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EN COURS DE REFORMATAGE

Tous les articles du Festival d’Avignon 2006: 2ème partie, le théâtre des maux.

Ci-dessous, une deuxième selection d’articles du Festival d’Avignon 2006. Pour voir les photos et l’article en taille normale, cliquez sur le titre.

Au Festival d’Avignon, «Faut qu’on parle!»…plus fort.
Hamid Ben Mahi est un danseur de hip – hop. Né en 1973, il a vécu pendant dix ans dans la cité des Aubiers à Bordeaux. Associé au metteur en scène Guy Alloucherie, il nous propose, à partir de sa vie, une tranche d’histoire contemporaine. Sur la petite scène de la Chapelle des Pénitents Blancs, un écran vidéo trône au milieu d’un mobilier des années soixante-dix.
Je reconnais certains meubles de mon enfance et je ressens d’emblée une proximité avec cet artiste issu de la classe ouvrière. Il nous parle de sa vie, de son voyage en Algérie avec Guy Alloucherie pour revoir son père qu’il n’a pas vu depuis plus de vingt ans. Il danse sa rage, sa soif de rechercher le fin mot de l’histoire (pourquoi ses parents sont-ils venus en France ?). Il ponctue son cheminement de faits racistes dont sa famille et lui-même ont été les victimes. « Faut qu’on parle !» entre de plein fouet avec le contexte actuel, où la France a l’image d’un pays raciste, bien loin de la patrie des droits de l’homme qu’elle s’évertue encore à faire croire.
C’est une pièce émouvante car je connais la valeur d’une parole qui se libère. Pour toute une génération d’enfants d’immigrés, cette parole résonne peu ou violemment et nous avons du mal à reconnaître notre rôle dans cette histoire complexe. On sous-estime dans ce pays les pathologies issues de ce déni (Ben Mahi les évoque dans son spectacle). Il nous donne une leçon de psychologie clinique : nier l’autre dans son existence revient à le positionner comme un objet. En reliant sa danse au théâtre, Hamid Bel Mahi devient sujet. Il s’expose. Être danseur de hip – hop ne suffisait peut-être plus. Face à nous, le comédien naît au même titre que le sujet.
En s’associant avec Guy Alloucherie, cette démarche artistique dépasse le témoignage : en effet, il s’agit de nous interpeller, de nous toucher. Cette parole libère tout autant le danseur que nous-mêmes. De l’entendre, je me sens dégagé d’un poids, prêt à écouter l’Histoire, leurs histoires. Malgré tout, le fait que cette pièce soit jouée dans le plus petit lieu du Festival n’est pas sans poser question : cela ne métaphorise-t-il pas la place du Hip – Hop dans la culture Française, l’enfermement du théâtre social qui dénonce plus qu’il ne propose, et la timidité d’un Festival qui a du mal à introspecter la société Française ?

Malgré tout, je quitte la Chapelle des Penitents blancs, ému, touché. Je sais que nos histoires sont liées, que cet homme a de l’avenir. « Faut qu’on parle ! » crée du lien. Ce n’est pas si mal dans une société que certains voudraient cloisonnée pour mieux la contrôler.


Au Festival d’Avignon, « Sizwe Banzi est mort ». Sarkosy aussi.

