Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON Vidéos

Avignon 2016 – Le grand refoulement.

Lundi 18 juillet 2016, 11h. Je file vers le Festival d’Avignon. Sur l’autoroute, les panneaux lumineux indiquent, « Liberté, Égalité, Fraternité ». Le service minimum de la communication d’entreprise pour une République réduite à un slogan. Arrivé sur le site « La région Midi-Pyrénées Languedoc Roussillon fait son cirque », un homme nous invite à 12h08 à faire une minute de silence en hommage aux assassinés de Nice. Des « professionnels de la profession » sont attablés. Ils ne se lèvent même pas. Service minimum.

Il est 14h30. Je suis à Vedène, pour la dernière création du metteur en scène polonais «Place des Héros» de Krystian Lupa. Il n’y a aucune protection policière aux abords du théâtre. Les agents d’accueil assurent un service minimum de sécurité. Dans le hall, je reconnais les journalistes de la presse institutionnalisée et de nombreux professionnels de la culture qui échangent sourires, tapes dans le dos et cartes de visite. J’observe et me questionne: comment s’interrogent-ils après l’attentat de Nice ? Que sont-ils prêts à oser, à lâcher, à transformer pour éviter le désastre ? Mais je n’entends que du refoulement : être au Festival d’Avignon, c’est ne penser qu’au Festival d’Avignon.

Il est 19h20. Le public ovationne les acteurs. Je quitte la salle. J’ai immédiatement une pensée pour Riss, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo. Inlassablement depuis l’attentat de janvier 2015, il dessine, écrit, sur la menace islamiste, sur la montée des communautarismes, sur la faillite des partis politiques qui ne font plus de la laïcité, un projet rassembleur. Je pense à lui parce qu’il est seul. Il ne pourra pas compter sur les artistes pour l’accompagner. Dans ce festival qualifié par Olivier Py et la presse de «miroir du monde» où «l’enfer frappe», où «l’art contre la peur» «refuse de se taire face à la barbarie», je n’aurais pas entendu prononcer «menace islamiste», ni même Daesch. Par contre, j’ai subi un théâtre tout-puissant, des écrans vidéos omniprésents m’imposant 12 heures d’esthétisme prétentieux («2666» de Julien Gosselin), cinq heures interminables, dont un passage douteux sur les attentats du Bataclan avec Angelica Liddell (¿Qué haré yo con esta espada ? Que ferai-je, moi, de cette épée ?), deux heures hermétiques avec le Blitztheatregroup6 a.m. How to disappear completely»), deux heures trente autoritaires avec Anne-Cecile Vandelem (« Tristesses »). Que pouvais-je attendre de Krystian Lupa dans un tel contexte ? Qu’il s’empare de l’œuvre de Thomas Bernhard pour oser évoquer ce qui nous arrive. Peine perdue.

Rappel des faits. Le15 novembre1938, les Autrichiens acclament Hitler à Vienne sur la Place des Héros. Cinquante ans plus tard, Madame Schuster entend encore ces clameurs qui l’obligent à s’éloigner de Vienne. Après 10 ans d’exil forcé à Oxford, le professeur Schuster revient dans la capitale autrichienne. Mais les crises de sa femme ne se calment pas. Retour programmé à Oxford, mais quelques jours avant le départ, Joseph Schuster, juif viennois, se suicide en se jetant par la fenêtre qui donne sur la place des Héros.

La pièce en trois actes de Thomas Bernhard retrace la journée de son enterrement. Krystian Lupa nous oppresse peu à peu jusqu’à nous projeter dans la crise de la veuve. Cette oppression est d’autant plus forte que la scène est immense, le plafond est haut alors que les acteurs n’occupent jamais vraiment tout le plateau. Ils paraissent si petits et fragiles face à un public si imposant dans sa masse uniforme. Le premier acte s’étire en longueur : les deux femmes de ménage font…le ménage de leurs souvenirs, de ce qu’elles ont tant refoulé. C’est long, pesant, engourdissant, à l’image de la minutie avec laquelle Madame Zittel reproduit les gestes du professeur pour repasser impeccablement les chemises. Lupa plie et déplie le jeu des acteurs, soigne chaque déplacement. Je ressens le rapport de domination entre puissants et faibles. Sauf que Lupa s’ingénie à le renverser : la gouvernante gouverne…

