, en imaginant leurs vies et leurs rêves, pour mieux nous disculper de les avoir noyés. Le spectateur est embarqué dans la folie de cet homme qui fait écho à notre hystérie protectrice qui, en temps de crise, donne aux chiffres le pouvoir de se substituer à la résistance des corps.

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À peine avons-nous accosté sur cette terre marécageuse où l’Europe se meurt, qu’une dernière scène vient tout emporter. Une disparition. Une apparition. C’est une secousse, un instant de théâtre qui ne me quittera jamais. Un moment suspendu où le sens efface les chiffres pour sublimer l’enjeu : l’Afrique nous protège et nous sauvera.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Bruits d’eaux » de Marco Martinelli, mise en scène de Catherine Graziani au Théâtre Alibi de Bastia jusqu’au 19 janvier 2013. Au Théâtre Girasole pendant le Festival Off d’Avignon du 8 au 31 juillet 2013.

Crédit photo: Jean Barak.

Le Théâtre Alibi sur le Tadorne:

Les rêves”  / “Occident

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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Au Festival Off d’Avignon, hallucinant…

Il marche dans le noir. On serait tenté de le suivre des yeux. Seulement trente secondes: c’est juste le temps qu’il nous faut pour passer de la lumière du jour au noir de l’incertitude et entrer dans “les rêves” d’Ivan Viripaev, mise en scène par François Bergoin. Celui-ci apparaît au fond du plateau, assis sur un canapé rouge. Il est seul, juste accompagné de quelques livres et d’un poste à musique d’où l’on entend un rock sensible et envoûtant (Janis Joplin, Kurt Cobain, Jim Morrison, Jimi Hendrix). Quelques secondes et nous avons déjà “pris” la porte, symbolisée par l’enseigne EXIT. Tout un programme. Il est l’acteur-metteur en scène de ce groupe de quatre artistes, incarnant chacun un toxicomane. Il les guide en tirant une à une des balles traçantes à blanc pour jalonner notre parcours de spectateur éberlué par cette rêverie hallucinogène.

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Six tableaux, tels des coups de semonce pour éveiller nos sens et accueillir cette poésie envoûtante et si charnelle: la Beauté, la Libération, l’Amour, Dieu, le Nirvana et l’Enfer. N’est-ce pas finalement les étapes du chemin du spectateur de théâtre? François Bergoin s’appuie probablement sur cette hypothèse: il nous fait confiance pour entrer dans la poésie “irrationnelle” de Viripaev. Il est inutile de gueuler pour se faire entendre; point de vidéo pour nous distraire. Ici, il y a seulement eux et nous. Nous ne savons rien de leur condition sociale (François Bergoin nous épargne  les clichés autour de la toxicomanie) mais la mise en scène nous tend un lien fraternel.

Magnifique Leila Anis: elle pourrait être notre petite soeur, égarée dans sa grossesse, dont elle serait le (de) nouveau-né. Épatante Catherine Graziani, en soeur aînée combattante et impuissante à la recherche d’une mère perdue. Troublant Karim Hammiche dont les mots du poète bégayent contre le mur où il fut probablement abandonné. Charismatique Xavier Tavera en enfant rési-liant. Épris de liberté sous l’emprise de leur toxicomanie, nous perdons connaissance grâce au travail remarquable de l’espace scénique: les projecteurs latéraux sculptent les silhouettes et invitent les fantômes. Le rêve de l’un traverse le corps des autres jusqu’à créer l’harmonie au coeur du chaos. La poétique des corps finit par chorégraphier leur descente aux enfers.

Leurs habits de poils et de lumière nous accueillent à nous y fourrer…et nous voilà ainsi à l’abri. Notre désir de théâtre se fond dans leur dose: cette mise en abyme provoque un silence quasi religieux dans la salle tandis qu’un magnifique chant russe nous guide vers l’enfer, vers l’apothéose.
Prises dans la brume, des volutes de fumée font disparaître la porte de sortie. Ils se volatilisent, car leur enfer n’est pas le nôtre. La musique de Rachmaninov nous sort peu à peu de l’abyme. Ce n’était qu’un rêve….Ce théâtre-là est une porte, mais surtout un pont pour traverser la poésie de Viripaev. Jusqu’à provoquer le désir d’y revenir.
Pour goûter encore à ce  voyage au bout de la nuit.
Pascal Bély- Le Tadorne
“Les rêves” d’Ivan Viripaev mis en scène de François Bergoin par la compagnie Alibi à la Manufacture d’Avignon à 12h30.
A écouter sur France Culture: “Les rêves” d’Ivan Viripaev.

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THEATRE MODERNE

À Bastia, nous en rêvions. Ils l’ont fait.

Qu’avons-nous à faire pour résister et créer? Il faut traverser. Franchir quelques limites. Cap Corse, vers Bastia, au Théâtre Alibi, site européen de création. On y “fabrique” du théâtre. Ce soir, je m’y alimente, pour la chercher. Pour supporter. Et m’emporter. Le lieu a gardé l’esprit du chapiteau ambulant, pensé pour déambuler et nous donner cette dose sans laquelle, nous serions des barbares prêts à mater la révolution tunisienne.