Ce texte fut écrit dans les années soixante-dix par un auteur blanc et deux auteurs noirs dans le contexte de l’apartheid en Afrique du Sud. Peter Brook le met en scène avec deux acteurs magnifiques : Habib Dembélé et Pitcho Womba Konga. Cette pièce fait écho avec la situation française actuelle française. C’est une histoire de photos, de cartons, d’un papier.
Nous sommes à l’École de la Trillade, dans l’un des quartiers pauvres d’Avignon, traversé par une grande avenue. Je m’étonne qu’un bâtiment aussi laid et dégradé soit une école primaire…
C’est dans ce cadre qu’un théâtre a été installé. Sur scène, des cartons et des matériaux de récupération font office de décor. Nous sommes dans un théâtre de rue, un soir d’orage dans ce quartier d’Avignon.
Habib Dembélé, alias Styles, arrive sur scène. Il travaille à l’Usine Ford et nous décrit par les moindres faits et gestes comment le contremaître le traite, lui et ses collègues « singes noirs », le jour où le « grand patron américain » vient inspecter les lieux. Les mots font mouche et  Habib Dembélé semble danser en même temps qu’il dénonce avec humour ces pratiques d’un autre temps. Mais Styles rêve d’autre chose. Il s’installe alors comme photographe pour tirer le portrait. Il décrit avec drôlerie comment une famille de trente-sept personnes veut s’immortaliser…quelques jours avant la mort du grand-père. Steves évoque celle de son père et sort la photo de sa poche. L’émotion traverse la cour de l’école. Tout semble suspendu. Progressivement, les photos, les cartons ont une âme. Le papier bouge…
Sizwe Banzi frappe à la porte de la boutique. Il veut une photo pour envoyer à sa femme restée au pays. Il est travailleur étranger et son « pass » est périmé. Il est sous le coup d’une expulsion. Il n’est plus rien. Styles le fait jouer pour lui faire la photo (« tu es le grand patron de l’usine…souris ! Clic – clac »). Par ce petit jeu de rôles, Style donne plus qu’une photo d’identité ; il le rend humain. Mais il faut trouver un stratagème pour avoir un « pass ». C’est alors que Styles découvre un homme mort avec un « pass » en règle. Sizwe Banzi devient alors Robert Zuellima. Survient  ce qui sera sans doute le plus beau moment de théâtre de cette 60e édition : Sizwe (Pitcho Womba Konga, exceptionnel) se dirige vers le premier rang du public (cf. photo) et clame : « Qu’est-ce qui se passe dans ce foutu monde ? Qui veut de moi ? …QU’EST – CE QUI NE VA PAS AVEC MOI ? ». Les sans-papiers en lutte aujourd’hui en France semblent crier avec lui. La cour résonne. Les murs d’Avignon et de l’Elysée tremblent. Je n’ose plus bouger. Les photos s’animent, les cartons se soulèvent. Le papier vit…
Peter Brook signe une mise en scène magnifique avec trois bouts de cartons et une planche en bois. Dénué de tout, l’homme est toujours capable de créativité. Peter Brook nous invite à retrouver notre conscience des Droits de l’Homme sans quoi le  « pass » devient la procédure qui masque l’émergence d’un nouvel apartheid. En plaçant des spectateurs sur les deux côtés de la scène, il signifie que nous sommes aussi « acteurs » de ce qui se joue avec les « sans papiers » pris au piège en Europe. Cette mise en scène humaniste, loin d’être culpabilisante, nous aide à ressentir la complexité de cette situation en replaçant l’individu (Sizwe) au centre. C’est une façon de positionner les sans-papiers comme sujet au moment où nous les considérions comme objet, comme variable d’ajustement.
Sans que l’on y prenne garde, les photos jaunissent, les cartons brûlent.
« AVEC VOUS , ÇA VA » semble répondre le public.


Au Festival d’Avignon, la belle leçon de vie de Pippo Delbono.