Dans le deuxième acte, Krystian Lupa s’amuse encore et joue sur la résonance. Le frère du professeur suicidé fait un cours de sciences politiques à ses deux nièces. Des leçons entendues en longueur d’année sur les ondes où le cynisme se substitue aux approches transversales et pluridisciplinaires qui nous aideraient à comprendre la complexité des enjeux mondialisés. À chaque évocation du « Premier Ministre », le public rit en pensant à Manuel Valls. C’est un rire confortable qui ne vient rien bousculer. Alors que notre démocratie est menacée par Daesch, nous rions cyniquement…et regardons ailleurs. Lupa braque les projecteurs sur le public lorsqu’est évoqué l’antisémitisme des Européens.  Cette technique de culpabilisation a déjà été utilisée cette année dans « Les damnés », mise en scène par Ivo Van Hove. Elle est datée : avons-nous encore besoin d’être braqués pour nous sentir concernés ? Nous retrouvons ici la posture de bien des artistes et acteurs culturels qui tire les ficelles de la culpabilisation pour faire venir à lui le peuple…À cet instant, Krystian Lupa prend un sacré coup de vieux.

Le troisième acte voit la veuve réunir son beau monde pour le repas de début d’après-midi. L’enterrement vient de se dérouler. On parle de tout, de théâtre et de rien pendant que la clameur de la rue monte jusqu’à faire exploser les vitres du salon. Nous sommes au cœur de la crise de la veuve. Nous ne verrions donc pas le danger venir : l’extrême droite est là. Sauf que…nous le savons depuis 30 ans.

Le public peut bien se lever, ovationner la troupe, mais j’ose espérer que les spectateurs ne sont pas dupes : le danger est ailleurs. L’élite culturelle se lève, mais c’est elle qu’elle applaudit : Lupa vient conforter leur stratégie de diabolisation de l’extrême droite. Est-ce donc ça, le théâtre engagé voulu par Olivier Py pour cette 70ème édition du Festival ?

Le théâtre engagé en 2016 serait de penser et d’animer « La Place des Héros » à Avignon. Krystian Lupa ne l’imagine même pas. Il n’est d’ailleurs pas le seul parmi les artistes programmés cette année. À Avignon, se joue une société coupée en deux : intérieur et extérieur des remparts, public d’habitués et habitants des quartiers populaires laissés à la marge (qui se souci de la menace extrémiste qui pèse sur le quartier de la Reine-Jeanne à part un journaliste de Paris Match ?). Nous manquons d’une place commune pour créer du commun. Cette place serait l’intermédiaire entre la Cour d’Honneur et le quartier populaire de Monclar, là où les journalistes du Bondy Blog décrivent le désarroi d’une population abandonnée par le Festival. Sur cette place se jouerait un théâtre audacieux qui célébrerait les musulmans républicains qui font face au salafisme, les acteurs sociaux qui créent du lien avec l’art, les artistes engagés qui pratiquent l’art participatif. Cette place ferait entendre la clameur de tous les intermédiaires qui, jour après jour, tentent de relier à la République ce qui peut encore l’être.

Mais il n’y pas pas de place pour ces intermédiaires au Festival d’Avignon, ni dans la politique culturelle de la Présidence Hollande. J’ai encore le souvenir de ce que nous avions fait pour le OFF d’Avignon en 2014, où nous avions osé créer cette Place, sous un chapiteau, en invitant des spectateurs éloignés du Festival à vivre un parcours atypique se terminant par une création participative avec le chorégraphe Philippe Lafeuille. Cette place a été brutalement effacée par Emmanuel Serrafini, à l’époque directeur des Hivernales d’Avignon (écarté en janvier dernier pour malversations financières) et prétendant à la Présidence du OFF.

