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THEATRE MODERNE

En « subsistance », un chef d’oeuvre.

C’est un spectacle unique, au croisement de tant d’influences (Roméo Castellucci, Wajdi Mouawad, Pipo Delbono, Bruce Gladwin) qu’il dessine la fresque de l’étonnant spectateur qui, après tant de voyages et de migrations depuis 2005 (date de création de ce blog), se pose aux Subsistances de Lyon,  pour accueillir. Je ne connais pas Angela Laurier. Ni la contorsion, discipline de cirque. Je découvre son frère, Dominique, schizophrène, qui l’accompagne sur scène. Je ressens peu à peu la présence d’un groupe de rock, jouant derrière un voile qui, par un éclairage subtil, se dévoile. Ici, tout n’est que dévoilement, car l’humain est fragile et a besoin de temps pour changer son regard. Cette scène, est une caverne, une grotte, où Angela et Dominique créent leur langage rupestre  et construisent des passages qu’éclaire mon émerveillement, où ma sidération ouvre ce que je m’apprêtais à fermer, par facilité et peur d’y entrer. « J’aimerais pouvoir rire » est une oeuvre indispensable parce qu’elle est une rencontre. Fraternelle.

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Tout commence par une séquence « inquiétante » :  un voile blanc fait des vagues rondes par l’effet d’une soufflerie (serait-ce le souffle vital du théâtre ?). Angéla Laurier apparaît peu à peu à partir d’une lumière, celle de sa renaissance : au sommet de son art, son corps contorsionné, se révèle, matière humaine, qu’elle libère de la « performance » afin de pouvoir projeter son histoire familiale sur la scène. Du blanc, elle passe au noir, au plateau éclairé, au voile qui se fait toile de cinéma pour y visionner les films de famille. Et ça défile. Toute petite avec son tutu ; adolescente sur des barres parallèles ;  puis avec ses huit frères et soeurs, les voilà regroupés du plus petit au plus grand  et forment la pyramide. Ils se ressemblent tous. Dominique se détache. Pourquoi lui ? Pourquoi porte-t-il sur ses épaules l’équilibre de la famille, à croire qu’il protège aussi Angela de ne pas tomber de ses barres? Visage d’enfant et lunettes d’adultes. Jeune homme sur sa moto et regard noir pour aller au-delà de la focale. Pendant ce temps, le rock amplifie, électrise, par des hauts et des basses et finit pas nous faire entendre le déséquilibre familial.  

Arrive alors cet instant qui nous suspend : Dominique parle, face à la caméra. Il a 33 ans et se sait malade. Son visage, à peine éclairé, nous plonge dans un entre d’eux : entre fiction et réalité, entre vidéo et autoportrait à la Van Gogh. Le voile qui fait toile se fait membrane du corps familial et nous invite à entrer. Ça tangue déjà. Je me contorsionne sur mon fauteuil. Angela et Dominique apparaissent. Son corps porte les stigmates de l’institution psychiatrique. Assis tous deux sur une chaise empruntée à Pina Bausch, Angela se lève et la fait grincer. Alerte. L’art va les métamorphoser. Angela danse ; il regarde. Elle regarde ; il danse. Prodigieux mouvements où l’on combat la folie qui sépare, où l’on encercle pour que plus rien ne leur échappe. Angela donne tout, s’engage pour que la force de son art se love dans le corps de son frère. Elle va jusqu’à devenir son modèle pour qu’il la peigne à travers une toile de verre. La danse est un art pictural. Elle s’incruste dans la vidéo de son frère où la fumée de sa cigarette créée l’univers Gainsbourien: la danse fait son cinéma et Dominique est beau comme James Dean.

Par la force de l’art, nous nous laissons guider par le « fou » et nous finissons comme Angela : Dominique nous porte.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“J’aimerais pouvoir rire” d’Angela Laurier a été joué aux Subsistances à Lyon du 26 au 28 mars 2010.

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THEATRE MODERNE Vidéos

La “nouvelle vague” new-yorkaise.

Le collectif Big Dance Theater fondé à New-York à profité d’une résidence à Lyon pour concevoir le projet fou d’une adaptation du magnifique «Cléo de 5 à 7», film culte d’Agnès Varda. Grand bien leur a pris d’oser ! Leur proposition est superbe, inventive, lumineuse et rend un bel hommage à la nouvelle vague.

La créativité d’Annie-B Parson, de Paul Lazar et du vidéaste Jeff Larson, mêle avec bonheur, théâtre, danse et vidéo et finit par nous entraîner dans un univers à « la nuit américaine ». Agnès est à la scène et on vogue en vagues, douces, jusqu’à Demy, auquel on en vient à penser inévitablement. Mélange de folies sages et de drogues toutes douces qui embrument suavement le filtre blanc des Demoiselles fumé en « loucedé » par le Monsieur Dame des Parapluies. Cherbourg, Rochefort et Paris se font plages de Bretagne en voyage de Lyon à New York et la boîte à chapeaux se fait pleine de malice. La boucle se boucle, Varda et Demy font 1 et 1 à 2 ; le 5 à 7 de Cléo se nimbe d’un aujourd’hui aux couleurs encore vives d’un hier.

