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FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

« Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus »

Il est assis à côté de moi. Costume noir. Impeccable. Il bouge à peine. Raide comme un bâton. Étrange posture avant un spectacle de danse. Je remue sans arrêt. Tendu. Puis un homme arrive sur scène. Tel un chef d’orchestre, il fait lever huit personnes dans le public qui à tour de rôle clament “je me souviens”, en hommage à Georges Perec. Les souvenirs fusent comme des tirs de feu d’artifice. J’ai envie de participer (“je me souviens de mon premier spectacle de danse»). L’homme à côté décline sa poésie en espagnol. Il parle fort. Il faut que ça sorte. La mémoire vive se met en mouvement.

Spectacle vivant.

Spectateur déjà presque debout comme si nous devions nous mettre en jeu : ne rien en attendre, mais entrer dans la danse !

Montpellier Danse nous fait là un beau cadeau : programmer l’oeuvre d’Anna Halprin et Morton Subotnick («Parades and changes, replay in expansion») créée en 1965, censurée pendant 20 ans aux États-Unis et revisitée par la chorégraphe Anne Collod. Une pièce matrice de la danse contemporaine à l’image de cet échafaudage dans lequel dix danseurs se glissent pour transformer la structure métallique en espace quasi végétal. Une oeuvre majeure pour ceux qui se questionnent sur la réforme de notre société et nos façons de penser l’évolution pour sortir d’une vision monolithique du progrès. La chorégraphie d’Anna Halprin résonne particulièrement avec notre contexte : nous sommes saturés de murs, de cités imprenables, d’ossatures en béton, aux mains des techniciens experts qui supportent les parties sans mettre en mouvement le tout. Le peuple n’a plus qu’à taper des pieds et faire entendre le vacarme de sa plainte. Il y en aura toujours pour leur donner l’estrade.

Mais l’enjeu est ailleurs : il nous faut réhumaniser ce que le progrès a compartimenté. C’est ainsi que les danseurs se délestent peu à peu de leur costume (l’habit ne fait-il que le moine?) pour quitter leur petite scène d’un jour, leur posture et créer le mouvement à partir d’une pose poétique. Cela pourrait durer indéfiniment parce que l’accueil, la rencontre se dansent. Ma joie monte crescendo alors qu’un défilé se met en place avec au sol, des objets de notre société consumériste. Les corps s’en saisissent et la métamorphose s’opère : l’humain supporte le poids. L’Oeuvre est en jeu. L’Art, au-delà de tout.
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«Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus» affirmait Pina Bausch dans le film de Wim Wenders, «For Pina». Anna Halprin l’a précédé. Alors, ils dansent et s’emparent de toute la machinerie théâtrale pour faire vibrer les pores des murs à partir de «niches» de résistance qui nourrissent le solide par le liquide de la pluridisciplinarité (le cirque s’entremêle à la danse). Ici, la technique (échelle, projecteurs, passerelle) est au service d’une chorégraphie groupale dont le mot d’ordre serait : «mouvementons, mouvementons, sinon nous sommes exclus».  Peu à peu la tension monte parce que ces humains défient la matérialité pour préférer le processus qui crée l’interdépendance. Ils réinventent le «comment» pour sortir de notre hystérie de l’attachement au «quoi». Tout s’articule, tout s’amplifie pourvu que cela soit au profit du vivant : ils peuvent à nouveau revenir vers nous, sans bruit, en rang et se déshabiller sans nous quitter du regard. Le temps de l’humain prend son temps. La nudité spectaculaire et honteuse laisse la place au tableau : je le ressens comme une victoire contre l’oppression du vertical et de la morale, du faire à tout prix, du mot qui dirait tout.
C’est ainsi, qu’en 1965, Anna Halprin (re)définissait la modernité à partir du geste, du positionnement créatif. La dernière scène emporte tout : tandis que le bruit crée le mouvement, les corps font du bruit.
Peu à peu, je me réveille, m’éveille, m’émerveille : la danse est un art total qui nous déshabille pour nous inclure dans la parade du chacun pour tous.
Pascal Bély – Le Tadorne.
A lire aussi le regard de Guy Degeorges d’Un soir ou un autre.
Les photos sont de Jérôme Delatour. A lire son regard sur Images de Danse.
« Parades and changes, replay in expansion » d’Anna Halprin et Morton Subotnick réinterprété par Anne Collod avec Nuno Bizarro, Anne Collod , Yoann Demichelis, Ghyslaine Gau , Ignacio Herrero Lopez, Saskia Hölbling , Chloé Moura, Laurent Pichaud, Fabrice Ramalingom, joué au Théâtre de Grammont dans le cadre de Montpellier Danse le 20 avril 2011.
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PETITE ENFANCE Vidéos

