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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

“Un Prince en Avignon” ou celui par qui un autre Théâtre arrive.

Il faut, c’est un ordre, être témoin de ce Miracle. Il faut participer à ces heures de liberté jouissive, vivre cette aventure shakespearienne indéfinissable  avec la troupe de Vincent Macaigne dans «Au moins j’aurai laissé un beau cadavre» d’après «Hamlet» de William Shakespeare.

Il faut voir Le Cloître des Carmes, lieu du Sang versé, devenir le lieu de tous les possibles, de tous les délires. Il faut le voir vivre d’une façon différente (il a été investi totalement pour cette occasion par un cabinet de curiosités baroque et intrigant sur un sol un gazon vert fané avec eau croupissante).

Nous sommes conviés par un chauffeur de salle pour une cérémonie joyeuse et terrible. On hésite entre un happening hippy baba et un spectacle de fin d’année ; on se demande à quelle sauce on sera trempés…les gens descendent, des gradins sur la scène, commencent à danser…on attend et ce sera tout à la fois.  Ce soir, Hamlet revisité  va devenir L’oeuvre Théâtrale  universelle  d’un mec imprévisible et sans contrainte. Ce sera le fait d’un artiste  qui explose à la fois de sa folie et de son délire. On le sait intelligent, désarmant, on ne sait pas si cela va durer dix minutes, une heure, ou toute la nuit…ou s’il va s’en aller.

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Au bout de quelques minutes, c’est certain : nous allons oublier le temps pendant quatre heures, nous allons être assis, rivés à nos fauteuils, bloqués hilares, sidérés et ébahis.

L’esprit de Vincent Macaigne, (qui s’agite avec les machinistes en haut des gradins, comme un chef d’orchestre), est totalement débridé et contrairement au slogan néon posé en enseigne sur le mur d’en face “il y aura pas de miracles ce soir»…Mais,  de CE MIRACLE,  on pourra se souvenir…

C’est Hamlet, lui, sa famille, son trône, son palais qui nous sont racontés, mais c’est aussi la Tragédie de ce Prince du Danemark revisitée sur un gazon piétiné, semé d’embûches irréparables. C’est une vie de crime intemporelle relatée  sur un champ dévasté. C’est hier et aujourd’hui sang mêlé, c’est une Ophélie en pleine inquiétude, c’est une mère qui n’en peut plus de posséder ;  c’est bien sur Hamlet, jeune enfant qui se souvient.

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C’est son histoire fondue enchaînée à notre actualité qui s’exprime sous nos yeux et devenons alors  les otages-bienveillants-volontaires dans un cloître ouvert à toutes les Folies. Folies de la mise en scène tour à tour explosive, sereine, calme ou désespérée. Folies des lumières, soudainement crépusculaires, parfois hivernales, soudainement glaciales…Le cauchemar ou le rêve partent en fumée…des réelles fumées nous enveloppent ponctuellement.

Les comédiens  nous surprennent tout le temps, ils nous font rire et  nous coupent la respiration. Nous sommes à chaque seconde secouée de sentiments différents. Nous sommes déstabilisés, dérangés, enthousiastes, parfois inquiets. Plus les minutes passent, plus les corps-spectateurs se figent silencieusement dans le respect et l’effroi.

Des litres  de sang se déversent sur un corps qui meurt. C’est l’Instant terrifiant incarné par des comédiens incroyables. Nous sommes happés, nous ne savons plus distinguer l’histoire et le présent.

C’est à la fois le spectre de Pippo Delbono qui hurle sans qu’on le comprenne, c’est Angelica Liddell qui joue de son corps, de ses seins, de son sexe, c’est aussi le Sang de Jan Fabre, mais c’est surtout le monde du corps  de Vincent Macaigne.

 Il y avait avant Pina et après Pina…il y avait avec Angelica Liddell, maintenant l’histoire shakespearienne ne pourra vivre sans le  cadavre laissé  par Vincent Macaigne. dans les murs du Cloître des Carmes….

C’est lui L’ENFANT du festival, car il naît ce soir à nos yeux. Offrons-lui le TRONE qu’il mérite, qu’on le couvre d’HONNEURS, qu’on le salue, et que l’on reconnaisse en lui CELUI par qui un autre THEATRE arrive…. Proclamons-le “Notre Nouveau Prince de Hambourg”, crions haut et fort “Vive LE PRINCE et vive sa folie”.

Ce fut, je dois dire,  exceptionnel.

Monsieur Vincent Macaigne, Nouveau Prince en Avignon…

Francis Braun, Le Tadorne.

A lire le regard de Pascal Bély.

«Au moins j’aurai laissé un beau cadavre» de Vincent Macaigne au Festival d’Avignon du 9 au 19 juillet 2011.

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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Au Festival Off d’Avignon, hallucinant…

Il marche dans le noir. On serait tenté de le suivre des yeux. Seulement trente secondes: c’est juste le temps qu’il nous faut pour passer de la lumière du jour au noir de l’incertitude et entrer dans “les rêves” d’Ivan Viripaev, mise en scène par François Bergoin. Celui-ci apparaît au fond du plateau, assis sur un canapé rouge. Il est seul, juste accompagné de quelques livres et d’un poste à musique d’où l’on entend un rock sensible et envoûtant (Janis Joplin, Kurt Cobain, Jim Morrison, Jimi Hendrix). Quelques secondes et nous avons déjà “pris” la porte, symbolisée par l’enseigne EXIT. Tout un programme. Il est l’acteur-metteur en scène de ce groupe de quatre artistes, incarnant chacun un toxicomane. Il les guide en tirant une à une des balles traçantes à blanc pour jalonner notre parcours de spectateur éberlué par cette rêverie hallucinogène.