Des panneaux virevoltants masquent à peine le ballet des parapluies et, de tapisseries sans âge, se font écrans de nos nuits blanches à interroger la vie, la mort et l’amour. On découvre/redécouvre la magie et la force de l’oeuvre initiale qui, à travers son simple script, à pu éveiller des images qui ne trahissent en rien celles que l’on pourrait avoir en mémoire, voir même au contraire les ravivent et les portent au présent. Le format resserré (de deux heures on passe à une) semble témoigner d’un « air du temps » où la mort et l’amour n’ont plus de langueurs à prendre, où il n’y aurait qu’au regard des arbres et au frisson des feuilles que l’on s’arrêterait pour mesurer l’essentiel de l’instant à vivre pour, un peu, le prolonger.

Cléo, ici rock star surannée, nous offre le miroir de nos vanités et nous replonge dans la nécessité de nous entendre mortels pour « savoir » vivre le présent. Que ceux qui n’ont pas vu le(s) film(s) se rassurent : la troupe ne l’a (les a) pas vu non plus ! Un hier sans images peut faire un aujourd’hui autour de ce qui nous relie. La vie, la mort et l’amour sont transgénérationnels et l’on ne cesse, Mousses, Demoiselles, Monsieur ou Madame (…Dame), d’ouvrir des parapluies de crainte que ça nous tombe dessus. « Comme Toujours, Here I Stand » nous offre la force joyeuse d’une tuile, rose et/ou bleu, qui bruisse et frissonne au vent de l’envie d’aimer.

Et… comme hier…, comme toujours… là nous restons humains dans nos fragiles…Big Danse Theatre s’habille de Varda pour nous le (re)dire…et c’est bon? !

Bernard Gaurier – www.festivalier.net

« Comme Toujours, Here I Stand »par le Big Dance Theater a été joé les 5 et 6 mars 2010 aux Antipodes à Brest.

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FESTIVAL D'AVIGNON

La 64ème édition du Festival d’Avignon : danse, andouillette, et tragédies.

Le Festival d’Avignon a donc fait sa conférence de presse pour présenter la 64ème édition. L’exercice ressemble à une réunion d’un “Politburo” d’autant plus qu’aucune question de la presse ne vient perturber ce savant équilibre de prise de parole, jusqu’à s’interroger sur la présence de journalistes dans la salle.

Avec plus de 50% d’abstention aux dernières élections régionales, les politiques présents sur l’estrade n’étaient pas à la fête. Ni la Maire d’Avignon, ni les élus à la culture du Conseil Général et du Conseil Régional, n’ont donné une vision sur la place du spectacle vivant dans l’économie de la connaissance. Ces trois magnifiques joailliers ont enfilé tant de perles jusqu’à immobiliser le public  médusé. Statufiés, rigidifiés, ils n’ont à aucun moment touché. Le vide s’est alors installé comme si notre démocratie était momifiée, prise dans le formol de logiques verticales descendantes où plus rien ne remonte. Terrifiant. Ils en appelent donc aux artistes pour leur donner une direction pour construire l’avenir ! Après avoir fragilisé bon nombre de créateurs, le politique se ressent si précaire qu’il ne pense plus.  Il a fallu toute la finesse d’Hortense Archambault, co-directrice du Festival, pour créer une émotion dans la salle : un beau discours, engagé (où elle évoque la détresse des professionnels de la culture) tout en rappelant fort justement la fonction du spectacle vivant en ces temps troublés. Libérée, traversée par une vision, elle a avec élégance passée la parole à l’un des deux artistes associés, le Suisse Christof Marthaler. Avec gourmandise, il a rappelé le plaisir de partager cette fonction (« associé » «  ascenseur », « assassin ») avec l’écrivain français Olivier Cadiot jusqu’à faire l’éloge de « l’andouillette ». Façon humoristique de signifier aux politiques qu’il n’est qu’un artiste, pas un théoricien. Olivier Cadiot a précisé fort justement qu’il n’était pas programmateur, mais qu’Hortense Archambault et Vincent Baudriller s’étaient immergés dans leurs imaginaires respectifs pour créer cette édition. Je conseille vivement à la Maire d’Avignon (Marie-José Roig) et à Michel Tamisier (Conseiller Général) de rejoindre les spectateurs cet été pour puiser les ressorts de leur politique qui feront (peut-être) reculer durablement le Front National dans ce département où il bat des records.

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Qu’y trouveront-ils ? De la danse, beaucoup. Alors que Montpellier Danse tire sa révérence pour sa 30ème édition en regardant le passé, Avignon reprend le flambeau pour nous offrir un plateau rêvé : Alain Platel, Joseph Nadj, Anne Teresa de Keersmaeker, Pierre Rigal, Cindy Van Acker, Boris Charmatz (il sera l’artiste associé en 2011), Zimmermann et de Perrot. Certes, il n’y a aucune prise de risque, mais c’est la place prise par la danse qui me paraît significative. Pour le reste de la programmation, notons une tendance lourde à nous proposer des formes mineures dont on doute de la puissance visionnaire : Massimo Furlan qui revisite le concours de l’Eurovision de la chanson de 1973, Jean Lambert-Wild et sa chèvre de Monsieur Seguin dont elle ne ressortira pas vivante, Stanislas Nordey qui fera du Stanislas Nordey (qu’avons-nous fait pour mériter un tel acharnement ?), Gisèle Vienne qui risque une fois de plus de nous perdre dans sa pensée sinueuse et torturée. Mais le clou reste la « concession » faîte à la Maire UMP d’Avignon : l’organisation d’un grand bal populaire pour le 14 juillet confié à Rodolphe Burger ! Le pur divertissement s’invite dans la programmation pour calmer « ceux qui veulent changer le monde » ! Décourageant malgré tout le talent de Rodolphe Burger…

Pour le reste, j’ai lu l’avant-programme, mais je n’ai pas entendu de vision. Point de « traversée », mais des voyages dans le temps où la musique accompagnera le théâtre. On ressent un savant équilibre dans cette programmation pour englober le plus grand nombre et ne laisser aucun « courant » des arts vivants au bord de la route. Ce seront les spectateurs qui créeront la dynamique. Cela pourrait vous paraître une évidence, mais c’est bien la première fois que je ne sens pas de chemin tout tracé. J’ignore si nous puiserons dans cette édition une vision, mais les contrastes dans les propositions nous permettront peut-être de questionner notre lien à la culture pour ouvrir tous les « Politburo » qui plombent nos imaginaires et créent la déprime collective.

