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FESTIVAL D'AVIGNON

Avignon 2015 – Le Roi Py(re)

Pour la première fois depuis des années, j’assiste au début du Festival d’Avignon de loin, sans prendre part aux spectacles et à la ville. Cette mise à distance permet d’observer l’étrange concomitance de ce qui s’y joue et de ce qu’il est convenu d’appeler la «crise Grecque» ou plus globalement de l’Europe. Ces champs magnétiques apparaissent alors dans toute leur complexité et se superposent : Avignon-Athènes, Olivier Py (directeur du Festival d’Avignon) – Le Roi Lear (la dernière création du directeur)- François Hollande, donnent à voir un même processus de dislocation, qui interroge de façon radicale les liens entre vision et pouvoir.

Nous sommes aujourd’hui le 7 juillet, date stratégique : trois jours après le début du Festival (et de la première dans la Cour d’Honneur du Roi Lear), sur-lendemain du « non » au référendum grec, et journée qualifiée de « décisive » qui donnera lieu à un sommet européen sur l’avenir de la Grèce dans la zone euro. Ces évènements tissent un réseau de correspondances qui nous enchevêtrent tous.

Olivier Py préside au Festival d’Avignon pour la 2e année consécutive. L’an dernier, nous étions quelques-uns à déplorer la privatisation du Festival à son usage personnel. En faisant disparaître la fonction d’artiste associé (chère au tadem précédent, Archambault – Baudriller) à son profit, il indiquait de fait aux spectateurs qu’il serait davantage qu’un simple programmateur de Festival. Hélas, ni la programmation, ni ses propres pièces proposées n’étaient en mesure de satisfaire des festivaliers habitués aux fulgurances d’Angelica Liddell, Christoph Marthaler, Roméo Castellucci, etc.

L’imposture se dissimulait mal derrière la couverture médiatique hors-norme, petit monde qui croyait trouver en Py l’héritier de Jean Vilar et de René Char. C’était oublier qu’il ne tenait son poste que par l’entremise d’un savant jeu de rôle et d’une connivence toute sarkoziste.

Cette année, Olivier Py poursuit la même démarche : de nouveau, trois pièces proposées dont une dans la Cour d’Honneur, Le Roi Lear (qu’il traduit et met en scène). Ce sera d’ailleurs la seule oeuvre de théâtre dans ce lieu mythique. En un mot, Py se prolonge en Lear. Lear, ce roi vieillissant qui, au seuil de sa vie, convoque ses trois filles pour interroger l’affection qu’elles lui portent : plus elles l’expriment, plus il leur attribuera une part importante du royaume. Plus son orgueil et sa folie seront flattés, plus il sombrera dans la folie et le pouvoir s’affaissera. Lear est un dirigeant politique d’une grande modernité : il substitue les affects au rationnel, l’ego au collectif, ne cherchant ainsi que complaisance et narcissisme dans des relations de miroir. Il pourrait donc parfaitement être à la tête du Festival d’Avignon…

Cordélia, elle, est spectatrice de cette triste parade. Son refus des faux-semblants lui vaut d’être chassée du royaume pour sa franchise : « il me manque lart volubile et mielleux / de parler sans avoir le besoin dagir. » Cordélia ne dissocie jamais la parole et l’action. Elle observe, pense, agit, et métaphorise à merveille la figure d’une spectatrice du Festival d’Avignon, assistant, consternée, à la dislocation du territoire, à sa transformation en lieu de pouvoir. Elle seule porte une vision ; Lear lui, perdra la vue, après avoir sombré dans la folie.

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En 2015, Cordélia est rendue muette dans la pièce de Py : tout un symbole. Inutile de s’attarder sur la traduction et la mise en scène grand-guignol du Roi Lear par Py. La presse célèbre unanimement ce désastre (Cf. Le Monde, Libération, Rue 89). À force de postures, le royaume se fissure et le roi est nu. Reste son divertissement.