Je me suis fait tout petit…

Il est dans une case. On continue de le cataloguer «théâtre jeune public». Lors du colloque «et puis après, on sera grand» organisé par la Scène Nationale de Cavaillon, le pédopsychiatre Patrick Ben Soussan proposait une tout autre nomination : le théâtre pour les familles. En m’immergeant deux jours dans la première édition du Festival «Petits et grands» à Nantes, j’ai ressenti la puissance de l’enjeu : ce théâtre-là est au-delà des classifications. Il ne peut-être catalogué. Comme l’écrivait en 1907 le metteur en scène Russe Constantin Stanislavski, “le théâtre pour enfants, c’est le théâtre pour adultes, mais en mieux“.
À Nantes, j’ai vu neuf propositions. Quatre ont retenu mon attention parce qu’elles s’engageaient dans un propos artistique incluant petits et grands. Pour les cinq autres, le tout-petit ne s’intéresserait qu’à la femme enceinte, aux bons et aux méchants, au doudou, à la peur de se faire manger par le loup. À ce propos réducteur s’est rajoutée une mise en scène peu dynamique où le jeu d’ombre et de lumière suffirait à créer l’émerveillement. Mais cela n’a pas calmé le besoin d’imaginaire réclamé par ces tout-petits devenus bruyants parce qu’on leur parle neuneu?

Uccellini” de la Compagnie Skappa ! est l’Oeuvre. Au sens propre comme au figuré. La comédienne Isabelle Hervouët a les honneurs du Musée des Beaux-Arts de Nantes qui l’accueille puis prolonge le spectacle par une visite guidée pour les tout-petits et leurs parents autour de deux tableaux : «Tilleul»  de Joan Mitchell et «1974» de Robert Soulage. Mérité. Car ces quarante minutes sont uniques et provoquent dans l’assistance bien des remous : le spectacle dit vivant prend ici toute sa mesure.

Isabelle Hervouët chante : elle est oiseau qui se pose sur notre banc de sable, où la toile est la paroi de la caverne.

À l’origine

D’où nous vient-elle ? Il me plaît de l’imaginer surgir des tableaux accrochés…Face à sa toile de plastique, elle se jette corps et âme dans l’autoportrait. De la terre qui macule ses mains et ses doigts, elle se fait pinceau et sa chair se fait rouleau. Elle chante et parle un drôle de langage : celui de la créativité, celui qui autorise tout. Celui de l’insoumission la plus totale. L’oiseau est libre. D’un univers utérin se dessine peu à peu la vie explosive, où la transformation laisse place à la métamorphose. Ce n’est pas de tout repos, car le geste ne cherche pas le vrai, mais puise sa matière au-delà du réel.
Au commencement était le théâtre.
Elle se projette sur la toile, prolonge son autoportrait par un jeu d’ombres où tout peut s’imaginer.

Cadeau.

Et puis arrive ce moment unique, prodigieux : face à nous, contre la toile, ses mains-pinceaux deviennent des ailes et la voilà qui s’envole tandis que le bleu macule. L’envol de l’imaginaire, là, sous nos yeux. Dans ma chair. Cet envol, au-delà.

Naissance du spectateur.