Cette place serait ce prototype que nous avions élaboré pour Marie-José Malis, Directrice du Théâtre National d’Aubervilliers. Proposition restée sans réponse.

Ce soir, je quitte Avignon. Je rêve à cette Place des Héros où Marianne la Républicaine accueillerait la Reine-Jeanne laïque. Une scène, pas loin, où l’on viendrait voir les comédiens.

Pascal Bély avec Sylvain Saint-Pierre – Le Tadorne.

Catégories
FESTIVAL D'AVIGNON

Avignon 2016 – Triste Festival de théâtre (im)populaire.

Enfin ! Olivier Py, le Directeur du Festival d’Avignon, tient son spectacle contre le Front National qui accompagnera ses tribunes dans les journaux dès que le FN menacera à nouveau la ville ou la région. L’œuvre nous vient de Belgique. Le public l’acclame debout et la presse est dithyrambique. Le 13 juillet 2016, date où j’assiste à la représentation, Olivier Py reçoit Christian Estrosi, le Président de la Région PACA, pour une conférence de presse sur le plateau de la Cour du Palais des Papes. Étrange télescopage. Le pouvoir politique régional occupe la scène pour mener une opération de réhabilitation de la droite dure par le milieu culturel. Christian Estrosi, de l’ex-UMP, s’est retrouvé au second tour des élections face à Marion Maréchal Le Pen. Quelques semaines après sa victoire, il allongeait la subvention du Conseil Régional de 50 000 euros en faveur du Festival d’Avignon. Cette connivence entre le pouvoir et l’élite culturelle est un terreau qui fait progresser le FN car de cet argent donné, le peuple d’Avignon n’en verra probablement pas la couleur.

Notre héroïne est donc la metteuse en scène belge, Anne-Cecile Vandalem. En 2001, j’avais vu au Festival des Arts de Bruxelles, une belle œuvre, « Habitu(a)tion » où une famille incarnait les ravages de la mondialisation.

Avec « Tristesses », les théâtres vont pouvoir donner une touche « engagée » à leur programmation. Mais pourquoi ce spectacle m’a-t-il exaspéré jusqu’à envisager de quitter la salle ?

Il faut imaginer l’île, Tristesses, appartenant au Royaume du Danemark. Nous sommes en 2015. Il ne reste plus que huit habitants alors qu’elle en comptait des centaines du temps où les abattoirs fonctionnaient. Une vielle femme se pend autour du drapeau. Elle est la mère de la présidente du parti d’extrême droite et future première ministre. Le jour d’après, celle-ci se rend sur l’île après avoir exigé que l’on ne descende pas le corps. Nous entrons alors dans le cœur du réacteur idéologique et rhétorique de l’extrême droite. Les dialogues grincent comme des coups de ciseaux, les jeux d’acteurs sont moulés avec une extrême précision dans la caricature du peuple beauf. Ce spectacle nommé « musical » voit les musiciens déambuler pour incarner les fantômes des morts de l’île. Des maisons sont parsemées sur scène et donnent un caractère étouffant d’autant plus que plus de la moitié du spectacle est filmé à l’intérieur des habitations. Tout est léché, travaillé. Mais quelque chose m’effraie.

L’extrême précision à incarner le fascisme « moderne » sur une scène de théâtre finit par créer un dialogue entre les deux extrêmes. D’un côté la figure de l’extrême droite (jouée par Anne-Cécile Vandalem elle-même), de l’autre une metteuse en scène qui met en jeu sa supposée toute-puissance d’artiste pour combattre le mal.

L’extrême droite envisage de transformer l’île en studio de cinéma pour créer des films de propagande sur le grand remplacement. En symétrie, Anne-Cécile utilise à outrance la vidéo comme si le théâtre ne pouvait plus à lui tout seul explorer la complexité de la situation. Cette omniprésence de la vidéo change ma posture de spectateur : l’image m’empêche d’élaborer à partir de mes ressentis, je la suis, elle me pèse, m’impose. L’image oriente, verrouille. Une des protagonistes finit par crier à la présidente du parti : « ton discours m’enferme et je ne peux plus te répondre ».  Je pourrais clamer la même chose à Anne-Cecile Vandalem qui produit un théâtre-vidéo autoritaire, là où le théâtre seul serait bien incapable d’une telle « propagande » !

