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ETRE SPECTATEUR

Washington-Paris-Mens-Avignon- Brazzaville – Gennevilliers (1/2): David Bobée, l’artiste du puzzle, du peuple métissé.

20 janvier 2009, Washington :

Ils sont des milliers à se serrer dans le froid, prêts à l’écouter. De son estrade dressée à Washington, il s’élance. Et il évoque d’abord « un sentiment d’humilité, devant la tâche qui nous attend ».

20 janvier 2009, Paris :

À 18h30, le Théâtre du Rond-Point joue son rôle d’éclaireur. Le discours de Barack Obama « De la race en Amérique » prononcé  le 18 mars 2008 est incarné par Vincent Byrd Le Sage sous la direction de José Pliya. L’émotion est palpable dans la salle tant la sobriété du jeu de l’acteur résonne avec la gravité du moment. J’ai honte d’être français à mesure que le discours m’englobe car il entre en collision avec les paroles de Sarkozy à Dakar en juillet 2007. Envie de fuir ce petit pays. Désir de participer à « une politique de civilisation »

22 janvier 2009, dans un bistrot du 19e arrondissement de Paris :

Elsa Gomis (contributrice pour le Tadorne) et moi-même rencontrons Pierre Quenehen, le directeur du festival « Mens alors ! », petite ville de l’Isère. Il souhaite l’engagement du « Tadorne » comme blog du festival auprès d’Elsa, chargée  avec d’autres de l’accueil des 80 bénévoles et du public.

La discussion est animée, elle déborde d’allers-retours. Il y a tant à dire : le travail de Frédéric  Nevchehirlian l’artiste associé cette année, celui des autres chanteurs, musiciens, comédiens, qui au travers d’ateliers vont aller vers le public. Les publics. Parents, enfants, personnes âgées, valides, non valides, ruraux, urbains… Tant de parenthèses pour expliquer le contexte, de détours pour décrire les expériences passées. Nous flottons.

Nous n’entendons plus les paroles, nous écoutons la musique de la voix de Pierre. Alors même que Cités Musiques, l’association pour laquelle il travaille serait menacée, Pierre nous transmet son envie, son enthousiasme.

Nous sommes grisés, mais ravis. Prêts à découdre contre les lourdeurs institutionnelles. Décidés à activer le réseau d’artistes et d’amis engagés dans une communication transversale et volontaire pour accompagner les changements de paradigme. Bras-dessus bras dessous, le long de canal de l’Ourcq, nous partons.

“… En ce jour, nous sommes réunis parce que nous avons préféré l’espoir à la crainte, l’union au conflit et à la dissension.” (Barack Obama, 20 janvier 2009).

La première pièce du puzzle est posée.

Vendredi 23 janvier, bistrot Place Gambetta, Paris.

Je déjeune avec Martine. Une jeune dame journaliste, presque retraitée, aux yeux qui pétillent. Martine serait sûrement désigné non productive aujourd’hui par un grand quotidien du soir, trop âgée sans doute! Car trop agitatrice certainement. Au prochain Festival d’Avignon, elle veut mettre en lien tous ceux qui sont engagés dans une parole pour tracer des chemins à travers les clôtures de nos pensées. Après « les plages d’Agnès », voici venu le temps « des traverses de Martine ».

Vendredi 23 janvier, Fondation Cartier, Paris.

Il existe une Fondation Cartier. Pour l’art contemporain.

Deux hommes, déjà âgés, dénoncent.

Raymond Depardon, le documentariste fait l’éloge de l’immobilité.

Paul Virilio l’urbaniste accuse la vitesse : elle est notre incarcération. Car de la vitesse résulte le krach, l’effet de serre… elle entraîne la réduction du monde à rien. Il en découle que notre traçabilité (grâce aux puces RFID, aux satellites, aux téléphones cellulaires…) a remplacé notre identité territoriale.

D’autant que notre monde va être confronté à un problème sans précédent de repeuplement planétaire. Pour des raisons d’ordre divers (économie, écologie…), environ 1 milliard de personnes vont être déplacées d’ici 2020 sur Terre.

Grâce à l’immobilité de sa caméra, Raymond Depardon donne la parole à ceux qui ne l’ont pas. L’immobilité de la caméra dégage l’écoute. La parole brute qu’il donne à entendre est une vraie pensée. Immobilité de la caméra comme résistance au mouvement du monde. Ensemble, Paul Virilio et Raymond Depardon illustrent une forme de résistance à ce que le monde peut devenir.