Depuis 2002, Pippo Delbono, acteur, auteur, metteur en scène italien est un habitué du Festival d’Avignon. Cette année-là, il présentait trois œuvres de son répertoire (« Guerra », « Il Silenzio » et « La Rabbia »). Je me souviens avoir été profondément bouleversé. En 2004, «Urlo » à la Carrière de Boulbon avait déçu. En 2006, « Le temps des assassins » joué au Théâtre des Salins de Martigues m’a confirmé dans mon intuition : le théâtre de Pippo Delbono fait partie de ma vie, sans que je sache vraiment pourquoi.
« Récits de juin » est présenté cet été dans la cour magnifique du Musée Calvet. C’est un rendez-vous incontournable. Je ne suis manifestement pas le seul tant le lien entre Pippo Delbono et les festivaliers semble fort. Il était tant de nous retrouver, car le temps passe vite. Celui de Pippo est peut-être compté…
Il y a une table, un micro, une bouteille de bière et d’eau. Il commence sa « conférence – spectacle » par une confidence : « Il y trois mots à ne pas répéter en dehors de cette enceinteà ma mère». L’intimité est créée. Pippo peut débuter, même si son français est parfois aléatoire. Qu’importe. Je ne l’écoute pas ; je le ressens. Et cela fait quatre ans que cela dure. Je suis heureux de le revoir et je m’aperçois à quel point je tiens à lui. Il nous raconte sa vie, de l’enfant de chœur troublé par le curé à sa rencontre avec Bobo, sourd-muet, microcéphale, interné dans un hôpital psychiatrique pendant plus de quarante-cinq ans et qui deviendra son acteur fétiche. Entre confidences parlées et extraits de « La Rabbia » ou « Du temps des Assasins », Pippo Delbono tisse peu à peu la trame de son œuvre, la particularité de son théâtre : celle d’une écriture du ressenti, du geste simple (souffler dans une bouteille de bière pour retrouver le souffle de vie), de la danse qui transcende la douleur pour aller chercher le sens. Il se dégage de la vie de Pippo Delbono une profonde humanité. Ses mots, son écriture touchent ceux pour qui, vivre, est un défi quotidien. Sa vie prend sens dans le lien avec l’autre "différent". Grâce à ses « Récits de juin », j’ai compris la finalité de son œuvre et le lien que j’ai avec lui. J’ai ressenti que je l’aimais. C’est aussi simple que cela. Encore fallait-il y mettre des mots. Mais promis, je ne dirais pas à sa mère les trois mots qu’elle ne peut entendre. Nous l’avons compris, Pippo Delbono avait besoin de nous les dire, de poser ces trois mots sur la table pour en écrire d’autres. Avec nous, pour nous.
J’en suis convaincu: il s’en sortira car son théâtre vit avec nous. Ses « Récits de Juin » sont aussi nos « Récits d’Avignon ».

A bientôt, Pippo.


En Avignon, Marcial Di Fonzo Bo et Copi font leur festival.

La présence de Marcial Di Fonzo Bo au Festival d’Avignon est en soi un événement. C’est un grand acteur, aujourd’hui metteur en scène et membre du collectif « Le théâtre des Lucioles ». Mais surtout, il affirme son positionnement en programmant trois œuvres de Copi, « La Tour de la Défense », « Les poulets n’ont pas de chaises » et « Loretta strong ». Il rend ainsi hommage à cet auteur et dessinateur du Nouvel Observateur, décédé en 1987. Pour cela, Martial Di Fonzo Bo investit le Lycée Mistral. Comme pour Olivier Py l’an dernier, je retrouve l’ambiance de la troupe de théâtre installée dans la durée : les enfants qui courent, le public au bar, et un magnifique chapiteau crée par le Théâtre Dromesko. Cette atmosphère contribue à soutenir l’œuvre de Copi.

« La tour de la Défense » se joue dans le gymnase du lycée. Le dispositif bi-frontal met l’appartement au centre et permet de l’apprécier dans toute sa complexité à partir du regard horizontal. Luc et Jean vivent ensemble dans cet appartement avec vue panoramique sur la capitale. Tout paraît transparent (leur mode de vie gay et les excentricités qui vont avec) mais leur solitude individuelle ne fait aucun doute. Ils semblent vivre l’un à côté de l’autre. Daphnée, leur voisine de palier, leur rend régulièrement visite. Sous acide en permanence, elle n’assume plus son rôle de mère à l’égard de sa petite fille, âgée de 3 ans. Micheline, travestie la nuit, est invitée pour ce réveillon du jour de l’an. Elle est là par hasard, mais rien n’est moins sûr. Ahmed fait irruption comme amant présumé de Daphnée et « arabe » de son état. Il s’engage avec courage et détermination à préparer ce réveillon de folie. Entre un énorme serpent qui sort des toilettes (il finit au four farci avec un rat), les évanouissements répétés de Daphnée, les engueulades du couple, et la découverte macabre de la petite fille dans une valise, rien ne nous est épargné. L’absurdité des situations est portée par une mise en scène exceptionnelle. Elle repose sur le jeu des acteurs (cela peut paraître évident, mais méfions-nous des évidences !) : Marina Foïs est sublime, touchante et Pierre Maillet est criant de vérité en travelo. L’ensemble de la troupe porte l’œuvre de Copi comme un défi qu’il faut relever dans ce Festival. Je le vois, je le sens. Aucun ne se positionne en meneur du jeu parce que l’enjeu n’est pas là : ce qui est central, c’est leur isolement, leur solitude affective et la fonction de la provocation comme seul mode d’expression de leur sentiment. Le rire du public traduit la tension souterraine de l’histoire, mais aussi la gêne que provoque le comportement déviant. Pourtant, Martial Di Fonzo Bo arrive à jouer l’homosexuel comme vous et moi ! Une performance d’acteur ! Au final, « La tour de la Défense » est un beau moment de théâtre qui positionne Copi comme un auteur d’Avignon. Le Festival finira bien par lui faire la cour.