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Il nous faut bien atterrir. Quelques heures seront nécessaires avant d’entrer dans la caverne où la Compagnie Ramodal nous accueille pour «Au bord de l’autre». Ici, se joue la terre patrie du bien-être où le sable, l’eau, la pierre, le verre, le bois sont les éléments vitaux pour que l’acteur soit un alchimiste. Je n’ai probablement jamais ressenti une telle intensité sur scène : le jeu musical et théâtral rend la matière vivante, presque chair. C’est une chorégraphie qui voit le sable se mettre en mouvement tandis que deux baguettes dessinent des corps dansants et marchant sur l’eau. Le peintre n’est jamais loin pour plonger ses mains dans « le » liquide qui métamorphose la scène en espace de la création. La force de cette proposition est dans le lien qu’elle tisse entre nous et l’art : ce qui fait oeuvre est bien ce que nous en faisons. Le tableau final qui voit deux enfants s’approcher de la scène pour souffler avec l’artiste vers l’oeuvre est un moment poétique exceptionnel : autour du feu créateur, l’art crée l’image où la naissance du spectateur est naissance du sujet. Prodigieux !

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Plus tard, c’est le collectif belge De Spiegel qui nous accueille sous les toits du Château des Ducs de Bretagne. Avec leurs habits blancs et leurs chaussures de couleurs, ils sont toiles et pinceaux pour inventer des volumes sous l’effet de la musique, des cartons et du jeu. «Bramborry» est un jeu savant où deux hommes et une femme jouent à cache-cache avec leurs trompettes de la vie et leurs saxes oh faunes ! Ces félins s’amusent avec les notes tandis que leur décor de carton dessine une partition dont nous serions le chef d’orchestre. L’interactivité est permanente entre la musique, les corps et l’installation picturale de Kveta Pacovska et Elisabeth Schnell. C’est un art total, car tout est habité à l’image de ces petites maisons dans lesquelles nos protagonistes créent des univers sonores et théâtraux. Avec « Bramborry », l’art contemporain se prend au jeu du théâtre. Jouissif.
«Le bal des bébés»  proposé  par le Théâtre de la Guimbarde participe à cette fresque dessinée par les trois compagnies précédentes. Ici, parents et bébés (ils ne marchent pas encore) sont invités à trouver le mouvement qui les (trans
)porte vers l’acte créateur. Deux danseuses et deux musiciens accompagnent pour que cela se fasse en douceur ; pour que les corps entrent dans la danse dans un lâcher-prise salvateur. La toile du peinte, symbolisée par des tissus de couleurs, émerge peu à peu et convie chacun à contribuer. Ici aussi, la caverne est convoquée.

À la fin du bal, alors que les parents forment le cercle, certains bébés plongent au centre dans les tissus et se mettent à crier de joie. Nous voilà spectateurs de notre avenir…
Pascal Bély – Le Tadorne

« Uccellini » de la Compagnie Skappa !
« Le bal des bébés »  par le Théâtre de la Guimbarde
 « Bramborry » par le Théâtre de la Guimbarde ry lr Theater De Spiegel
« Au bord de l’autre » par la Compagnie Ramodal
Au Festival « Petits et Grands » à Nantes du 13 au 17 avril 2011.

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LES JOURNALISTES! PAS CONTENT

L’article inacceptable de Raphaël de Gubernatis dans le Nouvel Observateur

À l’attention de Laurent Joffrin, directeur du Nouvel Observateur..

Monsieur,
Nous sommes plusieurs spectateurs, lecteurs, artistes, à être infiniment choqués par le ton et la teneur des propos tenus par le critique Raphaël de Gubernatis(1), dans les colonnes de votre journal, à propos de la pièce de Faustin Linyekula, «Pour en finir avec Bérénice» jouée au Théâtre de Chaillot à Paris.
Il ne s’agit pas de défendre le spectacle (parmi nous certains l’ont apprécié, d’autres pas du tout), mais de dénoncer un état d’esprit qui permet à Éric Zemmour, à Jean-Paul Guerlain et à John Galliano de déborder pour polémiquer. Cet article est réactionnaire parce qu’il prend racine dans un paradigme que l’on aimerait dépassé. C’est une pensée raciste, dans le sens où elle admet une hiérarchie des cultures : «Il est assurément de notre devoir d’Européen de tendre la main et d’aider avec vigueur des artistes issus de pays comme le Congo qui ont traversé une guerre effroyable du fait de leurs propres tyrans». Cette phrase est inacceptable. Elle sous-tend qu’un artiste congolais, africain ne peut être programmé parce qu’il est talentueux. Pourquoi toujours renvoyer les créateurs «africains» à leurs origines ? Les Européens auraient donc un devoir envers eux comme le sous-entendait Jules Ferry lorsqu’il justifiait la colonisation : «Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures.».
La suite n’est pas plus brillante. Raphaël de Gubernatis affirme (sans conditionnel) que le Théâtre de Chaillot n’a pu annuler ces représentations par le jeu des coproductions, ce qui sous-entend que la structure ne défend pas le spectacle. C’est une accusation grave. D’où tient-il cette  “information» ?

