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LE THEATRE BELGE! OEUVRES MAJEURES Vidéos

Nous aimons répéter le tg STAN.

Après un échec, j’ai besoin de refaire surface. Surtout quand la critique (paresseuse) encense un spectacle et vous fait passer pour un imbécile qui n’a rien compris. Il m’arrive de douter de mes capacités à ressentir le théâtre, jusqu’à me questionner,… jusqu’à l’obsession: comment ai-je pu être à côté de «Perturbations», chef d’œuvre de Krystian Lupa présenté dernièrement au Festival d’Automne de Paris?

Face à cette vision verticale de l’art qui fait passer l’ignorant pour un insensible, un orgueilleux, pour un spectateur sans regard critique, je cherche l’énergie pour ne rien lâcher. Le Théâtre Garonne à Toulouse est là (comme souvent) pour m’inclure à nouveau. Le théâtre belge (comme toujours) s’apprête à relier ce que je disperse. Ce soir, le tg STAN interprète «Après la répétition» d’Ingmar Bergman. C’est un choc.

J’apprécie mes arrivées dans les salles. Elles sont signifiantes. Du dehors vers un dedans, il y a la file d’attente, le couloir dans le noir puis une lumière, toujours énigmatique. Georgia Scalliet se tient contre le mur, près de la porte d’entrée, et me sourit en signe de bienvenu. Elle est belle et son regard profond me bouleverse déjà. À l’opposé de la scène, Frank Vercruyssen fait les cent pas. Il est inquiet, épuisé, presque désabusé. La pièce a-t-elle déjà commencé? Fiction ou réalité? Je vais de l’un à l’autre, à la recherche de ce qui peut bien les relier. Mon regard vers le théâtre se perd alors entre désir de l’une et désillusion de l’autre: à quoi bon être ici ce soir? Au même moment, 300 cadavres gisent à Lampedusa…

Ces deux acteurs sont peut-être en eaux troubles. Comme moi. Mais elle ferme la porte. Tout (re) commence.

Après la répétition, Anna revient au théâtre. Comme moi.

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Elle a oublié le bracelet si précieux à son ami Yohann. Il le lui a offert. Anna est comédienne. Henrik Vogler est son metteur en scène. Il remonte pour la énième fois «Le Songe» d’August Strindberg. Cet oubli le pique au vif. Il en profite pour symboliquement ouvrir cet objet d’assujettissement, en décrire les perles puis les laisser tomber une par une. Chaque réplique entre ces deux acteurs exceptionnels rebondit sur la scène et me revienne comme un boomerang. À l’heure où nous sommes submergés de feuilles de salles, d’interviews promotionnelles, nous perdons probablement de vue ce qui se joue dans la relation singulière entre un metteur en scène et ses acteurs. À force de castings et de recrutement en tout genre, nous oublions que c’est la «rencontre» qui fait lien. Ce soir, je suis plongé dans la complexité qui les unit et accessoirement dans ce qui me relie au théâtre. Entre Anna et Henrik, le lien est constitué de nœuds (il a été amoureux de sa mère, Rakel), de fermoirs (elle hait Rakel, suicidée), de pochoirs (comme si tout pouvait recommencer, à l’infini), de désespoirs (il y a la différence d’âge, il y a le théâtre, il y a, il y a …) et de fantômes (Rakel s’incarne, jouée par Anna…lui, immensément subjugué…moi, totalement troublé).

Peu à peu, je ne sais plus qui est qui : Anna-Rakel, Henrik-Strindberg, Anna-comédienne, Henrik- Metteur en scène…Anna-Pascal…Henrik-Tadorne…Je me penche vers Anna et me perds entre ses cuisses, à l’origine de tout ce beau monde. Dans ses yeux, je plonge dans la profondeur psychologique du jeu. Je me recule et me retrouve dans la quête effrénée d’Henrik à ne pas lâcher le théâtre malgré le trouble d’Anna, malgré les fantômes empêcheurs de penser en rond, malgré le corps, lui qui ne ment jamais. Henrik veut l’ignorer. Mais pas moi, car je sais que le théâtre est pétri de gestes qui vont au-delà des mots. Il y a cette scène sublime où ses doigts parcourent le bras d’Anna et semblent aspirés par son sein…de la salle vers la scène…de soi à l’acteur… Du «renoncement de soi pour l’avancement de soi-même», pensait Louis Jouvet. Mais Henrik contrôle, verrouille, semble manipuler ses affects et ceux d’Anna: «Débarrasse-toi de la comédienne privée, elle gène l’autre, la vraie comédienne et barre le chemin à des impulsions qui peuvent te servir sur scène».