Le deuxième spectacle, « Les poulets n’ont pas de chaise » se joue un soir de finale de la coupe de monde de football. Décidément, tous les matchs de l’équipe de France m’ont poursuivi de Marseille à Montpellier, jusque dans la cour du Lycée Mistral ! Si la France a perdu ce soir-là son idole et son trophée (belle image que ce sale coup de tête qui finalement vaut de l’or…Futé ce Zidane !), Martial Di Fonzo Bo a gagné le public ! « Les poulets.. » est un bijou de créativité et de croisement des arts. Les dessins de Copi sont à la fois projetés sur un fin tissu blanc qui sépare la scène du public, mais joué par une troupe d’acteurs exceptionnels. Les dessins provocateurs de Copi, publiés la plupart par Le Nouvel Observateur dans les années 60 – 80, deviennent vivants ! L’alternance des saynètes, leur appui par la vidéo, l’orchestre musical en direct, donne au tout l’impression de voir un dessin animé, un film au ralenti. Martial Di Fonzo Bo est magistral et mène son groupe comme un coq dans un poulailler. C’est drôle, instructif pour qui ne connaît pas l’univers de Copi. Mais surtout, la mise en scène est d’une telle créativité qu’elle positionne Martial Di Fonzo Bo comme le crayon de Copi. Ces poulets ne sont décidément pas prêts de passer à la casserole !

L’entracte permet de se remettre de ces émotions et de goûter à l’ambiance si calme de la cour du Lycée (sic). Le dernier spectacle de cette soirée, « Loretta Strong » déçoit. C’est l’histoire du cosmonaute qui vient d’apprendre par la radio que la terre a explosé. Seule, elle se retrouve au milieu du chaos à devoir survivre, à devoir aimer (quitte à ce que cela soit avec un rat !). Martial Di Fonzo Bo est suspendu au dessus du public, à la mort. J’ai du mal à rire, à me laisser aller. Le texte est lourd comme Loretta au-dessus de ma tête. Je m’ennuie comme une farce un peu longue dont on attend la fin pour applaudir et  et&nb
sp;dire merci, soulagé. C’est peut-être la pièce de trop, jouée sur un coup de tête. Sacré Zidane!


Avec « Les marchands » au Festival d’Avignon, Joël Pommerat fait du beau travail .