Il marche dans le noir. On serait tenté de le suivre des yeux. Seulement trente secondes: c’est juste le temps qu’il nous faut pour passer de la lumière du jour au noir de l’incertitude et entrer dans “les rêves” d’Ivan Viripaev, mise en scène par François Bergoin. Celui-ci apparaît au fond du plateau, assis sur un canapé rouge. Il est seul, juste accompagné de quelques livres et d’un poste à musique d’où l’on entend un rock sensible et envoûtant (Janis Joplin, Kurt Cobain, Jim Morrison, Jimi Hendrix). Quelques secondes et nous avons déjà “pris” la porte, symbolisée par l’enseigne EXIT. Tout un programme. Il est l’acteur-metteur en scène de ce groupe de quatre artistes, incarnant chacun un toxicomane. Il les guide en tirant une à une des balles traçantes à blanc pour jalonner notre parcours de spectateur éberlué par cette rêverie hallucinogène.

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Six tableaux, tels des coups de semonce pour éveiller nos sens et accueillir cette poésie envoûtante et si charnelle: la Beauté, la Libération, l’Amour, Dieu, le Nirvana et l’Enfer. N’est-ce pas finalement les étapes du chemin du spectateur de théâtre? François Bergoin s’appuie probablement sur cette hypothèse: il nous fait confiance pour entrer dans la poésie “irrationnelle” de Viripaev. Il est inutile de gueuler pour se faire entendre; point de vidéo pour nous distraire. Ici, il y a seulement eux et nous. Nous ne savons rien de leur condition sociale (François Bergoin nous épargne  les clichés autour de la toxicomanie) mais la mise en scène nous tend un lien fraternel.

Magnifique Leila Anis: elle pourrait être notre petite soeur, égarée dans sa grossesse, dont elle serait le (de) nouveau-né. Épatante Catherine Graziani, en soeur aînée combattante et impuissante à la recherche d’une mère perdue. Troublant Karim Hammiche dont les mots du poète bégayent contre le mur où il fut probablement abandonné. Charismatique Xavier Tavera en enfant rési-liant. Épris de liberté sous l’emprise de leur toxicomanie, nous perdons connaissance grâce au travail remarquable de l’espace scénique: les projecteurs latéraux sculptent les silhouettes et invitent les fantômes. Le rêve de l’un traverse le corps des autres jusqu’à créer l’harmonie au coeur du chaos. La poétique des corps finit par chorégraphier leur descente aux enfers.

Leurs habits de poils et de lumière nous accueillent à nous y fourrer…et nous voilà ainsi à l’abri. Notre désir de théâtre se fond dans leur dose: cette mise en abyme provoque un silence quasi religieux dans la salle tandis qu’un magnifique chant russe nous guide vers l’enfer, vers l’apothéose.

Prises dans la brume, des volutes de fumée font disparaître la porte de sortie. Ils se volatilisent, car leur enfer n’est pas le nôtre. La musique de Rachmaninov nous sort peu à peu de l’abyme. Ce n’était qu’un rêve….Ce théâtre-là est une porte, mais surtout un pont pour traverser la poésie de Viripaev. Jusqu’à provoquer le désir d’y revenir.
Pour goûter encore à ce  voyage au bout de la nuit.

Pascal Bély- Le Tadorne
“Les rêves” d’Ivan Viripaev mis en scène de François Bergoin par la compagnie Alibi. Jusqu’au 30 janvier 2011.

A écouter sur France Culture: “Les rêves” d’Ivan Viripaev.

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THEATRE MODERNE

Au Festival Off, enfin la crise.

Pour Louis Jouvet, il faut une dose de vanité pour oser monter sur scène et une autre pour y rester : « Le renoncement de soi pour l’avancement de soi-même ».

« Occident » d’après Rémi de Vos, mise en scène et joué par François Bergoin et Catherine Graziani permet de ressentir ce dépassement de soi, ce qui échappe à l’acteur et confère à l’art ce « je ne sais quoi » d’indispensable pour donner sens à la vie. Cette oeuvre à la noirceur décapante, voit un couple se déchirer et maintenir l’équilibre précaire de leur relation de pouvoir, dans un contexte social et politique qui exclut la différence. C’est un théâtre où l’acteur s’accroche aux mots de Rémi de Vos telle une bouée de secours alors qu’il tangue, danse, sur  un plateau fait de matelas mousse.

La mise en scène accentue les injonctions paradoxales qui minent et nourrissent le couple (« si tu m’aimes, ne m’aime pas ») en multipliant les espaces par l’utilisation intelligente de la vidéo et des parois amovibles du décor. « Occident » est un hymne à la complexité, au refus du réductionnisme. Un hommage à l’acteur qui renonce au “je” au prix d’un jeu sans cesse déstabilisé par les mots, le bruit sourd du chaos et les rires nerveux du public. La puissance d’« Occident » est de propulser l’acteur et le spectateur dans un espace d’où l’ont peut voir le jeu et donner à chacun la force d’en modifier certaines règles. 

Allons au théâtre ! Renonçons. Avançons.

Pascal Bély

www.festivalier.net

“Occident” de Rémi De Vos par la Compagnie Théâtre Alibi (Bastia) au Festival Off d’Avignon à la Manufacture jusqu’au 28 juillet à 16h05.

A voir également au Festival Off: “Le bal de Kafka”, mise en scène d’Isabelle Starkier, au Théâtre des Halles.