L’extrême droite caricature toute situation complexe : elle réduit les interactions au profit d’une vision unilatérale censée donner le pouvoir au peuple. Sur scène, chaque personnage est enfermé dans une caricature. Les rires du public accompagnent l’autoritarisme d’Anne-Cécile Vandalem : les sachants se moquent des ignorants. Peu à peu, l’étau se resserre sur scène, mais aussi dans la salle : il n’y pas d’autres échappatoires que la disparition des habitants (ils finissent par s’entretuer…scène grotesque et lourdingue). Cette disparition n’est pas sans évoquer la posture adoptée par les acteurs culturels pour qui le peuple est toujours ignorant de ce qu’il devrait savoir: autant le faire disparaître en ne le conviant plus dans les salles au profit d’un entre-soi éduqué!

Cette pièce signe la détestation du peuple qui vote FN. Elle incarne la toute-puissance du milieu culturel qui, faute d’être avec le peuple,  le fantasme. « Tristesses » est un fantasme assumé. Cette œuvre ne questionne rien, ne met rien en mouvement. Elle ne produit que deux heures de jugements. Elle offre une vision du peuple quasi monolithique alors qu’il est multiple, multidimensionnel. C’est un théâtre qui substitue aux valeurs de l’accompagnement, du soin, une approche descendante qui conforte le spectateur-sachant dans sa certitude qu’il est du bon côté.

Deux heures après ce spectacle, lors d’une file d’attente, j’évoque la pièce avec deux spectatrices venues de Paris. L’échange est vif jusqu’à la sentence finale : « Monsieur, le peuple a TF1, de quoi se plaint-il ? Que l’on nous laisse ARTE et le Festival d’Avignon !».

Me revient alors une phrase du philosophe Bernard Stiegler : « Il ne faut pas accuser 
les électeurs du Front national, mais en prendre soin, car prendre soin des électeurs du FN, c’est prendre soin de la société tout entière ».

Me revient alors les paroles de Jean Vilar qui évoquait le Théâtre National populaire de Jean Vilar : « La première des choses que nous devions faire, d’après notre cahier des charges au sein du TNP, c’était de faire venir dans notre salle non pas l’élite, non pas les gens fortunés, mais d’abord ceux qui peut-être se sont éloignés des questions artistiques, esthétiques, etc. Et surtout ne pas, et surtout faire en sorte que l’art ne soit pas considéré par certaines classes défavorisées, comme une chose qui ne leur appartient pas, mais au contraire, une chose qui leur appartient ».

Ce soir, le festival ne m’appartient plus.

Olivier Py et Christian Estrosi sauront-ils me le restituer ?

Capture d’écran 2016-07-17 à 15.37.53

Pascal Bély – Le Tadorne

 

Catégories
ETRE SPECTATEUR

Être un spectateur insécurisé au Festival d’Avignon. 

Mercredi 13 juillet 2016. J’arrive au gymnase Aubanel pour «Tristesses» d’Anne-Cecile Vandalem. Une jeune femme, agent d’accueil, scrute mon sac pour «raison de sécurité». Or, je ressens de l’insécurité. Car je sais, qu’une fois le spectacle commencé, aucune force de l’ordre ne sera là pour sécuriser le lieu. Tandis que la pièce commence, une vision me traverse : un commando pourrait entrer dans la salle. Il n’y aurait aucune échappatoire. Cette image reviendra à plusieurs reprises.

Quelques heures plus tard, je fais part de ma crainte à un agent d’accueil d’un autre lieu. «Vous avez raison…nous-mêmes ne sommes pas rassurés et nous sommes interrogatifs sur le rôle que l’on nous fait jouer en fouillant vos sacs».

Au cours des trois journées passées à Avignon, je n’ai rencontré aucune force de l’ordre.