Après « Naître », mise en scène subtile et recherchée, je suis enthousiaste à l’idée de voir « Les marchands », la deuxième œuvre de Joël Pommerat proposée au Festival d’Avignon. La forme et le fond changent radicalement, mais la vision transversale de Pommerat reste.
C’est l’histoire de deux amies. Elles vivent dans la même tour d’un immeuble de trente étages. L’une est l’employée d’une grande industrie, l’autre est orpheline et mère d’un petit garçon. Celle-ci rêve de travailler dans cette usine, mais échoue à toutes ses tentatives. Elle tuera son enfant pour éviter que l’entreprise ferme alors même qu’elle n’y était pas employée. Cette histoire n’est pas dialoguée, mais racontée par celle qui travaille (à gauche sur la photo). Elle est aussi une héroïne parce qu’elle finit corsetée, du à un mal au dos paralysant. Les scènes durent à peine une à deux minutes et sont mimées par des comédiens aux talents exceptionnels. Les va-et-vient de lumières et des changements de décor font penser au théâtre suggestif de Roméo Castellucci. Avec cette mise en scène, la pièce devient une fable moderne. À première vue, avoir du travail est au cœur de tous les rapports humains et sociaux. Joël Pommerat amplifie le discours médiatique qui fait du travail la valeur centrale alors qu’il rend aussi malade, presque fou, jusqu’à l’infanticide. En tuant son enfant, cette femme libère ses amis qui vont pouvoir retourner à l’usine. Il y a dans cet acte, un sacrifice religieux alors que l’homme politique est impuissant, l’action collective quasi inexistante. Avec « Les marchands », triomphe le « je » pour le « nous ». C’est terrifiant et émouvant à la fois.
Mais Joël Pommerat n’en reste pas là, il nous raconte aussi le rapport invisible, inconscient qu’entretient cette femme sans ressource au travail. L’auteur fait appel à la psychanalyse et à l’approche systémique de la famille pour signifier les autres enjeux. Deux personnages clefs symbolisent cette complexité. Alors qu’elle croule sous les dettes, arrive un homme, presque plus âgé qu’elle, qu’elle présente comme son « grand » fils. Alors que sa sœur refuse de payer les créanciers, une autre voisine propose avec insistance de l’aider sans que l’on sache pourquoi. Ces deux personnages mystérieux jouent leur fonction de lien entre les parents disparus, le poids d’un secret familial et le rapport névrotique qu’entretient l’héroïne avec le monde du travail. À deux, ils relient la famille et l’environnement économique. Joël ¨Pommerat donne ainsi quelques clefs qui permettraient aux professionnels médico-sociaux d’élargir leur regard pour intégrer la famille dans les dispositifs d’accompagnement. L’individu est toujours en interaction avec un contexte, une histoire, voire même avec un secret familial. « Les marchands » est ainsi parsemé de métaphores qui invitent le spectateur à appréhender le travail dans toute sa complexité.
Malgré tout, l’aspect moralisateur de l’ensemble est parfois pesant (il y a les bons et les méchants). L’histoire est racontée en continu ce qui est lasse parfois alors qu’on aimerait plus de silence pour laisser ces corps parler d’eux-mêmes.

Mais le tout donne à penser, à voir. Une fois vue, c’est une œuvre qui poursuit son chemin. Elle évoque le lien social et familial par des effets scéniques magnifiques et une histoire particulièrement touchante. Elle invite le spectateur à faire ses propres liens, à élaborer sa vision de l’articulation entre le travail et l’individu. Joël Pommerat nous en propose une vision complexe loin des clichés médiatiques et des propos parfois caricaturaux des partenaires sociaux qui réduisent au lieu de complexifier.
Le Festival d’Avignon a renoué avec le théâtre populaire. On se prend à rêver que « Les marchands » deviennent un théâtre itinérant où de ville en ville, ils suivraient les roulottes de Bartabas.

Au Festival d’Avignon, avec Edward Bond et Alain Françon, les spectateurs n’ont plus de chaises.