Pascal Bély– www.festivalier.net

Toute la programmation du festival est ici.

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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN Vidéos

Fol espoir.

Mais qu’est-ce qu’il nous arrive pour nous sentir aussi bien au théâtre ? Ce soir, nous sommes une petite cinquantaine de spectateurs à nous tenir groupés à « La Cité », lieu accueillant au coeur de Marseille, pour « nous ne nous étions jamais rencontrés », spectacle créé par Michel André et Florence Lloret. Tout est dans le titre : à cet instant, tout nous paraît possible, parce que le théâtre s’apprête à opérer LA rencontre.  Avec la jeunesse. Celle justement qui nous fait peur « quand on la croise dans la rue »,  titre d’une des pièces de David Bobée. Car ne sommes-nous pas plus prompt à appeler la police lorsqu’ils « errent » qu’à leur porter un regard fraternel ?

Ils sont cinq (Daouda, Belinda, Nicolas, Chloé et Marion) sélectionnés après qu’un groupe d’ « Acteurs du réel » soit allé à la rencontre de plus de cent dix jeunes Marseillais. A chacun est associé un acteur  (Hugues FESNEAU, Karine FOURCY, Josette LANLOIS, Henry VALENCIA, tous magnifiques) pour mettre en jeu leurs mots prolongés par quelques moments joliment chorégraphiés. Mais Nicolas est seul : « son » comédien ayant dû abandonner au cours de l’aventure. La vidéo va donc palier ce manque : il danse aussi après nous avoir confié sa souffrance d’être différent, parce qu’un « peu trop efféminé ». De l’écran, les autres observent pour se projeter dans le corps de l’acteur et le regard des spectateurs. Un dedans dehors, une « vidéo miroir » en quelque sorte. Entre les différentes scènes, elle vient toujours à propos pour accentuer une mise en abyme : un comédien incarne le rôle d’un jeune qui à son tour joue l’évaluateur de la « performance ». Ainsi, à partir d’une mise en scène ingénieuse et sensible, nous sommes invités à ressentir le lien entre l’acteur et son « double ». C’est dans ce lien de confiance, de respect mutuel, d’accompagnement que leur poésie s’accueille là où notre société semble (pour l’instant) totalement incapable d’être bienveillante et fraternelle.

Le théâtre opère la rencontre: Daouda  et son rap qui slame;  Belinda et sa difficulté de grandir dans la France d’aujourd’hui; Chloé accrochée à la phrase de Schopenhauer (« l’amour est illusoire ») qu’elle tend comme un poing levé pour une ré(e)volution possible; Marion pour qui « tout va bien », mais donne à entendre sa rage sur les droits des femmes en douce héritière de Simone de Beauvoir. Et puis il y a Nicolas et son corps plus tout à fait droit, comme s’il avait pris l’habitude de se courber pour éviter l’insulte.
A cinq, ils dessinent un tableau impressionniste où la poésie est l’unique langage métaphorique pour nous accueillir. A dix, ils se métamorphosent en héros d’un cinéma d’auteur né d’une « nouvelle vague ». « Nous ne nous étions jamais rencontrés » est un texte d’une force “politique” impressionnante servie par des acteurs garants d’une mise à distance nécessaire pour que ces paroles du « réel » ne se perdent pas dans une “sensiblerie” déplacée. Parce qu’elle ne tombe jamais dans la séduction facile et la démagogie, cette oeuvre dessine un « corps social » qui nous inclue à partir d’une poésie sans cesse convoquée. Michel André et Florence Lloret ont trouvé leurs « naufragés du fol espoir », titre de la dernière création d’Ariane Mnouchkine.

Justement. Le lendemain de la représentation, elle est l’invitée des « Matins » de France Culture . Pendant qu’au même instant Le Pen vocifère sur France Inter, elle nous parle de théâtre. Et là, à cet instant, par la magie de la radio, le spectacle d’hier soir me revient, comme si elle l’avait vu. De la jeunesse, elle affirme : « nous n’avons pas le droit de leur dire, – vous venez à la fin de l’histoire- ». Du spectateur, elle murmure : « au théâtre, le public prend des micros résolutions toutes les secondes. Il est ému juste après avoir ri ». De mon ressenti de la veille, elle répond : « Ce qui nous arrive au théâtre, c’est l’AUTRE. C’est la rencontre avec mon frère, ma soeur, mon semblable ». De l’acteur, elle affirme : « c’est celui qui trouve les symptômes des maladies de l’âme ». Des gens de théâtre, elle fait l’éloge : « cela nécessite qu’ils aient le courage de l’éclairage, que cela soit compréhensible et complexe à la fois ».
Vendredi 19 mars, veille du printemps. J’ai vingt ans.
Pascal Bély – www.festivalier.net

“Nous ne nous étions jamais rencontrés” de Michel André et Florence Lloret a été joué à “La cité” à Marseille du 11 au 26 mars 2010; puis le 30 mars 2010 à l’Entrepôt (Avignon) et le 2 avril 2010 à Espace culturel Busserine, de Marseille.