D’Avignon à Athènes, en passant par Paris, Berlin, des processus profonds semblent converger et faire sens. La question du maintien de la Grèce dans la zone euro atteint un point de non-retour, le « royaume européen » est à présent menacé de dislocation : Syriza en Grèce, mais aussi Podemos en Espagne et le Front National en France, en dépit de leurs divergences idéologiques, jouent sur les failles démocratiques d’une techno-structure européenne qui s’est peu à peu coupée des peuples.

La situation rappelle les tragédies grecques : aider la Grèce, c’est prendre le risque de financer à fond perdu un Etat en faillite et d’alimenter une fois encore le tonneau des danaïdes ; abandonner la Grèce, c’est tourner le dos aux principes et aux valeurs européennes, et faire courir un danger systémique sur toute la zone euro. Les deux solutions portent en germe un risque de dislocation, lié sans doute au défaut de construction de la zone euro : une monnaie unique sans pour autant d’intégration politique, c’est-à-dire fiscale, sociale, liée à des projets de grande ampleur. Il faudrait oser le mot de civilisation.

Les peuples ne peuvent plus se contenter de rustines, des mannes financières qui alimentent un système périmé : un saut dans l’inconnu va se produire.

Il manque à l’Europe une vision ; nous avons trop de Lear à sa tête ou dans les Etats, alors même qu’il faudrait écouter Cordélia : « Je sais ce que vous êtes » puis « Ô Dieux bienveillants, / Guérissez cette immense brèche dans sa nature malmenée ! / Réajustez les sens désaccordés et dissonants / De ce père torturé par ses enfants. » Lear n’est pas seulement à Avignon : Paris, Berlin, Athènes ?

Cordélia est inaudible, alors même qu’elle nous invite à retisser les liens du royaume, déchiqueté par des enfants avides de pouvoir et qui se prennent pour des rois. Dans tout ce fatras, certaines paroles passent inaperçues alors même qu’elles portent en elles les bases d’une re-fondation. L’interview accordée par Thomas Piketty au journal Le Monde propose cette vision d’un saut qualitatif vers une véritable intégration politique. Elle repose sur quelques principes-cadres : affirmation irréductible de l’appartenance de la Grèce à la zone euro, restructuration des dettes européennes, mutualisation des dettes européennes (toutes !) supérieures à 60%, nouvelle gouvernance démocratique, harmonisation fiscale et ciblage de la fiscalité sur les hauts revenus, financement de projets politiques, réajustement financier en faveur des jeunes générations, etc. Sans projet, sans vision, nous n’aurons que désolation et dislocation.

D’Avignon à Athènes, la crise contient en germes des processus de destruction autant que de re-fondation. Le théâtre, lui, porte cette conscience aiguë de son temps, telles ces paroles finales exprimées par Edgar : « Au fardeau de ce triste temps nous devons obéir, / Exprimer ce que nous sentons, non ce qu’il faudrait dire / Les plus vieux ont souffert le plus : nous les cadets / N’en verrons jamais tant, ni ne vivrons autant d’années ».

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Avignon 2015- Le splendide requiem de Krystian Lupa.

C’est le premier spectacle du Festival d’Avignon. À l’heure où le doute m’envahit, où mes questions essentielles (et existentielles !) sur comment penser autrement le rôle de la culture et de l’art trouvent si peu d’écho dans le cercle fermé des sachants, Krystian Lupa m’accueille avec « Des arbres à abattre » de Thomas Bernhard.

Alors que nous nous apprêtons à vivre 4h30 de théâtre polonais en pleine après-midi caniculaire, l’accueil pensé par Krystian Lupa prend tout son sens. En prenant place dix minutes avant le début du spectacle, il nous projette l’interview de Joana, celle qui « apprend aux artistes à marcher ». Entre deux silences, ses réponses me bouleversent : son art est une quête d’absolu. Le journaliste ne résiste pas très longtemps tant ses questions binaires sont prises dans le tourbillon d’une pensée, où dialoguerait psychanalyse et désir d’une utopie partagée. Je rêve d’entendre une telle parole aujourd’hui, où l’artiste évoquerait son art sans magnifier son égo. Avec Lupa, nous sommes à mille lieues de l’accueil autoritaire que nous avait réservé l’an dernier Claude Regy qui exigeait de nous le silence le plus absolu en entrant dans la salle…