Glacés par le vent qui souffle boulevard Raspail, nous quittons la Fondation.

Devant un auditoire qui s’étend à perte de vue, il  continue : …Notre réussite économique n’a pas été dépendante uniquement du montant de notre produit intérieur brut, mais également de l’étendue de notre prospérité, de notre capacité à offrir des opportunités à chaque homme ou femme de bonne volonté. Non pas par charité, mais parce que c’est la voie la plus sûre au bien-être commun. (Barack Obama, 20 janvier 2009).

La deuxième pièce du puzzle se présente à nous.

Samedi 24 janvier, au bar du Théâtre2Genevilliers.

Nous dînons avec Isabelle. Elle dit : « tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin ». Elle dit qu’elle veut soutenir les travailleurs sociaux, les animateurs, les responsables de centre de quartier… tous ceux qui font du lien avec la population dans sa collectivité. Isabelle veut les aider à accompagner les publics qu’ils côtoient vers la culture. Vers ce qui donne du sens.

Du haut de sa tribune, il évoque l’esprit de service, une volonté de trouver un sens dans quelque chose qui nous dépasse. Et justement, en ce moment, moment qui va marquer une génération, c’est précisément cet état d’esprit qui doit nous habiter ((Barack Obama, 20 janvier 2009).

Le puzzle s’agence sous nos yeux.

Samedi 24 janvier, Théâtre2Genevilliers, Ronan Chéneau, David Bobée, DeLa Vallet Bidiefono,  «Nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue“.

Des danseurs congolais et français sont ensemble. Dans la même énergie, la même rage. Avec sincérité, avec toute la nudité d’un cri, ils disent ne pas se retrouver dans cette France. Les enfants de la France ne se reconnaissent pas dans l’identité institutionnalisée. L’institution est un mât en haut duquel on gesticule sans aller vers eux. Ils dénoncent Platon et le monde des idées qui les exclut parce qu’ils n’ont pas les mots. Cette fameuse « idée de la France » si chère à notre petit président qui leur fait perdre toute identité. Alors, ils crient, chantent, hurlent leur douleur jusqu’à nous atteindre, sans effraction. Ils métissent les arts (de la danse au théâtre, en passant par le cirque et la vidéo) ; le plateau est cette France traversée, non verticalisée par ce pouvoir aux accents fascistes.

Fasciste. Le mot est suggéré par cette danse aux accents militaires, par des mouvements si synchronisés qu’ils glacent le sang, par ce mur de Berlin d’un gris modernisé, par le tapis roulant où circulent ces valises de mots de la rhétorique dégoulinante de haine de la Sarkozie inculte. Notre petit président ne lit aucun livre, mais nos danseurs jouent les mots de l’écrivain Ronan Chéneau avec une telle empathie qu’ils ne sont pas sans nous évoquer la force d’Obama face à son peuple.  À mesure que « nos enfants nous font peur quand on les croise dans la rue » avance, nous lâchons ce que ce pouvoir autoritaire cadenasse en nous. Nous tremblons avec eux. David Bobée et l’écrivain Ronan Cheneau nous redonnent la parole, confisquée sous le poids d’une pensée unique autoritaire. Nous n’apprenons rien que nous savons déjà mais cette mise en scène crée soudain l’espace collectif qui nous manque tant. Depuis quand n’avons-nous pas ressenti cela au théâtre ? Il est enfin là le vacarme que nous attendions.

Cette jeunesse veut dépasser les préjugés jusqu’à franchir les frontières de la scène. Ils montent sur les gradins. Ils crient. C’est la révolte par la créativité. Mais nous ne pleurons pas. Plus habitués. La bulle est en nous. La bulle de rage qui donne envie de ne pas en rester là.

De Washington à Paris, de Mens à Brazzaville, de bistrot en bistrot, le dessin du puzzle s’est tracé sous nos yeux. Des années maintenant. Des années de pratique professionnelle, artistique, de contacts riches, mais disparates. Et tout est clair. Il n’existe plus de barrières.

En 2009 nous allons faire ce que nous devons faire.

Ils applaudissent, ils sourient, pleurent parfois, ils savent maintenant ce qu’ils ont à faire. Il conclut en nous demandant de transmettre ce don merveilleux qu’est la liberté (Barack Obama, 20 janvier 2009).

Elsa Gomis – Pascal Bély – www.festivalier.net.