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PAS CONTENT THEATRE MODERNE

Avec « [Castor & Pollux] », Bengolea et Chaignaud…points de suspension…

La dernière  création de Cécilia Bengolea et François Chaignaud,  “[Castor & Pollux]“, est une performance technique de haut vol d’autant plus qu’elle a  le mérite de mettre le spectateur dans une position peu commune. Que dire d’autre sans risquer de dévoiler ce qui fait la singularité de l’objet ? Comme pour « Pâquerette », lorsque l’on sait ce qui va se passer, que nous reste-t-il à découvrir, à ressentir ou à éprouver?

J’ai rencontré leur travail lors du festival des « Antipodes » à Brest, mais j’en savais déjà beaucoup sur leurs précédentes propositions. Sans les avoir vues, j’en connais les ressorts, ceux là même qui auraient, peut-être, pu m’ouvrir à une émotion personnelle.

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Cela pose la question de l’information, au sens de « préparation » du spectateur à quelque chose « d’inhabituel ». En avons-nous besoin, serions-nous à ce point revêches et timorés ? Le risque serait-il si important de nous voir mécontents de ne pas avoir été prévenus des changements de « codages » ? Ce principe de précaution (est-ce de cela dont il s’agit ?) ne permet pas  de vivre l’expérience proposée et conduit à venir potentiellement en « voyeurs » assister à la « curiosité dont il faut avoir été ». Peut-être empêche-t-il également toute réaction du spectateur autre que l’applaudissement. Dans ce cas, le contenu (s’il y en a un) et de fait, l’artiste, ne se trouvent-ils pas réduits à des « boîtes à faux frissons » qu’il est de « bon ton » d’approcher pour être, qui sait, dans la « norme » du moment ?

Disons-le tout court, je suis admiratif de l’exercice, mais rien ne me touche ici. Ce spectacle m’a laissé « froid » et il me semble que le « buzz » (c’est cela qu’on dit ?) qui entoure ces deux concepteurs (c’est ainsi qu’ils sont nommés sur les feuilles de salles, ça donne à réfléchir sur la « porosité » concept/artistes) à contribué à cela, autant que le fait de ne rien avoir à découvrir à mon entrée dans la salle.

Cela est dommageable compte tenu du travail indéniable qu’ont dû fournir les « danseurs » pour conduire leurs corps à cet endroit là. Il est probable que Cécilia Bengolea et François Chaignaud soient pris dans un système qui tue leur poésie. On les pose (ils se posent…) en objets « en vogue », qui plus est très productifs. On les contraint (ils se contraignent), probablement alors, à lancer leurs béances spectaculairement en pâture. Mais les autorise-t-on (s’autorisent-ils) simplement  à offrir leurs fleurs en cadeau ? Ou les conduit-on  alors (se conduisent-ils)  à n’être que des « performistes» au « plaisir » des « hédonismes contemporains » ?

Mais alors, comment aller voir un spectacle dont on ne devrait rien savoir? Peut-être en acceptant, simplement, de connaître ce dont il traite globalement et à minima, puis en se risquant, quitte à ne pas apprécier et à le signifier. Libérons-nous des filins. Quitte à tomber sur quelqu’un d’autre. Castor et Pollux n’en attendent peut-être pas moins, depuis le temps qu’ils errent dans la voie lactée, enfermés dans leur fausse gémellité.

Cécilia Bengolea et François Chaignaud possèdent le talent du corps. En cela, j’ai l’envie de leur faire la confiance d’être au rendez-vous d’un demain, sans chaînes, pour, dans la liberté de leurs regards, avancer leurs chimères et leur danse plus prés de l’émotion.

Bernard Gaurier – www.festivalier.net

 

« [Castor & Pollux] »  de Cecilia Bengolea et François Chaignaud a été joué aux Antipodes de Brest du 2 au 6 mars 2010. À voir au Festival Montpellier Danse les 27 et 28 juin 2010.

Crédit photo: Alain Monot.

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ETRE SPECTATEUR

Aujourd’hui on danse…et demain?

En deux semaines de programmation au festival des Antipodes à Brest, nous avons navigué des rives tout juste trentenaires à celles cinquantenaires ; deux générations nous ont donné les fruits de leurs imaginaires et de leur travail, pour brosser les lignes de la création d’un présent vers un demain. Ces variations d’âges offrent, malicieusement, l’occasion d’interroger les liens d’une jeunesse dansante d’hier à celle d’aujourd’hui. Rien n’est « à jeter » dans ce que j’ai vu le premier week-end; pour ce qui est du second c’est autre chose.

Antipodes, un festival qui se veut inclassable en oscillant entre danse et performance, octroie au corps la première place. Celui présenté par les jeunes créateurs invités questionne. Froideur, distance, mécanisme, productivité, raideur, travestissement, mélange et confusion des genres cultivés, voire même entretenus. Identités froissées et brutalisées, ritualisées comme des messes, païennes certes, mais se sacrifiant à l’hôtel d’une norme prompte à l’image. Celui des plus âgés nous « retapent le coup » de la nostalgie en se confortant au froissement des chairs pour se rassurer (« c’était bien avant »).