Deux pièces d’Edward Bond mis en scène par Alain Françon sont proposées en cette journée caniculaire de vendredi. « Chaise » et « Si ce n’est toi ».
La première nous convie dans un huit clos où une femme cache depuis vingt-six ans Billy. Elle l’a recueillie en 2051 alors qu’il était abandonné dans la rue. De peur d’être repéré par le Bureau des Enquêtes sociales, Billy n’est jamais sorti de ce deux pièces. Il a l’âge mental d’un adolescent qui passe sa journée à s’inventer un monde imaginaire à travers des dessins dont il tapisse le mur. Jusqu’au jour où Alice aide une prisonnière qui attend le bus avec un militaire. Prétendant porter une chaise à celui-ci, elle en profite pour fraterniser avec cette femme au bord de l’épuisement. Cette ouverture lui sera fatale. Billy perd Alice et se retrouve livré à lui-même dans une ville hostile.
Avec « Si ce n’est toi », nous sommes toujours en 2077. Un couple vit dans un appartement dénudé où seules une table et deux chaises font office de décor. Jams est un soldat et travaille pour un État répressif qui aseptise et contrôle la population. Sara est une femme soumise qui se réfugie dans ses habitudes et ses névroses. Mais un homme venant de l’autre bout de la ville (là où les suicides collectifs se multiplient) frappe à la porte et se présente comme le frère de Sara. Il s’assoit sur une chaise qui n’est pas la sienne. Il devient alors
le grain de sable qui fait dérailler cette machine savamment huilée.
Ces deux pièces décrivent un monde où les hommes ne sont plus en capacité de penser par eux-mêmes. En dehors des alternatives binaires et illusoires que l’État leur propose, il n’y a aucune échappatoire, si ce n’est la mort. La maladie mentale est alors de ressentir, d’avoir des émotions, de transcender le réel par l’imaginaire et la créativité. Les comportements sont prévisibles et l’État, loin de produire des richesses et du bien public, réglemente et codifie la pensée à partir d’un système de surveillance sophistiqué. La puissance de l’écriture de Bond est de mettre en jeu ce que nous ressentons de l’évolution de nos sociétés. Il ne ferme pas tout. Dans les deux pièces, le public peut encore s’identifier: à cette femme qui apporte un soin relationnel à cette prisonnière en fin de vie quitte à se mettre en danger ; à cet homme qui, prit dans le conflit interminable du couple, croit au lien fraternel, à la force des souvenirs d’enfance.
Alain Françon s’appuie sur un groupe de comédiens exceptionnels. Ils paraissent lessivés lors des applaudissements comme si se projeter dans l’univers de Bond en 2077 avait épuisé leurs ressources d’acteurs. Je suis également fatigué tant l’intensité dramatique de la mise en scène positionne le public au centre jusqu’à déplacer le décor dans les gradins à la fin de « Chaise ». Françon nous intègre lorsqu’il accentue les contrastes entre l’État lointain, observateur, jugeant et contrôlant et les hommes et femmes en perte de conscience. Or, l’État, c’est nous qui le construisons. Certains spectateurs refusent peut-être de se positionner en prenant partie pour tel personnage contre l’autre. Françon nous oblige à voir le tout en interpellant notre conscience : la mort des protagonistes n’est pas seulement le fruit d’une interaction qui dysfonctionne dans la famille, dans le couple. Elle est le résultat d’un système que nous élaborons par nos lâchetés et notre désir de nous laisser aller à des facilités. Celles-ci reviennent à nier la complexité de l’être humain, à ne plus le voir comme un sujet en construction à partir de son inconscient.
A la sortie de « Si ce n’est toi », je rencontre un jeune couple d’enseignants. Autour d’un verre, nous échangeons sur ce théâtre qui bouleverse. À notre façon, nous avons entendu Bond et Françon : ensemble, loin des clichés et autres schémas réducteurs, nous échangeons, nous construisons, nous évoquons nos ressentis. Pour maintenir vivante la conscience humaine.

Au Festival Contre Courant, la belle leçon d’Edward Bond.