Si le spectacle est raté pour certains, pourquoi ne pas le considérer simplement comme tel ? Certes Faustin Linyekula évoque son pays, à partir de son histoire. Mais tous les artistes le font. Il parle d’en finir avec Bérénice, comme symbole de la violence de la colonisation par le langage et montre la difficulté à dire cette langue imposée. Monsieur de Gubernatis n’a pas compris le spectacle : il en a le droit. Mais sa position autorise-t-elle à un tel  mépris de l’artiste jusqu’à écrire un pamphlet malodorant ?

Nous sommes d’autant plus choqués que cet article est sur le NouvelObs.fr. Tous les commentaires ne sont pas publiés et l’auteur ne répond pas à ses contradicteurs. La liberté d’expression des lecteurs n’est pas totalement respectée privant  Monsieur de Gubernatis d’échanger pour être plus constructif.

Nous vous demandons d’ouvrir le dialogue avec vos lecteurs et d’autoriser toutes les contributions, sans censure, afin d’être en cohérence avec les valeurs de démocratie et de respect dont se prévaut votre journal.

Il en va de la vitalité de notre démocratie postcoloniale.

Nous vous prions d’accepter, Monsieur, l’expression de nos salutations les plus distinguées.

Eva Doumbia, metteure en scène.

Pascal Bély, spectateur, Le Tadorne.

 

(1) Spectacle : Pour en finir avec la complaisance

Il est assurément de notre devoir d’Européen de tendre la main et d’aider avec vigueur des artistes issus de pays comme le Congo qui ont traversé une guerre effroyable du fait de leurs propres tyrans, sans doute soutenus en sous-main par des intérêts occidentaux. Ces artistes assurément sont le signe d’un espoir de dignité retrouvée et de recul de la barbarie. Et ils ont droit à toutes les attentions comme aux aides que nous pouvons leur fournir.

Un trio miraculeux

Parmi ces artistes, le Congolais Faustin Linyekula bénéficie de la bienveillance multipliée des milieux culturels français. On l’avait naguère découvert lors des premières Rencontres chorégraphiques africaines, alors organisées à Luanda (Angola) par “Afrique en création”, et depuis reprises par Cultures France. C’était en 1988 et il apparaissait, sous les couleurs du Kenya, avec le mime Piyo Okach et la danseuse Afrah Tenanbergen dans un miraculeux trio tout baigné de poésie dont la beauté et la spiritualité avaient alors bouleversé et laissaient entrevoir un fabuleux renouveau pour la danse africaine. Ce renouveau a existé, il a permis l’émergence de remarquables personnalités, mais on en a découvert désormais les limites lors des dernières et désastreuses Rencontres chorégraphiques qui se sont déroulées à Bamako (Mali) en automne dernier.

“Bérénice”

Faustin Linyekula, quant à lui, après avoir été convié à monter une “Bérénice” de Racine à sa façon, pour la Comédie française (Studio du Louvre), une “Bérénice” conçue de façon assez gratuite, il faut le dire, et qui a horrifié bien des spectateurs, Faustin Linyekula s’est vu invité par le Festival d’Avignon 2010 à donner un spectacle joué par les jeunes gens avec qui il travaille à Kisangani, au nord-est de la république “démocratique” du Congo.

Piètres débutants

Le travail qu’il y mène est sans doute honorable. Plus que cela, essentiel dans un pays où la guerre a ruiné la société et la culture. Et il est sans nul doute important qu’on l’aide en ce sens. Mais fallait-il faire venir en Europe ce spectacle conçu par Faustin Linyekula et donné par des “comédiens” qui ne sont jamais que de piètres amateurs ou alors des débutants sans talent particulier ?