Au final, la curieuse impression de l’occultation d’un compte de faits, comme si « les expériences » des années 70 à 90 n’avaient pas été transmises (ou peut-être trop). Comme si une génération « cachait/occultait » en partie son histoire et que la traversée devait s’éprouver par la génération suivante pour être interrogée/éclairée/ingérée/digérée. visuel-antipodes-accueil.jpg

Qu’avons-nous fait à nos enfants pour qu’ils ne s’inventent pas (tout en croyant inventer) et qu’on leur fasse « peur » quand ils nous croisent dans les miroirs ou ouvrent les tiroirs?

Le choix de programmation est en cela bon pour partie, les Antipodes nous laissent « in tranquilles » et c’est tant mieux ; les collages de cette nature en un temps si resserré sont précieux. Quel dommage que le fil ne tienne pas sur la totalité du festival! De cette traversée je garderai, précieusement, le cadeau de quelques beaux êtres (trop rares à mon goût toutefois), courageux quand ils nous renvoient leurs regards et leurs questionnements lancés dans le « vide trop plein » de nos « modernités ».

Le plus brillant reste Steven Cohen et son magnifique « Golgotha » qui touche, avec respect, là où ça gratte. Les pieds plombés au sol, il élève nos regards et tente de nous réveiller de notre léthargie avec une belle poésie. Le plus inutile, « It’s in the air » de Jefta van Dinther et Mette Inguartsen qui là, atteint les sommets ; une performance gymnique remplie de clichés d’où un épileptique ne sortirait pas indemne. À mon grand regret, Mathilde Monnier, Loïc Touzé et Tanguy Viel ont ratés leur vol. Je ne retiendrais de « Nos images » qu’un trio, magnifique, de gestes dansés et un beau duo; mais dix minutes sur une heure, ça reste un peu court ! Boris Charmatz, en collectionneur, nous offre un vivant portrait de la « danse Cunnimghan » dans un « Flipbook » plein d’humour et de belle facture, mais un peu court en créativité. Dan Safer et Witness Relocation avec « The Panic Show » amènent la touche fraîcheur du festival ; un moment savoureux qui porte facilement le sourire aux lèvres et où les performeurs se produisent avec entrain. Bernardo Montet réussit un beau « God needs sacrifice » où la magnifique Raphaëlle Delaunay donne tellement de son corps dansant que cela m’en a fait mal. Avec « Last Meadow » Michelle Boulé, Miguel Gutierrez et Tarek Halaby,  trois très grands performeurs, nous entraînent dans un tableau d’Amérique terrible de noirceur. La performance est parfaite, mais, à de nombreux moments, nous restons « hors du coup » faute de références suffisantes pour apprécier les renvois à la culture James Dean.

La création de Jonathan Capdevielle : “Adishatz/Adieu” ne m’a pas convaincu ; malgré tout le brio de l’homme et l’originalité de la forme, le fond reste bien léger. « Out of Time » de Colin Dunne est un bel écrin pour le grand talent de ce dernier, mais, j’ai tout de même fini par trouver le temps un peu long. “Jennifer ou la rotation du personnel Navigant” de Sandra Amodio aurait dû être un des moments forts tant cette oeuvre est pertinente. Malheureusement, le choix du lieu de présentation, ouvert à tout les « vas et viens », empêchait de pleinement l’apprécier. Le très beau “Comme Toujours Here I Stand” du Big Dance Theater a soufflé le vent de la « nouvelle vague » sur scène avec un joyeux hommage à Agnès Varda. Cécilia Bengoléa et François Chaignaud avec « [Castor & Pollux] » nous ont couchés au sol, mais n’ont élevé ni nos esprits ni nos coeurs. Le même François Chaignaud, cette fois en compagnie de Marie-Caroline Hominal nous a proposé avec « Duchesses » une performance technique parfaite, mais dont aucune émotion ne se dégage. Enfin, pour un atterrissage qu’on préférera vite oublier, Pastora Galvan avec son « Pastora » nous a ramenés, lourdement, sur le plancher, sans finesse et sans âme ; qu’avons-nous fait pour mériter cette descente si vulgaire ?

Des lucioles promises, peu ont brillées vraiment, les performances techniques, si parfaites soient-elles, se regardent sans vrai déplaisir, mais ne peuvent ni alimenter, ni activer le créatif. La forme sans fond (ou au fond usé) n’éveille ni le regard, ni l’esprit. Du passé sortons, mais sans faire table rase, le fil de l’histoire devrait ouvrir de nouvelles réponses qui ne doivent pas par obligation être modernes. Sortons des injonctions, trop de « déjà anciens » nous engluent dans la nostalgie et trop de « déjà plus si jeunes » ne nous proposent que du désincarné et du radical en pure réaction. Le réactif n’ouvre rien de neuf et l’hommage au passé est stérile s’il n’est pas lu à l’éclairage d’un hier, comme graine de chemin, conduisant à un aujourd’hui. Que les artistes ne donnent pas raison à certains qui pensent que la danse contemporaine n’a plus rien à dire! Je croyais naïvement qu’une génération avait b
ousculé le pouvoir et les conventions pour s’en gausser. Antipodes’10 nous montre aussi que la question est toujours vive et qu’à l’approche pour certains programmateurs et artistes d’abandonner la scène, on peut être tenté de couler le vaisseau.