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Six tableaux, tels des coups de semonce pour éveiller nos sens et accueillir cette poésie envoûtante et si charnelle: la Beauté, la Libération, l’Amour, Dieu, le Nirvana et l’Enfer. N’est-ce pas finalement les étapes du chemin du spectateur de théâtre? François Bergoin s’appuie probablement sur cette hypothèse: il nous fait confiance pour entrer dans la poésie “irrationnelle” de Viripaev. Il est inutile de gueuler pour se faire entendre; point de vidéo pour nous distraire. Ici, il y a seulement eux et nous. Nous ne savons rien de leur condition sociale (François Bergoin nous épargne  les clichés autour de la toxicomanie) mais la mise en scène nous tend un lien fraternel.

Magnifique Leila Anis: elle pourrait être notre petite soeur, égarée dans sa grossesse, dont elle serait le (de) nouveau-né. Épatante Catherine Graziani, en soeur aînée combattante et impuissante à la recherche d’une mère perdue. Troublant Karim Hammiche dont les mots du poète bégayent contre le mur où il fut probablement abandonné. Charismatique Xavier Tavera en enfant rési-liant. Épris de liberté sous l’emprise de leur toxicomanie, nous perdons connaissance grâce au travail remarquable de l’espace scénique: les projecteurs latéraux sculptent les silhouettes et invitent les fantômes. Le rêve de l’un traverse le corps des autres jusqu’à créer l’harmonie au coeur du chaos. La poétique des corps finit par chorégraphier leur descente aux enfers.

Leurs habits de poils et de lumière nous accueillent à nous y fourrer…et nous voilà ainsi à l’abri. Notre désir de théâtre se fond dans leur dose: cette mise en abyme provoque un silence quasi religieux dans la salle tandis qu’un magnifique chant russe nous guide vers l’enfer, vers l’apothéose.
Prises dans la brume, des volutes de fumée font disparaître la porte de sortie. Ils se volatilisent, car leur enfer n’est pas le nôtre. La musique de Rachmaninov nous sort peu à peu de l’abyme. Ce n’était qu’un rêve….Ce théâtre-là est une porte, mais surtout un pont pour traverser la poésie de Viripaev. Jusqu’à provoquer le désir d’y revenir.
Pour goûter encore à ce  voyage au bout de la nuit.
Pascal Bély- Le Tadorne
“Les rêves” d’Ivan Viripaev mis en scène de François Bergoin par la compagnie Alibi à la Manufacture d’Avignon à 12h30.
A écouter sur France Culture: “Les rêves” d’Ivan Viripaev.

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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE Vidéos

Nous sommes Tribu-Terre de la jeunesse.

Le contexte :
Dans un récent article, je qualifiais de «sans ambition» la saison théâtrale 2010 – 2011 dans l’aire marseillaise. Motivé, je migre vers Lyon et son festival «Anticodes» présenté aux Subsistances. J’apprécie cette manifestation et ce lieu d’autant plus que l’an dernier j’avais fait la connaissance de  la contorsionniste Angela Laurier qui sera d’ailleurs au prochain Festival Montpellier Danse. En ce dimanche estival, la programmation foisonnante m’oblige donc à faire des choix : ce sera Michel Schweizer et ses «fauves» ; la troupe New Yorkaise du Big Dance Theater pour «Supernatural Wife» et «Drama per musica» d’Alexandre Roccoli et Séverine Rième. Les deux dernières propositions m’apparaissent bien faibles (voir inaboutie et bâclée pour drama). Seul Michel Schweizer suscite mon enthousiasme.

L’accueil :

Les Subsistances savent accueillir. À l’entrée, des jeunes gens en bleu de travail vous guident, vous conseillent. Une actrice déambule dans la cour, telle une vendeuse à la sauvette, pour rappeler les lieux et les horaires. C’est souvent drôle, car inattendu. Mais avant «Les Fauves», un homme nous accueille sous un porche. Yoann Bourgeois est acrobate, acteur et jongleur. Il nous offre sept minutes de poésie où les balles prolongent le corps et créent le mouvement. Sept minutes où le public assis par terre contemple cet homme-balle nous raconter à partir de fugues de Bach emballées, que l’art peut nous aider à penser rond?

« Les fauves » de Michel Schweizer.

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Ils sont dix jeunes et un accompagnateur. On ne sait d’ailleurs pas très bien quelle est sa fonction: habillé d’un t-shirt siglé dont il ignore le sens, le metteur en scène Michel Schweizer lui a demandé d’être lui-même. Alors, Gianfranco Poddighe chante pour nous accueillir puis passe derrière les platines tel un DJ de l’âme. Il fait jeune. Comme moi. La jeunesse n’est donc pas un statut. Elle est.
Des tables avec des micros entourent le plateau (métaphore de la nouvelle Agora ?) tandis que deux horloges digitales pendent du plafond. Elles ne donnent pas la même heure et le décalage ne cessera de grandir au cours de l’heure quarante-cinq minutes du spectacle. Le temps est suspendu, mais aussi décalé comme une invitation à lâcher prise nos repères habituels et nos visions normées. Les voilà donc face à nous (Robin, Elsa, Pierre, Clément, Aurélien, Pauline, Zhara, Lucie, Elisa, Davy), habillés de leur t-shirt où est écrit «endurci» accompagné d’un numéro indiquant leur degré de dureté ! Comme l’eau calcaire de nos machines. Façon élégante de nous renvoyer leur sensibilité, là où nous les aurions probablement enfermés dans des cases inamovibles.

