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HIVERNALES D'AVIGNON PAS CONTENT Vidéos

La danse enterrée.

Ambiance glaciale pour l’ouverture du festival de danse contemporaine en Avignon, « les hivernales ». Le public n’est pas au rendez-vous pour « Switch me off », fruit d’une rencontre entre un metteur en scène (Thomas Ferrand) et un chorégraphe, directeur du Centre Chorégraphique National de Tours (Bernardo Montet). Pourtant, nous aurions du être nombreux pour accueillir la danse, art de l’ouverture, tant on imagine difficilement l’inverse : un chorégraphe dirigeant des comédiens. On serait en droit d’attendre que ce spectacle hybride nous conduise dans un ailleurs, un espace inédit. Déception. Je n’ai pas décollé du sol.

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Dans une récente interview à « La Nouvelle République », Bernardo Montet dit avoir bâti « une pièce qui a autant à voir avec la photographie, les arts plastiques que la danse. Une sorte de poème composé pour la scène?Une oeuvre où le vide est riche de sens, où l’invisible devient visible, où l’imaginaire de chacun est laissé libre, et où l’histoire collective devient soudain individuelle. ». Soit. Sauf que cet ensemble hétéroclite ne crée pas le paysage.

Bernardo Montet est un homme à la carrure impressionnante. Alors qu’il s’avance nu, les pieds dans la terre, son « ciel » est un magnifique assemblage d’ampoules dont le tout façonne un imaginaire baroque. Ses premières apparitions sont de toute beauté, car on ne sait d’où il arrive. Rapidement, cet homme « lourd » évoque notre humanité. Ses mouvements, ses cris, témoignent. C’est un retour aux sources de la vie. Dépouillé à l’image de sa danse, son corps transporte toutes nos fractures. Évoluant dans l’antre de la terre, là où les âmes se perdent, il s’ébat, crie « I’m here », comme pour mieux s’affranchir de sa vie.

Mon imaginaire est prêt à se laisser tenter par l’aventure, mais la mise en scène est une entrave. L’ambiance apocalyptique plombe l’évolution de la danse. Dans ses précédentes créations, le parti pris de Thomas Ferrand est d’en faire toujours trop avec les mêmes bruits d’un même chaos ambulant. Pourquoi donc l’affubler d’une perche où vient se nicher un micro (emblème phallique ?) afin que l’homme crée du son avec les ampoules ? Cet objet utilitaire, laid, rempli sa fonction, mais clive l’espace : ici le son, là le corps, ailleurs le mouvement. Pourquoi donc réduire la sphère entre la terre et le cosmos pour que l’homme trace son sillon de gauche à droite pour « travailler » sa danse à défaut de l’incarner ? Pourquoi donc ces « tics » de mise en scène (avec la musique stridente tant entendue ailleurs) qui illustrent (pour venir vers nous fort et déterminé, l’homme « retouche » son sexe dans la terre !), hypothéquant définitivement la force du mouvement dansé? Là où le décor fait oeuvre d’art, où le corps fait le danseur, Thomas Ferrand impose une installation et précarise la danse.
Le tout est une jolie démonstration qui force le respect. Et c’est bien là notre problème.

Pascal Bély-Laurent Bourbousson- www.festivalier.net

« Switch me off“, mise en scène de Thomas Ferrand a été joué le 13 février 2010 dans le cadre des Hivernales d’Avignon.

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L'IMAGINAIRE AU POUVOIR THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Au CCN de Montpellier, Thomas Ferrand met en mouvement l’émergence.