Allumer les étoiles, nous en avons besoin, la danse est un langage qui, en privilégiant le corps, peut traverser chacun. Il est urgent que les artistes nous bousculent et nous bouleversent, que les institutions leur ouvrent la voie et sortent ainsi des potentats. Antipodes’11 pourraient relever le pari (bon, bien sûr il va falloir attendre un an). Si c’est le cas, je prends rendez-vous.

Allez, pour finir, je m’offre le luxe d’une affiche rêvée : Steven Cohen pour ses secousses salutaires, Mathilde Monnier retrouvant  Jean François Duroure pour un duo d’actualité, François Chaignaud interprète d’un solo d’Olivier Dubois, Olivier Dubois par Olivier Dubois, Raphaëlle Delaunay par Raphaëlle Delaunay, Miguel Gutierez au top de son internationalité, Sandra Amodio dans un lieu digne, Michel Kelemenis pour ses cadeaux et son langage, Virgilio Sieni et sa poétique grammaire vertébrale/cérébrale, Maguy Marin pour faire danser les mots et laver nos yeux, Jonathan Capdevielle ayant lâché prise en prenant son talent au sérieux… et si le final devait être flamenco que ce soit Israel Galvan qui nous l’offre.

Bon tout ça c’est trop cher ? De quoi je m’emmêle?, je ne suis que spectateur et qui plus est, c’est au bout du monde que ça se joue? Quel intérêt ? Si ce n’est qu’à l’ouest, en plus des lucioles et des étoiles, il y a les phares pour ouvrir le chemin… On les allume tous en même temps?

Bernard Gaurier – www.festivalier.net

“Les Antipodes” à Brest du 2 au 13 mars 2010.

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ETRE SPECTATEUR

L’abstention progresse.

La saison culturelle 2009-2010 questionne, dans un contexte de changement de civilisation qui ne peut se résumer à une crise financière, économique et sociale. Depuis septembre, je cherche, non des réponses, mais des espaces pour penser le projet et éviter de tomber dans la facilité de la dénonciation. Les festivals remplissent souvent cette fonction. Or, l’été dernier, Avignon s’est entêté à décliner des esthétiques. Depuis, je scrute l’étincelle. Dans l’aire marseillaise, nous connaissons une saison théâtrale globalement cauchemardesque, faute d’ambitions, de moyens et de propositions. Dernièrement, les Hivernales d’Avignon n’ont proposées qu’une danse démonstrative, sans vision, alors que l’Afrique était invitée. N’avions-nous pas là, l’opportunité de nous projeter dans un nouveau lien nord-sud ? Partir à Brest pour un des deux week-ends des « Antipodes » était vital pour prendre l’air, vivre un dépassement. Déception autour de quatre propositions (on oublie le flamenco de pacotilles de Pastora Galvan, indigne d’être diffusé dans un festival)  qui dessinent une partie du contexte institutionnalisé de la programmation en France.

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Deux créations posent clairement le corps comme un instrument de l’objet. Avec « Duchesses » François Chaignaud et Marie-Caroline Hominal proposent trente longues minutes de hula hoop tandis que Jefta van Dinther et Mette Inguartsen font du trampoline dans « it’s in the air ». Dans ces deux oeuvres, le spectateur est mis à dure épreuve. La dynamique répétitive épuise le regard, donne la nausée, fait tourner la tête. L’imaginaire est à peine stimulé, car la disparition de mouvement est remplacée par des états émotionnels (transe, extase, joie, peur, évanouissement, …) censés faire sens alors qu’ils n’humanisent qu’une mécanique. Ici, la danse ne produit que de l’effet autour d’une partition rationalisée à l’extrême. On n’énonce rien, mais on démontre pour masquer l’absence cruelle d’un langage. C’est une performance du « faire », en phase totale avec l’époque qui requiert chez chacun de nous une production même si le sens n’y est pas. Avec de telles propositions, le spectateur assiste, voit du concept, mais ne pense plus à la fonction de l’art. Il fait face à des créateurs, là où l’on attendrait des artistes. François Chaignaud et Marie-Caroline Hominal peuvent bien « bouger » nus et arborer des postures décalées, ils n’ont strictement rien à nous dire, mais rassurent, en ces temps troublés, sur la créativité dans le spectacle vivant. La politique de civilisation attendra.

Deux autres créations nous ont proposé un bond dans l’histoire. La chorégraphe Mathilde Monnier (directrice du Centre Chorégraphique National de Montpellier) assistée de Loïc Touzé et du romancier (et interprète) Tanguy Viel ont, avec « Nos images »,  dessiné « les contours de leur cinéphilie ». Cette ?uvre transpire de nostalgie, comme un regret d’un retour impossible à l’enfance, qui les dévore jusqu’à empiler les langages sans les traverser. La danse peut parler du cinéma (il y a quelques beaux moments d’une infinie tendresse envers le 7ème art) mais la présence d’un texte assez mineur est un aveu : même en reliant les arts entre eux, il est impossible de faire une ?uvre, juste de proposer un projet. Je ne doute pas qu’ils aient fait équipe. On est certes en bonne compagnie, mais où est la « troupe » engagée ?
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L’autre chorégraphe Boris Charmatz (directeur du Musée de la Danse / Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne) feuillete un livre d’histoire (« Merce Cunningham : un demi-siècle de danse » de David Vaughan). « Flipbook » réunit sur scène une partie du gotha de la danse  (François Chaignaud, Raphaëlle Delaunay, Olivia Grandville, Laurent Pichaud,..) et se propose d’être un « event méta-cunninghamien » ! À chaque  photo du livre,  la troupe illustre. Les années défilent comme un film plan séquence. François Chaignaud excelle dans le rôle de Merce (jusqu’à en faire un peu trop?) et le tout dans sa dynamique dégage le plaisir de jouer, de danser avec les codes millimétrés de Cunningham. L’ensemble du livre d’images est rejoué, en accéléré, avec un changement radical de la bande sonore (chants traditionnels de Bretagne, musique techno, …). À la différence de Cunningham, la musique n’est plus explorée, elle est un fond qui permet d’amplifier le décalage. L’accélération ne créée rien d’autre que de l’amusement, là où l’on aurait pu attendre un « méta langage ». Dans « Flipbook », les corps sont instruments de l’histoire, là où nous aurions tant aimé que cette histoire éclaire le futur de la danse. Cette leçon « instituée » est un bel objet institutionnalisé. Il lui manque une audace, une impertinence qui ouvrirait tant de possibles.