Vendredi 15 juillet 2016. A 12h19, tombe le communiqué de presse du Festival d’Avignon :

«Dans cette journée de deuil, nous réaffirmons qu’un spectateur est une femme, un homme, un enfant engagé, sa seule présence fait mentir les ténèbres. Être ensemble aujourd’hui est notre force. C’est un geste de résistance. Horatio dit à Hamlet “suspend ta douleur pour dire mon histoire”. Nous n’allons ni suspendre ni nier notre douleur, mais la dire sans interrompre la vie et notre solidarité avec les victimes. Nous allons dire encore l’histoire commune, la commune présence et l’espoir que nous nous donnons les uns aux autres. Face à ceux qui veulent imposer le silence, nous vous proposons non pas de faire une minute de silence, mais d’applaudir ensemble les forces de vie. Le Festival d’Avignon”.

Il n’est pas dit un mot sur la politique de sécurité du Festival. Dans ce communiqué, on mobilise une fois de plus les affects. Il faut y lire un clivage : une politique culturelle se pense (surtout pour réclamer son dû de subventions), mais non un politique liée à la sécurité. Il y a dans ce communiqué un déni insécurisant, une toute-puissance insupportable (l’histoire commune face au terrorisme…Mais de quelle histoire s’agit-il ?). Interroger l’insécurité dans un festival vous fait vite passer pour un paranoïaque, un réactionnaire, voire un homme de droite.

Il y a dans ce communiqué une justification : le festival d’Avignon continuera. Parce que les enjeux économiques sont trop forts, parce qu’il ne faut pas céder. Mais le Festival (à noter que le communiqué n’est pas signé par son directeur) ne dit pas un mot sur le climat: le temps de la sidération et du deuil permet–il d’aller au spectacle ? C’est un texte décontextualisé, écrit par des gens de « culture » (qui ne rate aucune occasion pour nous le faire savoir), mais qui pourtant manquent à leur mission première : sécuriser les lieux quand les spectateurs y sont enfermés.

Culture et sécurité ont toujours étaient liés. Soit le Festival sait qu’il ne peut sécuriser les lieux et choisi de nous vendre du rêve. Soit, il est sur le déni et fait preuve d’une incompétence inquiétante. Ce qui prouve aussi qu’entre le vide de ce communiqué et les réactions politiques après les attentats de Nice, il y a une défaite de la pensée partagée entre les acteurs culturels et nos dirigeants.

Être spectateur, c’est vouloir relier ce qui ne l’est pas ; c’est refuser qu’on lui impose un affect qui n’est pas le sien ; c’est s’interroger sur « le théâtre des opérations » parce qu’il y a toujours du théâtre même en période d’État d’Urgence.

Entre mercredi et aujourd’hui, il y a mon ressenti de spectateur, l’attentat de Nice et le communiqué du Festival : tout est lié, ce qui tend à prouver qu’Avignon ne peut –être déconnecté d’une politique globale.

C’est ce lien qu’il nous faut interroger parce que s’interroger fait partie de la culture pour une politique visant une histoire commune à réinventer.

Pascal Bély – Le Tadorne

Catégories
ETRE SPECTATEUR FESTIVAL D'AVIGNON PAS CONTENT

Festival d’Avignon et de Marseille : l’adresse aux spectateurs demeurés.

Suis-je un spectateur demeuré ? Onze années d’écriture sur ce blog me conduisent aujourd’hui à poser cette question. Rien ne vient contredire cette affirmation tant ce que je vois sur scène à Marseille ou Avignon mobilise peu ma sensibilité, ma pensée, mon corps, mes visions et mes visées.

Une question tourne en boucle : pourquoi s’adresse-t-on au spectateur de cette façon ?