Leur regard ne trompe pas : nous ne saurons rien de leurs origines sociales, de leur statut, de leur vécu familial. Rien pour nous accrocher, mais ils vont tout donner pour nous relier : ils sont ma contemporanéité et mon avenir. Très vite, ils refusent l’abécédaire de la jeunesse écrit par le philosophe Bruce Bégout que leur tend Gianfranco. Ils veulent d’abord évoquer leur ressenti d’être ici, face à nous : et c’est du corps dont ils nous parlent. Cette parole crue et drôle autorise alors toutes les audaces chorégraphiques, plus proches  d’une danse de l’enchevêtrement que du ballet: elle ne cesse de les habiter même quand ils chantent. Ici, la danse a de la voix.

Peu à peu, ils dessinent le changement de civilisation qui se profile : ce groupe incarne un schéma totalement inversé. C’est en partant du bas vers le haut qu’il  propose de  co-construire notre société au-delà des savoirs d’experts. La créativité et l’écoute sont le moteur du progrès (gare à celui qui n’entend pas?), le sensible en est la matière.

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Le groupe semble s’inscrire dans un «ici et maintenant» qui le  mène à refuser un débat vain sur le lien entre jeunesse et immortalité. Leur identité est complexe car leur avatar doit cohabiter avec leur rôle social : c’est leur recherche du mouvement qui les engage loin des dogmes qui rigidifient «le corps social». En un instant, ce groupe est capable de se mobiliser si les valeurs de respect et d’écoute sont menacées. Car le «je» est en «nous». Individualisme ? Sûrement pas. Plutôt un désir de tribu (chère au sociologue Michel Maffesoli) où l’harmonie conflictuelle définit le vivre ensemble, où  l’unicité est une conjonction des contraires, où une tolérance infinie empêche que leur vie sociale se tisse sur un pathos enfermant.

À mesure que «Fauves» avance, je me sens flotter dans un liquide (amniotique ?) et me laisse porter quitte à m’autoriser l’ennui quand leur interpellation me sature (à l’image de certains d’entre eux qui s’isolent avec leur casque, leur guitare ou se lovent dans le canapé du fond). Avec eux, je ne cherche rien à savoir, mais je ressens, calmement.

Leur espace artistique est une toile où  les mots se prolongent dans le mouvement, où se réinvente une démocratie, où aujourd’hui est le premier jour du reste de notre vie…

Pascal Bély – Le Tadorne.

“Fauves” de Michel Michel Schweizer au Festival Anticodes du 31 mars au 3 avril 2011.

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OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Il y a un théâtre qui n’est, ni pour tous, ni pour chacun…

«Tartuffe», “Bérénice“, «Hamlet» et «Antigone», quatre «cadeaux», offerts, sur quatre semaines par Gwenaël Morin et le Théâtre Universitaire de Nantes.
Comment débuter ce texte ?
Remercier peut-être ?  Oui, c’est ça…, écrire… Merci.

« Pom, pom, pom, pom, pom, pom, pom,… Pom, pom,pom ! » :
Pour leur Talent, leur Générosité, leur Plaisir à Jouer, leur Humilité, leur Proximité : Renaud Bécher, Virginie Colemyn, Julian Eggerickx, Barbara Jung, Grégoire Monsaingeon, Gwenaël Morin, Ulysse Pujo.

Pour les regards, les sourires, les mots échangés/partagés : les spectateurs croisés à ces soirées. 

Pour nous avoir proposé ce Voyage, pour leur accueil : l’équipe du Théâtre Universitaire de Nantes.

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Acte 2 :
Des adolescents et de jeunes adultes présents en grand nombre, prouvant que le théâtre n’est pas une affaire de «bobos» comme on tend à nous le faire «avaler». Chaque soir, salle comble, grâce à, et par la parole (voir par sms, mais là, je suis pour!) qui circule; l’intelligence de l’esprit et du coeur, quand ils offrent cette qualité, trouvent toujours leurs messagers.
Du Théâtre étincelant, fait avec des ficelles, du carton, des planches, des tréteaux…On est loin ici des millions étalés sur scène, qui plus est, utilisés, par certains, pour «dénoncer» la «Crise»

Et pourtant? !
Ces Dames et Messieurs de moins de quarante ans (là j’extrapole, pour le “style” , je n’ai pas vu leurs papiers..) nous offrent un « Kontakthof» théâtral majestueux, on est comme dans un «Café Muller» où les «Nelken» fleuriraient des ronces du passé.

De l’essence  de la Tragédie ; ils nous permettent de sourire (voir même, sans sacrilège, de rire) pour mieux nous amener à rebondir sur le présent de son actualité. Ils nous font entrer «dans le texte» et nous permettent, par cette même invite, de mieux regarder, après «distance» de plaisir, ce qui nous agite, aujourd’hui  encore.
C’est ici véritablement de Théâtre Vivant dont il s’agit. Ce théâtre qui n’est, ni pour tous, ni pour chacun, mais qui…tout simplement, et c’est ça qui fait s/Sens ; c’est ça qui résonne et traverse chaque être pour le faire travailler à définir ce qu’il cherche, ce qu’il ressent et ce qu’il trouve là.

Ce Théâtre là nous ramène à l’enfance, ce temps de «Liberté» où nous n’avions besoin que de «bouts de cartons» pour mettre en Vie le Monde et y voir toutes les richesses d’un devenir.            
Gwenaël Morin et ses compagnons font Advenir le Théâtre de nos chimères, celui là même qui nous poussait à courir vers un demain meilleur, Forcément Meilleur, puisqu’on serait plus «grands» et plus  «libres . Et, ce théâtre là, nous re-fait advenir, car il nous susurre le «petit» qui «savait, peut-être», mieux lire les «travers du monde» parce qu’il avait alors le «pouvoir, sans doute», d’en tordre les ressors…«Mémoire?»