Au final, ce week-end brestois inquiète. Corps instrumentalisés, génération à bout de souffle qui préfère se plonger dans une nostalgie en évitant de proposer une quelconque utopie, mise à l’épreuve du spectateur en l’emmurant sur de la « signalétique » à défaut de le stimuler sur du « politique ». Mais le plus aggravant, c’est que cela ne fait pas scandale. Pour faire bonne figure, on positionne François Chaignaud dans la figure de l’artiste « maudit » (cela permet aux programmateurs de se protéger de l’accusation de normalisation)  quitte à exploiter l’étrangeté comme « marque de fabrique ». Alors que Maguy Marin doit continuer d’affronter les insultes, que le chorégraphe Michel Kelemenis peine à diffuser sa danse, qu’on nous invente des concepts à chaque festival (« soyons moderne » à Brest, « arrêtons le gaspillage » bientôt à Marseille, ?) pour nous dire ce qu’il faut croire, le spectateur est enfermé dans la case du consommateur qui avale les formes faute de vivre ce chaos intérieur, ressource pour (re) penser le monde.

Notre exception culturelle pourrait-elle être autre chose qu’un rempart ?

Pascal Bély– www.festivalier.net

“Les Antipodes” à Brest du 2 au 13 mars 2010.

Crédit photos:

Pour la photo de Flipbook: Pierre Ricci
Pour la photo de Duchesses: Clive Jenkins

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KLAP, MARSEILLE

La danse, au centre.

Au-delà des institutions bien loties, la diffusion de la danse me paraît de plus en plus fragilisée. Nous perdons, me semble-t-il, la vision sur sa place dans une société qui ne cesse de « jouer » avec le corps et de bafouer l’éthique du vivant. Il nous faut donc investir des territoires où spectateurs, artistes et programmateurs élaborent un discours, non pour l’enfermer dans une rhétorique, mais pour l’ouvrir vers un espace circulaire. Nous avions à l’automne dernier salué l’initiative du chorégraphe marseillais Michel Kelemenis. Avec « Questions de danse », il avait créé le « plateau » en invitant des artistes en cours de création pour organiser ensuite un échange avec le public. C’est ainsi que la danse inclut et ne prend personne de haut. La même démarche a été engagée par « Les Hivernales » (centre de développement chorégraphique d’Avignon) avec son rendez-vous régulier « les lundis au soleil » où artistes et acteurs culturels de la danse proposent un regard, une production. Ce soir, Michel Kelemenis est l’invité avec deux danseurs (Fana Tshabalala, Caroline Blanc) et deux propositions (« Lost & Found », « That side »).

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« Lost & Found » est une création de Fana Tshabalala, danseur sud-africain intégré pour cinq mois dans la compagnie depuis novembre 2009. Ce solo est le résultat de son travail entrepris au cours de sa résidence marseillaise. Comme un remerciement, il nous danse. Et nous voilà embarqués dans sa ronde, dans ses déplacements où l’amplitude est un geste d’amitié. On ressent la quête d’un mouvement qui serait à la fois une recherche personnelle et une ouverture à la différence. Comment ne pas éprouver dans ce solo, la dynamique d’une danse « métissée », « globalisée » qui amplifie la diversité, mais nous relie à elle. Fana est magnifique.

« That side » est un « nouvel aphorisme ». Convoquant deux danseurs pour une même solo, Michel Kelemenis nous interroge sur notre rapport à percevoir sa danse à partir de deux interprétations. Fana Tshabalala et Caroline Blanc forment cet « entre », entre le chorégraphe et le public, entre l’écriture chorégraphique et leur réceptacle sociétal. Ils sont différents sur bien des domaines : leurs corps, leurs imaginaires, leurs cultures (africaine et française) et sur l’appréhension du langage de Michel Kelemenis (Caroline Blanc travaille pour la compagnie depuis 2004).

Ainsi,  le noir se fait et la Danse peut s’exécuter.

Le premier solo est interprété par Caroline Blanc. Elle connaît l’écriture chorégraphique de Michel Kelemenis, ses appuis, comme si son corps, ses muscles étaient tracés de ce langage, de son vécu. Elle traduit cette dynamique à l’aide de son « background » qui lui donne cette disposition particulière à se fondre dans ses gestes qu’elle fait siens. Elle impulse le mouvement avec une émotion palpable comme si « l’autre côté » portait sa part de cauchemar, amplifiée par la musique électroacoustique (pour jouer sur la dénomination electroacouCycle) de Christian Zanési. Onze minutes où le temps se réduit, s’étire. Entre le langage du mouvement et cette musique de l’enchevêtrement, elle explore le sensible, elle joue de sa force. Elle se couche, court, se perd et s’approche de la lumière. Elle sépare pour encercler et englober. Avec Caroline Blanc, la danse « arpente » la musique, qui n’est plus un « fond » mais participe au fond…Et c’est beau.