N’y a t il pas une frontière à maintenir entre travail social, aussi remarquable soit-il, et travail artistique présenté dans de hauts lieux du théâtre?

Exécrable

Le spectacle de Faustin Linyekula, intitulé “Pour en finir avec Bérénice”, et dont il serait trop long d’évoquer ici les sources, ce spectacle est tout simplement exécrable. La dramaturgie comme la mise en scène n’offrent aucun intérêt, ou alors tellement mince ;  la partie chorégraphique interprétée par le metteur en scène et chorégraphe est parfaitement insipide et s’insère dans le spectacle sans nulle pertinence. Quant aux “comédiens”, ils sont proprement atterrants. Il s’agit là d’un travail de patronage où les quelques vers de Racine qui  subsistent sont massacrés, ânonnés de façon affligeante par des “acteurs” qui font peine à voir et dont il est proprement indécent d’exhiber la faiblesse en public. Cela de surcroît dans le cadre d’un festival de théâtre qui se veut le plus brillant du monde. Et aujourd’hui dans celui du Théâtre de Chaillot.

Cycle infernal

Le cycle infernal des coproductions conduit effectivement ce désolant spectacle à être présenté au Théâtre de Chaillot qui n’a pas pu, ou pas osé, l’annuler. On va demander à des gens de payer (ou ils seront invités) pour voir du travail d’amateurs sur une dramaturgie immature. Car tout cela est d’un niveau proprement infantile. Et tout cela se fait avec la coupable complaisance de milieux culturels où l’on raisonne (si l’on ose employer ce mot) de façon démagogique ou sentimentale ou condescendante, sans imaginer qu’exhiber ainsi des Congolais dans une situation aussi défavorable ne fait que renforcer les préjugés dont on accable déjà l’Afrique et ses habitants.

Raphaël de Gubernatis – Nouvelobs.com

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LES JOURNALISTES! PAS CONTENT

L’inculture est un produit; la morale est son emballage

Cela vous ne vous a pas échappé. Sur le site du Monde.fr, l’onglet «culture» a disparu de la une. Pour le trouver, il faut cliquer sur la rubrique «loisirs». C’est ainsi qu’un  journal de référence réduit notre rapport à l’art à une activité de divertissement. Mais est-ce si étonnant ? Depuis qu’en 1986,  le ministère de la Culture est accolé à celui de la communication, nous savions que les codes et les usages de la société consumériste déplaceraient la question du lien à l’art de la sphère intime et collective vers des pratiques de consommateur. Qu’on en juge par la dernière trouvaille de Marseille Provence 2013 qui, pour enquêter sur le public, publie un questionnaire élaboré par des étudiants d’une école de management. Pour sonder nos choix culturels, la danse n’est pas évoquée; on abaisse la question du lien à la profondeur de notre porte-monnaie. Rien sur le désir. Comment en sommes-nous arrivés là ?

La responsabilité des programmateurs ne peut-être esquivée. Pour exemple, le Festival de Marseille, qui s’apprête à investir la salle Vallier en juin. La place du spectateur est réduite à un slogan de communicant («Festi’vallier») à qui l’on propose une sardinade pour vagabonder sur  la plage en collaboration avec la Scène Nationale du Merlan. Cette dernière mène une campagne offensive de communication autour d’une formule infantilisante et bêtifiante («courage rions!») où le spectacle n’est qu’un produit d’appel. Nous pourrions multiplier les exemples d’établissements culturels et d’artistes qui, pour créer la relation avec le public, n’ont rien trouvé de mieux que d’utiliser les techniques du marketing. Le lien social, le corps, la rencontre leur font si peur qu’ils sont prêts à tout pour ne jamais être traversé par l’imprévu.