La lecture offerte, de ces textes d’hier, calque, à merveille, les images que l’on se créait, pour faire «entrer» ce passé lointain dans notre quotidien «enfantin».

«Bérénice», «Antigone», «Tartuffe», «Hamlet» et, tant d’autres, ont portées, et portent encore les vêtements «emblématiques» des époques où de grands yeux singuliers dévorent leurs histoires de papier. On sait bien,…en ces temps là…, qu’ils «bougent» toujours.

 Acte 3:

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Dis, Monsieur Morin, avec tes copains, tu ne veux pas nous inviter Chimène, Don Juan, Don Quichotte, Phèdre, Arlequin, Cazanova, Sigismond, Eve, Adan qu’on fasse un peu les Poussières?

Dis pis, M’sieur Morin, avec tes copains,tu lâches pas, hein, dis, tu tombes pas sous les « dorures » et les « fanfreluches »?

Dis, t’as vu tous les jolis « gamins » qui ne vous font pas « clap, clap » mais « Bravo Merci », tu ne lâches pas « l’enfance », hein?!

Continuez à danser et offrez-nous encore, s’il vous plaît, les « Carmen » et les « Don Rosé » sortis de vos malles à Parfums d’Enfances…
Dites-les TU (Théâtre Universitaire), tu nous/les invite encore demain à la Fête du Théâtre?

Dites les spectateurs, on se refait encore, même sans leur aide s’ils sont occupés ailleurs, les Bonheurs des Regards, des Sourires et des Mots?  

Merci  à Vous, Renaud, Virginie, Julian, Barbara, Grégoire, Gwenaël, Ulysse de m’avoir, de nous avoir, invités dans vos rêves.

Bernard Gaurier – www.festivalier.net

Les spectacles du répertoire de Gwenaël Morin: ici.

«Tartuffe», “Bérénice”, «Hamlet» et «Antigone» mise en scène par Gwenaël Morin au Théâtre Universitaire de Nantes du 17 janvier au 11 février 2011.

Photo Julie Pagnier

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THEATRE MODERNE

À Bastia, nous en rêvions. Ils l’ont fait.

Qu’avons-nous à faire pour résister et créer? Il faut traverser. Franchir quelques limites. Cap Corse, vers Bastia, au Théâtre Alibi, site européen de création. On y “fabrique” du théâtre. Ce soir, je m’y alimente, pour la chercher. Pour supporter. Et m’emporter. Le lieu a gardé l’esprit du chapiteau ambulant, pensé pour déambuler et nous donner cette dose sans laquelle, nous serions des barbares prêts à mater la révolution tunisienne.

Il marche dans le noir. On serait tenté de le suivre des yeux. Seulement trente secondes: c’est juste le temps qu’il nous faut pour passer de la lumière du jour au noir de l’incertitude et entrer dans “les rêves” d’Ivan Viripaev, mise en scène par François Bergoin. Celui-ci apparaît au fond du plateau, assis sur un canapé rouge. Il est seul, juste accompagné de quelques livres et d’un poste à musique d’où l’on entend un rock sensible et envoûtant (Janis Joplin, Kurt Cobain, Jim Morrison, Jimi Hendrix). Quelques secondes et nous avons déjà “pris” la porte, symbolisée par l’enseigne EXIT. Tout un programme. Il est l’acteur-metteur en scène de ce groupe de quatre artistes, incarnant chacun un toxicomane. Il les guide en tirant une à une des balles traçantes à blanc pour jalonner notre parcours de spectateur éberlué par cette rêverie hallucinogène.

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Six tableaux, tels des coups de semonce pour éveiller nos sens et accueillir cette poésie envoûtante et si charnelle: la Beauté, la Libération, l’Amour, Dieu, le Nirvana et l’Enfer. N’est-ce pas finalement les étapes du chemin du spectateur de théâtre? François Bergoin s’appuie probablement sur cette hypothèse: il nous fait confiance pour entrer dans la poésie “irrationnelle” de Viripaev. Il est inutile de gueuler pour se faire entendre; point de vidéo pour nous distraire. Ici, il y a seulement eux et nous. Nous ne savons rien de leur condition sociale (François Bergoin nous épargne  les clichés autour de la toxicomanie) mais la mise en scène nous tend un lien fraternel.

Magnifique Leila Anis: elle pourrait être notre petite soeur, égarée dans sa grossesse, dont elle serait le (de) nouveau-né. Épatante Catherine Graziani, en soeur aînée combattante et impuissante à la recherche d’une mère perdue. Troublant Karim Hammiche dont les mots du poète bégayent contre le mur où il fut probablement abandonné. Charismatique Xavier Tavera en enfant rési-liant. Épris de liberté sous l’emprise de leur toxicomanie, nous perdons connaissance grâce au travail remarquable de l’espace scénique: les projecteurs latéraux sculptent les silhouettes et invitent les fantômes. Le rêve de l’un traverse le corps des autres jusqu’à créer l’harmonie au coeur du chaos. La poétique des corps finit par chorégraphier leur descente aux enfers.

Leurs habits de poils et de lumière nous accueillent à nous y fourrer…et nous voilà ainsi à l’abri. Notre désir de théâtre se fond dans leur dose: cette mise en abyme provoque un silence quasi religieux dans la salle tandis qu’un magnifique chant russe nous guide vers l’enfer, vers l’apothéose.