Quelle étrange coïncidence ! Après «la politique de civilisation» d’Edgar Morin récupérée par Nicolas Sarkozy, le Centre Chorégraphique National de Montpellier invitait le public à débattre sur «l’émergence dans le spectacle vivant». En introduction, Thomas Ferrand présentait sa dernière création, «Idiot cherche village », oeuvre en émergence par excellence. Or, l’émergence est un des concepts développés par Edgar Morin dans sa théorie de la complexité. Tout est donc lié.
Jean-Marc Adolphe, Directeur de la Revue « Mouvement », animait cette soirée face à quelques responsables de scènes nationales, d’un professionnel de la DRAC, d’artistes et de spectateurs anonymes. On aurait pu y voir l’embryon d’un réseau émergeant, décidé à ébranler le paysage culturel en publiant un manifeste ! D’autant plus que l’on apprenait le même soir, les difficultés financières de «Mouvement», subitement menacé pour impertinence envers le pouvoir.
Le débat fut passionnant, comme s’il y avait chez chacun le besoin de s’immerger dans ce concept, de relier, d’articuler passé, présent et avenir. Nous étions nous-mêmes au coeur de l’émergence : nos liens invisibles prenaient peu à peu forme en fonction des contributions, dans une profonde écoute, en résonance pour chacun d’entre nous. L’oeuvre de Thomas Ferrand avait préparé le terrain, terreau pour une « écologie de l’esprit » si chère à Gregory Bateson ! Tentons alors une mise en abyme ! Croisons l’oeuvre et le débat ! « Idiot cherche village » oeuvre émergente ?
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Ils sont cinq à relier les quatre points cardinaux du plateau, par des allers-retours incessants, pour brancher et débrancher. Tour à tour policier, gorille, homme nu et fragile (belle étiquette pour rappeler que nous ne sommes pas une marchandise), femme statufiée puis liquéfiée, tous singuliers, ils s’évertuent à le rester en réponse aux propos du philosophe Bernard Stiegler sur la singularité, diffusés sur scène.
C’est ainsi que se succèdent différentes images de la singularité, sonorisées par des guitares sèches, enveloppées de musiques électroniques et finalement imergentes pour le spectateur! D’autres images singulières du spectacle vivant me reviennent (Jan Lauwers, Jan Fabre, Gildas Milin, Roméo Castellucci) comme une résurgence, tel un bouillon de culture ! Imergence, émergence, résurgence : oui, il se passe quelque chose ce soir au Centre Chorégraphique de Montpellier. Thomas Ferrand crée cet espace entre théâtre, scène rock, performance pour l’agiter, le déconstruire, abattre les frontières entre disciplines. Tout se croise, s’enchevêtre et ne correspond plus à aucune forme (enfin, nous sortons des cases enfermantes !). Je plonge dans ce noir où l’on ne me raconte plus d’histoire, mais où la singularité du lieu et du lien fait le spectacle. Alors que les néons du plafond descendent et frôlent les guitares, qu’une femme baigne dans le sang d’une machine à laver salissante, j’échappe au monde industrialisé formaté par le pouvoir d’achat pour me ressentir dans cet entre-deux. Je suis happé par ma propre singularité à me laisser immerger dans cet espace chaotique, où rien n’est prédictible, où tout a du sens. Je ne m’interdis rien, je n’empêche rien. Je suis bien. La singularité de cette oeuvre est dans la puissance du lien entre elle et nous : elle offre un espace tellement global et maillé si bien que le spectateur ne s’y perd jamais, mais s’y retrouve.
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« Idiot cherche village » pose un défi : celle de permettre à cette oeuvre de se déployer, au hasard des représentations et des lieux (je la visualise déjà au Merlan à Marseille!). D’encourager Thomas Ferrand dans son parcours, celle d’un homme de théâtre singulier, précieux, que rien ne doit empêcher. Je l’imagine, croiser la philosophe et metteuse en scène Patricia Allio qui avec « sx.rx.RX » présenté au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles en 2006 (et prochainement au Théâtre de la Bastille à Paris, enfin !) avait déjoué toutes les classifications en produisant une pièce « hors normes ». Mais en reliant ces deux artistes, une évidence : n’y a pas de création émergente, mais des oeuvres sur l’émergence. Elles seront vitales pour accompagner la politique de civilisation d’Edgar Morin. Essentielles pour rester sujet.

Pascal Bély
www.festivalier.net

« Idiot cherche village» de Thomas Ferrand a été joué le 10 janvier 2008 au CCN de Montpellier.

Crédit photo: Yannick Lecoeur.

 

Revenir au sommaire Consulter la rubrique Spectacles pluridisciplinaires.A lire le passionnant article de Christian Mayeur, d’Entrepart, sur l’émergence créative.