Rien d’étonnant à ce que la culture ait disparu du programme du Parti Socialiste. C’est une activité marchande comme une autre. Jean-Michel Ribes, patron du Théâtre du Rond-Point à Paris, peut bien s’en émouvoir sur le plateau de «Ce soir ou jamais». Cet homme révérencieux à l’égard du pouvoir (son hommage appuyé à François Fillon est un comble alors que ce dernier mène une politique d’exclusion permanente envers les étrangers) avance lui aussi des chiffres pour démontrer le rôle déterminant de la culture dans l’économie. Il parle comme un chef d’entreprise subventionné qui  soigne ses arrières en soutenant le programme du Parti Socialiste («Il est bien écrit. Dans l’écriture, il y a quelque chose de culturel»). Mais ce soir-là, l’homme de culture est l’avocat Thierry Levy qui lui répond : «la modestie du projet socialiste est une qualité. L’absence de caractère est un défaut». Or, parce que la culture n’est pas une somme de pratiques culturelles qu’on hiérarchiserait, mais un lien au sensible, au turbulent, les hommes qui dirigent les programmes et les établissements devraient avoir pour mission de donner du caractère et non de s’assujettir au pouvoir, qu’il soit économique ou politique.

Dans ce contexte général, l’éviction d’Olivier Py de la direction du Théâtre de l’Odéon n’est qu’un épisode de plus dans les relations incestueuses entre politique et culture. Nous avons perdu la visée sur le rôle de l’art dans une société globalisé. À mesure que nous en avons fait un produit, le politique n’est qu’un chef de rayon qui change de tête de gondole comme bon lui semble. C’est une réforme globale qu’il faudrait entreprendre en redonnant le pouvoir à la représentation nationale sur les nominations et en ouvrant les conseils d’administration des établissements culturels aux spectateurs émancipés si cher au philosophe Jacques Rancière.
Dans cette semaine mouvementée, comment passer sous silence «l’affaire» entre Bertrand Cantat et Jean-Louis Trintignant ? Cette tragédie véhicule son lot d’émotions légitimes et de jugements moraux. Or, le metteur en scène Wajdi Mouawad a fait un choix artistique : celui de confier la musique de sa prochaine création pour le Festival d’Avignon à Bertrand Cantat. Mais c’est la douleur d’un père qui en a décidé tout autrement. C’est ainsi que la question de l’art s’est déplacée du terrain artistique vers le pathos, l’émotionnel et la morale.Cela n’annonce rien de bon pour notre avenir démocratique (à penser que l’art à avoir quelque chose avec la démocratie…).

Dans quelque temps, le journal Le Monde fera glisser l’onglet culture vers la rubrique santé. Pour qu’elle nous soigne de nos folies moralisatrices et consuméristes.
Pascal Bély – Le Tadorne.

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OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Marie-José Malis à la Maison de la Poésie à Paris: quand le théâtre fait rêver…

À la sortie d’ «On ne sait comment» de Luigi Pirandello mise en scène par Marie-José Malis, je me prends à rêver que le théâtre puisse toujours avoir ce niveau d’exigence, de prise de risque et de respect. Avec cette  impression étrange d’avoir participé, de ma place, à une oeuvre où le déplacement permanent du plateau abat la frontière entre conscience et inconscience, comme à l’issue d’une séance d’analyse où l’exploration du rêve rend léger parce que la question du «vrai» et du “faux” n’est pas la Question.

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Ils sont cinq sur scène : deux couples et un ami. 2+2= 5. Tout est lié. Aucun de ces personnages ne pourra s’extraire du drame. Aucun ne pourra résister à l’assaut : la vérité n’existe pas. Seule, la réalité psychique construit ce que l’illusion du réel nous impose. Roméo le sait (troublant Olivier Horeau): il a eu une aventure sans lendemain avec la femme de Giorgio, son ami marin. Depuis, Roméo doute de tout : de la sincérité de son épouse, de l’amour triomphant au sein du couple d’amis, du rapport à la vérité et à la responsabilité. Ils le considèrent comme un fou, mais il ne lâche pas: il y a chez chacun de nous des crimes innocents que nous dissimulons derrière nos fronts de granit. Du meurtre révélé tel un secret de famille, au rêve du matin où nous avons éprouvé du plaisir avec le corps d’un Autre, tout y passe : Roméo lève les voiles («je ne peux pas me sauver par un mensonge»), les embarque dans sa folie  («j’ai besoin de croire que cela arrive à tout le monde»), voit la liberté comme un châtiment et le rêve «comme un crime innocent».