Prises dans la brume, des volutes de fumée font disparaître la porte de sortie. Ils se volatilisent, car leur enfer n’est pas le nôtre. La musique de Rachmaninov nous sort peu à peu de l’abyme. Ce n’était qu’un rêve….Ce théâtre-là est une porte, mais surtout un pont pour traverser la poésie de Viripaev. Jusqu’à provoquer le désir d’y revenir.
Pour goûter encore à ce  voyage au bout de la nuit.

Pascal Bély- Le Tadorne
“Les rêves” d’Ivan Viripaev mis en scène de François Bergoin par la compagnie Alibi. Jusqu’au 30 janvier 2011.

A écouter sur France Culture: “Les rêves” d’Ivan Viripaev.

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OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Gwenaël Morin, le transe-formateur.

Gwenaël Morin est un metteur en scène. Il a l’étoffe du bâtisseur, celui qui laisse son empreinte pour ouvrir la voie. Dèsqu’il arrive dans un théâtre (celui d’Arles par exemple), on a l’étrange impression qu’il modifie les plans, l’aspect, voire l’architecture. Pour “Tartuffe, d’après Tartuffe de Molière“, les escaliers, les loges, les recoins, les portes sont autant de plateaux pour que le théâtre s’entende. A se demander si ces lieux souvent imposants et massifs méritent bien leur qualificatif de “théâtre dans la cité“. À notre arrivée, un décor fait de cartons, de peintures photocopiées assemblées par du scotch, d’une vieille table, d’une chaise de plastique récupérée dans une salle des fêtes et d’un boudoir. Tout donne l’impression que la force se nourrit de cette fragilité. Six acteurs (Renaud Béchet, Julian Eggerickx, Barbara Jung, Grégoire Monsaingeon, Gwenaël Morin et Ulysse Pujo) se préparent comme des sportifs: étirements, concentration, allers et venues. Habillés comme vous et moi, ils nous regardent avec le sourire. Ils sont “agents d’accueil“! Pendant quatre-vingts minutes, ils ne vont plus nous lâcher. Ils partent au combat pour susciter le désir, pour éveiller les sens, pour nous faire plaisir comme s’il fallait nous mettre en état de tension permanente. Il y a chez Gwenaël Morin ce pari un peu fou de diriger ses acteurs tout en “malaxant” la salle, tel un sculpteur avec la pierre.

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A la sortie, on en sort presque épuisé. Comme après une transe. Car ce “Tartuffe” n’offre aucun répit. Au commencement, il y a cette scène où Orgon, couvert d’un tissu noir, hésite à descendre la marche qui le sépare du public. Il tremble, il vacille, de peur d’avancer dans l’incertitude (à l’image du peuple français?).C’est tout l’enjeu du théâtre de Gwenaël Morin: franchir la ligne, ouvrir l’espace de la représentation, nous prendre à partie. C’est alors qu’Orgon, quasiment “enburcanné” monte les escaliers de la salle suivie par sa famille, désespérée par tant de dévotion à l’égard de Tartuffe. Poursuivraient-ils l’obscurantisme? Car, combien sont-ils, dans les plus hautes sphères de l’Etat et des familles, à naviguer à vue sous l’influence de “conseillers” manipulateurs et spoliateurs?

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Tartuffe, c’est le vers dans le fruit de la démocratie et des institutions censées nous protéger de l’affairisme et de la corruption. La mise en scène restitue la violence de ce processus. Je reste fasciné par la façon dont l’acteur occupe l’espace scénique d’une table, d’un dessous de table, d’un bout de carton: tout fait corps!  Avec délicatesse, Gwenaël Morin bouscule notre représentation du théâtre patrimonial: il force notre écoute quand les acteurs chuchotent (ou complotent!); il nous aide à nous distancier des effets scéniques un peu faciles (ici, le jeu de lumières consiste à éteindre ou allumer!) et nous donne un repère (le boudoir) qui se transmet d’acteur en acteur comme un passage de témoin afin de ne pas perdre le fil de la tragédie qui se trame.

Mais surtout, ce “Tartuffe” transpire. La folie du désir est partout. Tout n’est pas tout blanc ou tout noir comme au temps de Molière. Aujourd’hui, comprendre Tartuffe, c’est ressentir toutes les ambiguïtés, tout ce qui fait “complexe”. Ici, des acteurs masculins jouent des rôles de femme tandis que Tartuffe et Orgon s’homosensualisent! Même le piège tendu par Ermine à Tartuffe pour démontrer, au mari caché sous la table, son hypocrisie est ambiguë : elle provoque le désir pour chercher la vérité par le mensonge. Alors qu’elle fait tomber une à une les barrettes de ces cheveux face à un Tartuffe médusé, le compte à rebours d’un “amour à mort”‘ a commencé. Magnifique.

Avec Gwenaël Morin, c’est par le corps que l’on manipule les consciences. Après l’avoir libéré des jougs de la religion, il est aujourd’hui l’objet de toutes les “tartufferies” qui nourrissent les rapports de force. Nos Tartuffes contemporains savent jouer avec nos désirs. Jamais la libération du corps ne m’est apparue aussi fragile.

Gwenaël Morin nous le rappele avec une force “trans(e)pirante“.

Pascal Bély, www.festivalier.net

« Tartuffe d’après Tartuffe de Molière », conception de Gwenaël Morin a été joué les 6 et 7 janvier 2011 au Théâtre d’Arles.

Crédit photo: Pierre Grobois.