Fana Tshabalala nous revient pour rejouer « That side ». Dans les pas de Caroline, il peut y aller de sa force sensible. Son corps en mouvance illustre une gestuelle plus « coulée », « ouatée ». Ce magnifique interprète ajoute un sentiment d’humanité à cet « autre côté » où le corps est source de transmission, de récepteur et d’ouverture. Celui-ci est nourri du vécu, de culture et finit par bouleverser  le champ des perceptions.

Avec ces deux interprétations, le geste, évanescent, de par sa nature, démontre qu’un mouvement ne peut être identique et similaire. Le corps, matière humaine, ne sera jamais supplanté par les nouvelles technologies qui l’aseptisent, mais au contraire confère à la danse, ce charme de l’instant, ce rêve d’être l’interprète d’une musique qui danse.

En offrant à Fana ce solo qu’il pourra jouer avec trois projecteurs en Afrique du Sud, en lui permettant d’interpréter sa création née en France, en nous donnant une double lecture de « That side » où chaque danseur peut créer une improvisation dans un interstice, Michel Kelemenis dessine les contours d’un modèle démocratique de développement de la danse. Basé sur des valeurs de générosité, d’écoute mutuelle entre public et artistes, de dons et contre dons, il tisse la toile des liens qui nourrit la danse. Ce soir-là, le débat avec les spectateurs n’avait pas besoin d’une « médiation » clivante et réductrice, mais qu’importe : Michel Kelemenis sait nous faire parler de danse parce qu’il considère à juste titre, qu’elle est le territoire d’un sensible partagé.

Pascal Bély-Laurent Bourbousson- www.festivalier.net

“Lost and Found” de Fana Tshabalalaet “That side” de Michel Kelemenis ont été joués le 8 mars 2010 aux Hivernales d’Avignon.

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KLAP, MARSEILLE L'IMAGINAIRE AU POUVOIR

Les baisers chics de Michel Kelemenis.

C’est à Lambesc, petite ville du pays d’Aix en Provence, où le chorégraphe Michel Kelemenis nous invite pour voir, revoir, « Besame Mucho ». Comme au bon vieux temps des tournées en caravane, je l’imagine transporter sa danse pour y déposer un mouvement poétique, ressource inépuisable d’un imaginaire partagé. Alors que nous vivons une crise profonde de civilisation, la danse doit quitter nos théâtres « dorés » pour s’engager dans les terres. Parce qu’elle est l’art de la régénérescence, elle se doit de labourer.

Créée en 2004, cette oeuvre régénère et prend le chemin de la chanson qu’elle honore : celle d’une danse intemporelle, au-delà des courants. « Besame mucho » est une danse où les mouvements chantent. Tout commence avec cette bouche grande ouverte de la toujours troublante Caroline Blanc. Ce cri de la naissance, de la solitude, de l’effroi, la danse va peu à peu l’apprivoiser, guider ses pas vers ses lèvres pour un baiser à « l’origine du monde »…

Michel Kelemenis invente alors une danse de l’âme amoureuse et c’est prodigieusement magnifique. Profondément habité. Joliment habillé par les vêtements dessinés par Agatha Ruiz de la Prada aux couleurs verte et rose d’une sucette à l’anis. L’envie d’y goûter est immédiate. L’habit fait alors le moine. Ils ne les quittent jamais, juste les soulèvent-ils parfois, oui mais pas tout de suite, pas trop vite. Car il faut du temps pour que ce « besame mucho » réveille nos peurs, nos joies, nos angoisses de ce baiser fatal. Que n’avons-nous pas essayé, tenté, arraché, malmené, pour lui ? Car ce baiser, loin des clichés gnangnan véhiculés par la publicité et la bonne morale, est un corps à corps où s’écrit ma plus belle histoire d’amour.

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Mais comment ne pas ressentir la relation que nous entretenons avec la danse : attraction, répulsion, et intranquillité. Elle créée le lien entre le mouvement, espace de divagation, et ce baiser, souffle vital. Tout se rejoint d’autant plus que la bande sonore composée par Jean-Jacques Palix à partir de douze versions est un beau fil d’Ariane qui amplifie l’élégance et vient chercher ce que nous avons enfoui, perdu, par habitude, parce qu’il est peut-être trop tard ou trop tôt. Michel Kelemenis convoque l’humour pour continuer d’en rire comme lorsque nous étions adolescent. Cette chorégraphie est une quête de violence et de douceur ; on y danse ce qu’on effleure pour donner de la profondeur. Elle joue avec les apparitions et disparitions et l’éphémère fait soudainement moins peur.
L’émotion me submerge : ces danseurs, tous virtuoses, font défiler mon Histoire d’amour. Leur jeu de cache-cache, de baisers volés, de ruptures et de coups de foudre, rouvre la plaie, comme une pudeur des sentiments maquillés outrageusement rouge sang.
Ce soir, j’ai de la danse sur les lèvres.
Pascal Bély – www.festivalier.net

« Besame mucho » par Michel Kelemenis a été joué le 27 février 2010 à Lambesc (13).
Crédit photo: Laurent Lafolie.