Cela dure trois heures. Il faut tout le talent de Marie-José Malis et des comédiens pour être soi-même entraîné. Ici, point d’effets spéciaux et de roublardises technologiques : entre les actes, ce sont les acteurs qui déplacent les décors tandis que la mise en scène les fait glisser pour abattre les cloisons. Ainsi, toute la «machinerie théâtrale» est au service du propos (et non  l’inverse comme dans tant de créations «pluridisciplinaires»). Le rideau rouge (couleur du sang qui lui ne trompe pas) est une membrane entre le dedans du «huit clos mensonger» et le dehors du jeu de la “vérité”. Le plateau s’avance même tel un plongeoir vers le public : il est prêt à céder sous le poids des remords et des mensonges. Mais il nous plonge aussi dans un lien différent au théâtre (quelle part de vérité venons-nous y chercher ?). En fond de plateau, un décor dans le décor où un rideau métallique ouvre les portes de l’inconscient, l’espace de toutes les dissimulations (il est l’autre scène).

Quant à la salle du Théâtre des Bernardines, elle reste éclairée tout au long du spectacle afin que les acteurs puissent quitter le plateau et s’approcher de nous : ainsi pris à témoin, la «folie» de Roméo nous inclue dans ce cauchemar «jusqu’en éprouver du plaisir». C’est depuis le parterre que l’effet inconscient du théâtre se joue.  Peu à peu, la tension monte d’acte en acte : la lumière joue sa fonction hallucinogène (rêve ou réalité ?) tandis que la musique accentue l’inéluctabilité du drame qui se prépare: la quête de la vérité mène droit vers la mort.

Tel Roméo, Marie-José Malis questionne avec force et engagement le texte de «folie» de Pirandello. Elle ne recule devant rien et ouvre «son» théâtre pour explorer ce processus psychique quitte à jouer avec lui pour nous “déplacer”  sans ménagement, mais avec respect. Il est rare de nos jours qu’une metteuse en scène créée une telle affinité entre la dramaturgie et l’inconscient, où l’intensité théâtrale est proportionnelle à l’intensité du refoulement.

Avec «On ne sait comment», Marie-José Malis propose sa séance où le sujet est en spectacle pour qu’advienne le devenir du sujet dans la quête de sa vérité. Sublime.

Pascal Bély – Le Tadorne.

«On ne sait comment» de Luigi Pirandello par Marie-José Malis. Avec Pascal Batigne, Olivier Horeau, Marie Lamachère, Victor Ponomarev et Sandrine Rommel. Au Théâtre des Bernardines à Marseille du 5 au 9 avril 2011.
A la Maison de la Poésie à Paris du 9 au 31 mars 2013
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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE Vidéos

Nous sommes Tribu-Terre de la jeunesse.

Le contexte :
Dans un récent article, je qualifiais de «sans ambition» la saison théâtrale 2010 – 2011 dans l’aire marseillaise. Motivé, je migre vers Lyon et son festival «Anticodes» présenté aux Subsistances. J’apprécie cette manifestation et ce lieu d’autant plus que l’an dernier j’avais fait la connaissance de  la contorsionniste Angela Laurier qui sera d’ailleurs au prochain Festival Montpellier Danse. En ce dimanche estival, la programmation foisonnante m’oblige donc à faire des choix : ce sera Michel Schweizer et ses «fauves» ; la troupe New Yorkaise du Big Dance Theater pour «Supernatural Wife» et «Drama per musica» d’Alexandre Roccoli et Séverine Rième. Les deux dernières propositions m’apparaissent bien faibles (voir inaboutie et bâclée pour drama). Seul Michel Schweizer suscite mon enthousiasme.

L’accueil :

Les Subsistances savent accueillir. À l’entrée, des jeunes gens en bleu de travail vous guident, vous conseillent. Une actrice déambule dans la cour, telle une vendeuse à la sauvette, pour rappeler les lieux et les horaires. C’est souvent drôle, car inattendu. Mais avant «Les Fauves», un homme nous accueille sous un porche. Yoann Bourgeois est acrobate, acteur et jongleur. Il nous offre sept minutes de poésie où les balles prolongent le corps et créent le mouvement. Sept minutes où le public assis par terre contemple cet homme-balle nous raconter à partir de fugues de Bach emballées, que l’art peut nous aider à penser rond?