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PETITE ENFANCE THEATRE MODERNE

À Palerme, faim de culture.

La compagnie Image aiguë, animée par Christiane Véricel, m’a convié à Palerme pour suivre pendant deux journées son travail. Ambassadeur culturel européen pour l’année 2010, la compagnie s’installe pour quelques jours dans plusieurs villes en Europe. Son chapiteau, c’est la toile du réseau qu’elle tisse depuis 1983, date de sa création. À peine arrivé, j’assiste à une réunion dans un centre social un peu particulier (“Laboratorio Zeta“). Squatté pour accueillir majoritairement des sans-papiers venus du Soudan, le lieu est autogéré par des citoyens palermitains. La rencontre se termine dans leur salle de lecture d’où Christiane imagine la suite, pour une prochaine venue. C’est à partir du social, à la marge, que j’entre dans le fonctionnement de la compagnie. Les acteurs et metteurs en scène devraient intégrer ce type de rencontre dans leur programmation pour nourrir leur travail, mais aussi pour qu’artistes, travailleurs sociaux et citoyens politisent la culture…

La compagnie, autonome financièrement sur Palerme, gère son emploi du temps en étroite collaboration avec le Centre Culturel Français. À l’issue d’un atelier théâtre avec une classe d’un collège (voir l’article précédent), nous faisons une autre rencontre, avec une enseignante un peu particulière. Tout en nous faisant très discrets, nous écoutons ce cours où l’on apprend à chanter en se faisant plaisir! Les enfants, qui n’ont pas tous le même âge, se jettent délicatement au sol pour mobiliser le corps et l’espace. Ils se créent tous «un personnage chantant». Ici aussi, la rencontre entre Christiane Véricel et Myriam Palma pourrait avoir une suite. Le décloisonnement entre la culture et l’enseignement trouve un prolongement le lendemain alors qu’arrive Chiara (élève de Myriam !) : elle fait partie du spectacle que Christiane va créer en une journée pour le présenter à 18h au centre culturel Français. D’autres enfants, qui suivent des cours de Français, changeront de salle en quelques minutes pour assister à cette création ! Juste retour des choses. Il semble ne pas y avoir de jeux de pouvoir entre les institutions autour de la compagnie comme si c’était le projet qui avait le pouvoir du jeu? 

J’observe comment se travaille le transversal : entre la culture, le social et l’éducation ; entre artistes et professionnels ; entre enfants amateurs et comédiens adultes. Le décloisonnement comme une réponse à la crise que Christiane Véricel met en scène à 18h devant un parterre d’enfants et d’adultes.  Ici, les acteurs jouent la faim en convoitant une mandarine délicatement posée en haut de l’étagère d’une bibliothèque. Les trois enfants, un peu en retrait, veillent au grain et n’autorisent rien. Chiara chante pour apaiser leur faim d’en découdre ! Chez Christiane Véricel, les adultes font n’importe quoi jusqu’à mentir pour ne pas réparer les dégâts qu’ils occasionnent. Les enfants peuvent bien protester, cela ne sert pas à grand-chose. Ils tentent même de s’inclure, rien n’y fait. C’est alors que s’opère la sortie de crise : par le haut (tous suivent une pomme transpercée par l’archet du violon), à partir d’un collectif fédéré par une finalité commune.

Il y a dans ce dernier tableau, tout le travail de cette compagnie : jouer la crise (qui est avant tout alimentaire), en sortir par le décloisonnement pour mobiliser les ressources du territoire autour d’un projet fédérateur. Modestement, Image aiguë participe à construire l’Europe par le haut. C’est-à-dire par la culture. Par tous et pour tous.

Pascal Bély – www.festivalier.net

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PETITE ENFANCE THEATRE MODERNE

À Palerme, le serment du jeu de pommes de Christiane Véricel.

Le théâtre résiste mieux ? Oui, c’est le dernier lieu où des gens vivants ont face à eux des gens vivants” déclare le metteur en scène Claude Régy au journal Libération. Qu’en est-il du théâtre dans les écoles et les collèges? Qu’en est-il à Palerme où la Comagnie Image Aiguë de Christiane Véricel s’est posée pour une semaine afin d’animer des ateliers de théâtre avec les enfants? Quelle résistance leur proposer pour que le temps de l’humain reprenne ses droits face au rouleau compresseur de la vitesse médiatique? Christiane Véricel, quatre comédiens (Sandrine De Rosa, Fréderic Perigaud, Burhan Taskiran, Giacinto Dangelo) et une vidéaste (Muriel Habrard)  s’installent dans la petite salle d’un collège, l’Istitudo Valdez. Ils ont trois heures pour créer un système théâtral.

Deux bandes blanches délimitent la scène entre l’imaginaire et la sphère sociale. Pour les jeunes enfants, la frontière n’est pas aussi simple. L’acteur n’est-il pas souvent talonné par son double? D’emblée, Christiane Véricel travaille cette dualité. Gaspare et Burhan entrent en scène. Gaspare est préoccupé, voir “épouvanté” d’être suivi de si près, précisera Mickaël lors du débriefing. L’enjeu est posé: comment faire face à la peur pour progresser sur le chemin qui mène vers l’acteur? Car sur scène, les enfants ont bien du mal à quitter leur rictus, celui du rire au  coin des lèvres. À croire que l’époque les fait marrer…

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Il faut donc occuper cet espace pour que Gaspare, Gabriella, Frederica, Mickaël, Alexandro, Alessia, Francesco parviennent à tour de rôle à comprendre les processus qui sous-tendent le théâtre: ici, nous ne sommes pas à la télévision! Trois éléments entrent en scène et bouleversent la donne: la pomme, le bonnet et le violon. Le fruit rond et jaune développe tout un imaginaire: matérielle (on croirait une balle) et végétale, elle symbolise la force et la fragilité. L’acteur n’est-il pas fait de cette matière-là? Ce paradoxe autorise bien des audaces: comédiens  professionnels et amateurs jouent avec elle. Fruit de toutes les convoitises (Christiane Véricel précise bien que c’est un objet précieux), l’ambivalence nourrit la dynamique: l’attraper, c’est la fin du jeu, mais c’est une victoire, une prise de pouvoir; la convoiter, c’est laisser du temps au temps pour que la relation s’instaure, pour qu’une dramaturgie se mette en place.