Au cœur du Festival d’Avignon, existe un petit havre de convivialité et de lien social. Il faut traverser le pont de l’Europe (tout un symbole), se rendre sur l’Ile de la Bartelasse et suivre la ligne droite. Elle nous mène à Contre Courant. Animée par la CCAS (le Comité d’Entreprise des personnels EDF – GDF), cette manifestation joue la carte d’une programmation de qualité (Edward Bond, Marcial Di Fonzo Bo, Hamid Ben Mahi entre autres). Plutôt que d’être en concurrence, Contre Courant crée une complémentarité avec le Festival d’Avignon en s’appuyant sur les metteurs en scène phare de la 60ème édition, en invitant des compagnies plus confidentielles, pour des spectacles proposés gratuitement, le tour relié à un projet. Il consiste à positionner le théâtre au cœur du lien social et du monde du travail. D’ailleurs, en arrivant sur les lieux, nous avons la possibilité de visiter une exposition consacrée aux congés payés. C’est bien fait, instructif et les petites tentes posées sur du sable fin font fonctionner l’imaginaire. Je me suis souvenu de la première fois où j’ai vu la mer. Émouvant.
En quittant l’exposition, j’entends du bruit dans un jardin. Là, un miracle se produit sous mes yeux . Edward Bond en personne, assisté pour la traduction par le jeune metteur en scène français Jérôme Hankins , donne une leçon de théâtre à trois jeunes pris dans l’assistance. Une couverture est posée sur la scène. Chacun doit s’approcher d’elle en ayant peur. Parfois, la consigne se complexifie : ils doivent prendre un verre posé par terre et la mettre sur la couverture. L’acteur a peur des deux objets, mais ne sait pas lequel des deux est le plus impressionnant. Les trois adolescents se prêtent à cet exercice non verbal, délicat, difficile, devant une assistance attentive et bienveillante. Un jeune homme avec son t-shirt siglé OM (le football rencontre le théâtre !) s’avance de ce verre tout en faisant bouger son corps. Edward Bond le soutient du regard. Une énergie se dégage de ce duo. « Vous êtes un très bon acteur » lui dit Bond. Émouvant.
À peine remis de cette leçon, « Le numéro d’équilibre » d’Edward Bond mis en scène par Jérôme Hankins, accompagné par une armée de cigales, va faire l’effet d’une déferlante dans ce petit jardin.

Viv est une jeune fille toute seule dans un squat. Elle a tout abandonné pour s’isoler et surveiller un point sur le sol : « C’est le point qui tient le monde en équilibre. Si quelqu’un marchait dessus l’équilibre disparaîtrait. » Nelson, son ami, tente de l’alimenter en lui apportant des chips. Peine perdue. Viv meurt dans les décombres. Malgré l’aide d’un chef de chantier expert en démolition, il ne retrouve jamais Viv. C’est alors que la pièce bascule dans la farce la plus corrosive (la scène où l’assistante sociale en chef questionne et soupçonne Nelson de meurtre est criante de vérité sur le positionnement moralisateur de certains travailleurs sociaux ! Photo ci-contre!). Nelson va errer, trouver sur sa route un faux unijambiste, mais un vrai voleur, sa fausse mère, mais une vraie forte femme. Il finit  par atterrir dans l’appartement du chef de chantier. Celui-ci est atteint de la même obsession que Viv. Il se fixe sur un point d’équilibre (symbolis&eacute
; par la poussière accumulée dans la cuisine depuis trois ans). Sa femme menace de faire le ménage ; il l’a tue. Le tout finit par une explosion de l’appartement.
« Le numéro d’équilibre » est une puissante métaphore sur nos obsessions, nos mensonges, nos désirs de destruction, nos velléités de domination dès que nos avons un peu de pouvoir (chef, mari,…). C’est une pièce qui touche et prend le spectateur à son propre jeu. La mise en scène arrive subtilement à articuler la farce et la profondeur psychologique des personnages sans s’annuler. Jérôme Hankins n’oublie jamais le sens, là où d’autres plongeraient dans le burlesque. Le public ne s’y trompe pas, ne lâchant jamais son attention malgré les cigales et les bruits de la route.  Il s’appuie sur des comédiens de tous âges, exceptionnels dans leur jeu, peut-être parce qu’ils ont appris les leçons d’Edward Bond. Outre d’être un traducteur, Hankins est un passeur. D’un numéro d’équilibre (le cours traduit aux adolescents) à l’autre (la mise en scène), Jérôme Hankins et ses comédiens font trembler les murs invisibles de ce théâtre de plein air pour nous donner une belle leçon entre l’art et le social.
Contre Courant est un joli numéro.