« Les fauves » de Michel Schweizer.

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Ils sont dix jeunes et un accompagnateur. On ne sait d’ailleurs pas très bien quelle est sa fonction: habillé d’un t-shirt siglé dont il ignore le sens, le metteur en scène Michel Schweizer lui a demandé d’être lui-même. Alors, Gianfranco Poddighe chante pour nous accueillir puis passe derrière les platines tel un DJ de l’âme. Il fait jeune. Comme moi. La jeunesse n’est donc pas un statut. Elle est.
Des tables avec des micros entourent le plateau (métaphore de la nouvelle Agora ?) tandis que deux horloges digitales pendent du plafond. Elles ne donnent pas la même heure et le décalage ne cessera de grandir au cours de l’heure quarante-cinq minutes du spectacle. Le temps est suspendu, mais aussi décalé comme une invitation à lâcher prise nos repères habituels et nos visions normées. Les voilà donc face à nous (Robin, Elsa, Pierre, Clément, Aurélien, Pauline, Zhara, Lucie, Elisa, Davy), habillés de leur t-shirt où est écrit «endurci» accompagné d’un numéro indiquant leur degré de dureté ! Comme l’eau calcaire de nos machines. Façon élégante de nous renvoyer leur sensibilité, là où nous les aurions probablement enfermés dans des cases inamovibles.

Leur regard ne trompe pas : nous ne saurons rien de leurs origines sociales, de leur statut, de leur vécu familial. Rien pour nous accrocher, mais ils vont tout donner pour nous relier : ils sont ma contemporanéité et mon avenir. Très vite, ils refusent l’abécédaire de la jeunesse écrit par le philosophe Bruce Bégout que leur tend Gianfranco. Ils veulent d’abord évoquer leur ressenti d’être ici, face à nous : et c’est du corps dont ils nous parlent. Cette parole crue et drôle autorise alors toutes les audaces chorégraphiques, plus proches  d’une danse de l’enchevêtrement que du ballet: elle ne cesse de les habiter même quand ils chantent. Ici, la danse a de la voix.

Peu à peu, ils dessinent le changement de civilisation qui se profile : ce groupe incarne un schéma totalement inversé. C’est en partant du bas vers le haut qu’il  propose de  co-construire notre société au-delà des savoirs d’experts. La créativité et l’écoute sont le moteur du progrès (gare à celui qui n’entend pas?), le sensible en est la matière.

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Le groupe semble s’inscrire dans un «ici et maintenant» qui le  mène à refuser un débat vain sur le lien entre jeunesse et immortalité. Leur identité est complexe car leur avatar doit cohabiter avec leur rôle social : c’est leur recherche du mouvement qui les engage loin des dogmes qui rigidifient «le corps social». En un instant, ce groupe est capable de se mobiliser si les valeurs de respect et d’écoute sont menacées. Car le «je» est en «nous». Individualisme ? Sûrement pas. Plutôt un désir de tribu (chère au sociologue Michel Maffesoli) où l’harmonie conflictuelle définit le vivre ensemble, où  l’unicité est une conjonction des contraires, où une tolérance infinie empêche que leur vie sociale se tisse sur un pathos enfermant.

À mesure que «Fauves» avance, je me sens flotter dans un liquide (amniotique ?) et me laisse porter quitte à m’autoriser l’ennui quand leur interpellation me sature (à l’image de certains d’entre eux qui s’isolent avec leur casque, leur guitare ou se lovent dans le canapé du fond). Avec eux, je ne cherche rien à savoir, mais je ressens, calmement.

Leur espace artistique est une toile où  les mots se prolongent dans le mouvement, où se réinvente une démocratie, où aujourd’hui est le premier jour du reste de notre vie…

Pascal Bély – Le Tadorne.

“Fauves” de Michel Michel Schweizer au Festival Anticodes du 31 mars au 3 avril 2011.