Pour accompagner chacun à être acteur, Christiane intègre le rictus du rire dans le scénario pour le dépasser. Et cela marche! Peu à peu, la pomme entre dans le bonnet, devient une extension du corps: elle provoque des chatouilles quand elle parcourt la peau. Alexandro la saisit, fait danser ses trois poursuivants qui miroitent ce trésor! Crescendo, le théâtre apparaît, le rire se déplace vers la salle même si Christiane Véricel régule le système pour que le clownesque ne soit pas trop envahissant. Elle travaille la voix des enfants, introduit le violon pour accompagner les mouvements du corps et créée peu à peu la troupe où l’enfant a sa place. Le rapport au temps m’interpelle: les enfants sont pressés d’attraper, de prendre, comme si la pomme était un objet de consommation.  De leur côté, les acteurs accélèrent le jeu pour que le cadre théâtral ne leur échappe pas. Il faut toute la précision de Christiane Véricel pour poser le processus: cesser d’être dans le faire pour prendre le temps du lien (“ce qui intéresse le public, c’est la relation entre vous deux”, précise-t-elle).

Les enjeux qui sous-tendent ce travail m’enthousiasment! Qu’attendre aujourd’hui de l’éducation de nos enfants? Pas seulement qu’ils ingurgitent des savoirs, mais qu’ils sachent les relier pour différencient les contextes et communiquer à partir d’eux. Leur créativité en situation de fortes incertitudes sera leur première ressource, leur “trésor”, pour se positionner dans un environnement où ils devront sans cesse articuler le local au global. C’est ainsi que le théâtre devrait devenir une “méta” matière, car jouer avec la pomme, le bonnet et le violon pour créer un système d’interactions, c’est réussir à relier le contenant et le contenu pour communiquer.

À voir ce travail, on prend conscience de sa valeur: plus qu’un atelier, c’est un manifeste pour faire vivre l’Europe au-delà de nos différences. Résister aujourd’hui, serait de fusionner chaque théâtre (la pomme) avec une école (le bonnet) pour impulser une chorégraphie des savoirs d’où l’on entendrait probablement la symphonie d’un Nouveau Monde.

Pascal Bély – www.festivalier.net

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THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE

Le théâtre reprend racine.

Paris, 21 novembre 2010.

Bruine glaciale.

Le metteur en scène Gwenaël Morin nous accueille à l’entrée de la salle du  Théâtre de la Bastille. Tel un chef d’orchestre face à sa troupe, il donne même les trois coups. Sur la scène, un plateau très étroit en bois, genre podium défilé de mode. Puis, un long drap sert de toile de fond où sont inscrits les rôles, les environnements et la direction. Mieux qu’un GPS, c’est une carte mentale ! La fragilité de l’ensemble contraste avec les murs du lieu. Le tout donne l’étrange impression d’un théâtre monté à toute vitesse comme s’il y avait urgence.

Le public composé de jeunes et de plus âgés est réuni pour ce «Bérénice d’après Bérénice de Racine», un classique parmi les classiques. Comment Gwenaël Morin peut-il nous relier?  Ils sont quatre acteurs (Julian Eggerickx, Barbara Jung, Grégoire Monsaingeon, Ulysse Pujo; tous exceptionnels) pour endosser les rôles de cette tragédie où deux hommes (Antiochus et Titus) aiment la même femme, Bérénice, reine de Palestine. L’un doit céder sous la pression des habitants de Rome qui refusent à Titus d’épouser l’étrangère, tandis que l’autre (Antiochus) s’apprête à fuir, ne pouvant rien espérer. À trois, ils forment la toile qui finit par nous saisir pendant que que le quatrième (tour à tour Arsace, Phénice, Paulin et Rutile) joue avec une cymbale pour ponctuer les actes et faire résonner la menace, le danger, la raison et la déraison ! 

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Tout me trouble dans cette adaptation et mise en scène. L’espace scénique d’où des gradins surgit parfois Antiochus tandis que le plateau, très proche des spectateurs, n’utilise pas l’espace disponible. Cette oppression spatiale nous inclut dans la tragédie : serions-nous le peuple de Rome, celui qui refuse aujourd’hui l’étrange et l’étranger ?

Comment ne pas être troublé par les costumes…D’un côté Antiochus et son collant probablement prêté par un danseur de chez Cunningham (!) et son torse nu où, tel un tatouage des temps modernes, est gravé «Hélas». C’est le corps qui parle, comme une tentative de marier la langue de Racine avec le langage du théâtre contemporain. Bien vu, d’autant plus que les autres sont en jeans et que Titus arbore une chemise empruntée au Deschiens, fermée jusqu’au dernier bouton. Le contraste entre les corps biologiques, institués, socialisés est frappant et pour tout dire ennivrant.