Le décor se dévoile. Les époux Auersberger préparent un «dîner artistique» en l’honneur d’un vieux comédien du Théâtre National qui donne ce soir la première du « Canard Sauvage ». Thomas, le narrateur, se tient tantôt à l’écart (à l’image d’un psychanalyste assis sur son fauteuil écoutant les névroses d’un entre-soi mortifère), tantôt à l’intérieur de ce huit clos étoufant réunissant l’intelligencia autrichienne. Mais un événement vient dérégler la mécanique de ce dîner : tous reviennent de l’enterrement de Joanna, qui s’est pendu quelques jours auparavant. Ecrivains, chanteurs, acteurs se bousculent pour assister au diner, presque en boitant….

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Treize comédiens vont ainsi offrir au public d’Avignon ce que le théâtre peut donner de meilleur. Il faut être un très grand metteur en scène pour oser un jeu polysémique où notre regard circule entre un ici et maintenant, un ici et un avant (une vidéo filme le jour de l’enterrement), un ici et un ailleurs (Thomas et Johana se retrouvent nus pour un requiem à deux voix sur l’art). À ce triple jeu, s’ajoute la voix off de Thomas évoquant ce bal de faux semblants et Krystian Lupa lui-même qui, assis sagement au premier étage de la salle, micro à la main, laisse échapper ses rires et d’étranges sons, comme pour nous alerter de l’impensé de ce huit clos. Lupa orchestre son art total où les mouvements de la caméra vidéo épousent la psychologie complexe des protagonistes ; où la musique (dont le célèbre Bolléro de Ravel) nourrit un requiem théâtral en hommage à tous ceux qui n’en sont pas revenus ; où les corps sont si textuels que les surtitrages sont des notations du mouvement. Lupa donne à son art polysémique tout le temps qu’il lui faut pour se déployer, tout en nous invitant à devenir des écoutants, où notre empathie fraye son chemin dans cet entre-soi où rien ne peut le pénétrer. Lupa nous donne les clefs pour le comprendre, tout en mettant en scène ce que nous aurions peut-être perdu de vue : notre relation à l’art est-elle cette quête d’absolu incarnée par Joana (sinon, pourquoi serions-nous là, dans cette salle ?)

En ce tout début de Festival, Lupa m’accueille, jusqu’à réparer mon identité de blogueur, de spectateur critique qui a eu à souffrir de l’entre-soi culturel français et de ces huit clos qui font et défont les réputations, qui ne pensent plus l’art, mais la façon de faire réseau pour hiérarchiser les bons et les mauvais. Avec Lupa, l’entre-soi est une esthétique de l’effondrement où les corps s’affaissent, mais parviennent encore à réagir au Boléro de Ravel pour s’y abandonner. Lupa transforme cet effondrement en une quête absolu, d’un amour de l’art à mort. Cet entre-soi est ce lieu étroit où la représentation de l’art se violente, où l’art d’en vivre conduit vers l’art d’en finir. C’est un entre-soi où le peuple aimant n’entre pas, à l’image de la bonne qui finit par divaguer tel un fantôme.

L’ami de Johanna est bien seul au milieu de cette forêt d’arbres abattus. Sa douleur le maintient droit, mais il quittera la soirée pour ne pas laisser aspirer par la puissance de n’en rien dire. Cet ami résonne avec le désarroi que j’éprouve à l’égard de cette micro société qui ne fait plus société.

Je hais l’entre-soi et tous les diners artistiques, mais Lupa m’accueille pour ne plus en souffrir.

Lupa m’accueille et je vous l’écris : Joana est revenue.

Pascal Bély – Le Tadorne

"Des arbres à abattre" d'après Thomas Bernhard; Adaptation et mise en scène de Krystian  Lupa au Festival d'Avignon du 4 au 8 juillet 2015.