Première démonstration avec le jeune metteur en scène Thomas Jolly. Il est missionné par le Festival d’Avignon pour faire de la pédagogie sur le passé, l’histoire et les à-côtés de cette vénérable institution. Chaque jour, CultureBox, la télévision culturelle sur internet (filiale de FranceTelevisions), poste une vidéo du trublion. Le ton saccadé emprunté à Antoine de Caunes, les illustrations, le propos visent à faire comprendre les enjeux du spectacle vivant en imitant les codes des Youtubeurs. La télévision sur internet parle ainsi du théâtre et du cadre institutionnel qui l’accueille: c’est un produit qu’il s’agit de transformer pour le rendre compatible avec la communication virale. Ce que je questionne est l’adresse au spectateur. L’adresse, c’est ce qui fait politique. Qui a toujours fait politique. Ici, elle est réduite à une vulgaire pédagogie où la forme impose le fond. C’est une pédagogie qui mobilise la pulsion, celle qui nous donne l’impression immédiate de tout comprendre, mais qui masque tous les enjeux complexes des liens qui unissent le spectateur à l’art. Ici, le lien est réduit parce que l’adresse est infantilisante.

Pour que le spectateur comprenne, on doit s’adresser à lui comme s’il ne captait rien. Ainsi, cette vidéo métaphorise la représentation que ce font les acteurs culturels du peuple : « il ne sait rien, on va lui apprendre ». Cette adresse est datée, elle fait de la pédagogie séduisante pour des contenus réducteurs là où tant d’autres font de la pédagogie à partir des processus pour développer du sens. Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, dévoile ainsi sa stratégie : il y a le peuple et nous. Réduisons la distance grâce aux  outils d’aujourd’hui de la communication (ce qu’on appelle d’ailleurs la Culture Touch). Cette réduction est problématique, car cette fausse connivence est une honteuse prise de pouvoir: l’adresse ne sera plus politique parce qu’elle menacerait l’oligarchie culturelle.

Ce que Thomas Jolly joue, ce qu’Olivier Py autorise, le chorégraphe Jérôme Bel le met en scène dans « Gala » présenté lors du Festival de Marseille.  C’est un spectacle mêlant amateurs et professionnels de la danse. Ici, nous sommes au cœur de l’adresse. En chorégraphiant la relation de chacun et de tous à la danse, Jérôme Bel met en scène l’adresse du corps à ce qui fait société. Ici aussi, elle ne fait plus politique. Le groupe est habilement constitué : des vieux, des ados, des enfants, des blacks, des métis, des blancs, des handicapés, des femmes, des hommes…Toutes les communautés religieuses sont probablement là. Elle est donc là la République vue par les acteurs culturels, à savoir une somme de communautés qu’il faut séduire. Mais qu’est-ce qu’il peut bien faire politique dans ce spectacle bâclé ? Jérôme Bel dévoile, sous la forme d’un calendrier posé sur scène, les différents tableaux : solos, ballet, saluts, compagnie, …Chacun s’essaye à la danse et pose la brutalité de son mouvement : à savoir maladroit pour les amateurs, très justes pour les professionnels. Jérôme Bel juxtapose, mais ne relie rien. Ne métamorphose rien. Il pose l’adresse de chacun au public sans visée…juste un geste censé révéler ce que l’Autre dit de lui. C’est réducteur. Le groupe n’est là que pour créer de la chaîne, où imiter ce qui est proposé par l’un d’entre eux. Le protocole de création est probablement le même à Marseille, à Lyon ou à Brest. On fait fi du contexte de chacun et de l’environnement géopolitique. L’important est de se montrer au Youtubeur Jérôme Bel. L’adresse aux spectateurs est vide de sens : elle ne contient qu’une vision réduite de la relation de chacun à la danse. Ici, on imite. L’imitation est le propos. S’adresser, c’est imiter.

Dans « Gala », Jérôme Bel transforme l’adresse politique en une politique de l’offre où les applaudissements du public lors de chaque tableau sont autant de likes de contenus d’une page Facebook qui défilerait sous nos yeux. Comme Thomas Jolly, Jérôme Bel s’adresse à cette pulsion célébrée par les réseaux sociaux : me voir dans le geste de l’autre.

Nous sommes très loin d’une adresse où l’artiste me guiderait à retrouver cette puissance où je questionne le tout pour m’adresser au sens porté par chacun.

Pascal Bély – Le Tadorne