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Que penser de cette scène en forme de podium où défilent les passions ? Elle crée le mouvement, provoque les cassures et les ruptures (on y glisse pour finir par se vautrer dans le décor). C’est d’autant plus magnifique, que ce bois est prêt à céderà chaque instantsous les coups de boutoir de l’amour et du pouvoir. Le texte réussit par épouser le processus d’ouverture désiré par Gwenaël Morin : relativement ardu au départ, il se craquelle, se réduit (la durée de la pièce en témoigne, à peine une heure et dix minutes), s’avance lui aussi vers nous jusqu’à la rupture : en coeur, les acteurs interprètent «Da da da ich lieb dich nicht du liebst mich nicht aha aha aha» du groupe Trio, traduction en plus de cinquante langues de « dada » ! Cette rupture n’en est finalement pas une : je la sentais venir ! C’est une pause au cour de la tragédie, un accueil de tous et de chacun pour ne plus avoir peur de ce théâtre-là. Et d’un coup, cette langue de Racine se pare des beaux atouts de la modernité. Nous voilà emportés, sidérés : le texte s’envole, se débarrasse de ses oripeaux et nous fait peuple de Rome et de Palestine, garant de la raison d’État et protecteur de l’amour d’un roi pour sa reine.

Gwenaël Morin a de la hauteur : il s’engage et nous engage. Son théâtre nous rend ce que l’on nous confisque bien trop souvent: la parole.

Pascal Bély – www.festivalier.net

Merci à Elsa Gomis du Festival Mens Alors! et à Martine Silber du blog Marsipulamima pour m’avoir guidé vers Gwenaël Morin.

« Bérénice d’après Bérénice de Racine », adaptation et mise en scène de Gwenaël Morin du 2 au 27 novembre au Théâtre de la Bastille, Paris.

Crédit photo : Pierre Grosbois.

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Le goût du risque.

Dans la feuille de salle du spectacle de Toshiki Okada, un bandeau blanc où est écrit : «  il faut prendre le risque de la création. Alain Crombecque(1).Merci Alain. L’équipe du Théâtre de Gennevilliers ». Étrange coïncidence. Lundi dernier, lors de la rencontre bilan avec les directeurs du Festival d’Avignon, une jeune spectatrice lança « je vous remercie de mettre le spectateur en état de risque ». Probablement une enfant de Crombecque…

Je connais Toshiki Okada. Je l’avais découvert au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles en 2007. Depuis, je ressens le risque à chacune de ses créations. Son langage théâtral ne correspond à aucun courant. A la sortie de «We are the Undamaged Others», les mots pour évoquer ce que j’ai vu ne viennent pas. Mon corps est en tension. Et pourtant, j’aurais tant de choses à dire, à écrire. Mais cela ne sort pas. Je pourrais faire un geste, reproduire un mouvement. Là, dans la rue. Juste pour l’inscrire dans ma mémoire, le prolonger au dehors, dans la ville. Mais je n’ose pas. On pourrait me faire enfermer.

Toshiki Okada opère le miracle: celui d’avoir déplacé le spectateur de la scène vers un espace quasiment hallucinogène, celui où se joue ce qui ne se voit pas. Pour cela, les acteurs décrivent à tour de rôle des faits sur  la vie sans entrave d’un couple. Leur espace de jeu ne dépasse pas quelques mètres carrés. À la minute prés (avec horloge au mur et minuterie dans les mains de la narratrice), tout est cadré: le voyage en bus du travail à l’appartement ; l’appartement ; le rêve d’un appartement dans une tour de vingt-cinq étages ; l’amie que l’on invite ; faire l’amour ; le coucher. N’imaginez même pas un décor IKEA. Ici, c’est un gros cube blanc, inamovible. L’éclairage creuse sa matière pour en faire un écran de projection où la réalité des faits se cogne à la psychologie des personnages et leur environnement social. À tour de rôle, les acteurs gravitent autour d’un centre de gravité (un couple, avec tous les attributs du bonheur, mais à la limite du drame conjugal) qui finit par nous faire plonger dans un ailleurs où la poésie des corps est l’unique langage, où la réalité n’existe qu’à partir de notre regard.

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Ce cube blanc est la coquille vide du bonheur, « alibi de la société consumériste ». Mais elle se fissure par l’assaut des corps qui s’appuient sur elle pour chorégraphier ce qui ne se dit pas. Elle est là pour que les mots se cognent et reviennent vers le corps. Pour que le sens reprenne ses droits. Le spectateur est alors plongé dans plusieurs niveaux de lecture : les faits qui posent le contexte, les corps qui jouent la relation, la mise en scène qui parle le langage du social. C’est à perdre la tête pour fixer et lâcher. C’est à se perdre dans les replis des corps pour y chercher et trouver la fracture qui rendrait le bonheur de ce couple assez supportable pour qu’il ose enfin lui donner «chair».

C’est ainsi que peu à peu, le théâtre chorégraphié de Toshiki Okada nous tend le miroir de notre profonde vacuité à parler du bonheur pour ne rien en dire tandis que nos corps malheureux caressent l’espoir qu’une utopie vienne créer le mouvement des possibles. Pour en finir avec ces tours de vingt-cinq étages sans ascenseur social d’où l’on ne voit même pas l’horizon.

Pascal Bély – www.festivalier.net

« We are the Undamaged Others » de Toshiki Okada au Festival d’Automne de Paris et joué au Théâtre de Gennevilliers du 7 au 10 octobre 2010.

Crédit photo: © Nobutaka Sato

 (1) Alain Crombecque a été directeur du Festival d’Avignon de 1985  à 1992 puis du Festival d’Automne de 1993 jusqu’à son décès à l’automne dernier.