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Mais on ne se débarrasse pas comme ça. Surtout pas ici,  pas au théâtre, lieu unique de toutes les mises en abyme, de tous les enchevêtrements. Lieu unique pour penser ce qui est intimement enfoui et pour ressentir collectivement ce qui nous unit à lui. Là réside la force de la mise en scène du TG Stan qui dévoile deux acteurs en proie au tourment de leur théâtre amoureux où fiction et réalité forment un tourbillon poétique qui entraine mon inconscient, lui seul capable d’écrire ces quelques lignes d’amour.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Après la répétition » d’Ingmar Bergman par le tg STAN au Théâtre Garonne à Toulouse du 2 au 6 octobre 2013.

Crédit photo : Dylan Piaser

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE Vidéos

Gwenaël Morin et son théâtre d’immergés.

Depuis le Festival d’ Avignon, nos corps de spectateur étaient au repos. Aujourd’hui, nous avons rendez-vous avec Gwenaël Morin au Théâtre de la Bastille à Paris. Cet homme et sa troupe nous ont à plusieurs reprises bouleversés et nous l’avons écrit : avec enthousiasme, plaisir et gravité. Aujourd’hui, nous retrouvons ce théâtre avec sa petite jauge de spectateurs qui permet cette proximité avec les acteurs sans qu’elle soit outrancière ou démagogique. Nous nous apprêtons à vivre cinq heures de théâtre autour de quatre œuvres de Rainer Werner Fassbinder («Anarchie en Bavière», «Liberté à Brême», «Gouttes dans l’océan» et «Le village en flammes»). Nous allons vivre cinq heures d’une scène joyeuse et dramatique ponctuées par nos rires légers et nerveux. Tout cela pourrait paraître long et pourtant: tout passe à la vitesse d’une symphonie lumineuse orchestrée par une narratrice au ton cynique, parfois autoritaire, qui nous délivre des didascalies (que nous ne verrons pas toujours !) comme autant de petites déviations pour nous détourner du droit chemin ! Le rythme est pulsé par un son de grosse caisse, façon de réveiller nos préjugés. Plus tard, le tintement d’un triangle ponctuera les phrases, pour une succession d’idées lumineuses…Virginie Colemyn est éblouissante dans cet anti rôle pour un «antiteatre» qui nourrit parce que l’interaction est partout, surtout là où l’on ne l’attend pas…

Ici, la troupe s’incarne là où ailleurs, nous n’entendons qu’une «distribution». Gwenaël Morin a l’art de donner à chacun une présence extraordinaire comme s’il amateurisait leur jeu: leurs corps singuliers et imparfaits nous touchent d’autant plus qu’il n’y a pas de jeunes premiers, ou de «vieux beaux». Tous dégagent une «esthétique» de l’épanouissement qui finit par troubler. Le décor est épuré, juste quelques chaises, une table et des affiches interchangeables pour le paysage. La scénographie est ailleurs…nichée au cœur de nos imaginaires…

Quatre œuvres où la famille concentre en son sein tous les maux de notre époque: crise de la pensée politique, plafond de verre pour les femmes, rationalisation et manipulation de la relation amoureuse pour servir le jeu de pouvoir, surdité et impotence des corps constitués. Ici, le nez rouge se porte comme un gant. La famille se fait troupe de cirque tandis que les hommes forment une caste de tristes sires. Le viol est la pratique d’un fascisme de salon qui étouffe les cris des corps meurtris par la violence de « gouverneurs » sans vision, englués dans des dogmes usés, car trop répétés. Ici, on crie et les objets se jettent à la figure comme autant de mots que l’on découpe d’un poème. Les colères jaillissent pour mieux saisir la force du cynisme des situations. À travers l’écriture de Fassbinder, Gwenaël Morin nous éclabousse, à l’image d’un enfant provocateur qui sauterait dans une flaque de boue pour esquisser une fresque sur le mur érigé par nos peurs. Englués dans nos représentations, nous accueillons avec bienveillance ce jaillissement de mots au ton cinglant, en quête de vérité, qui nous éclatent au visage sans toutefois nous aveugler.

La force de la mise en scène de Gwenaël Morin est de ne jamais s’éloigner de nous, de ce qui pourrait faire résonance. Il dévoile ce que nous ne pouvons plus dire…Il aborde la virulence comme un secret qui se manifeste bruyamment. Il fait jouer la violence familiale comme un système culturel où le désir et la passion se confrontent à la frustration du pouvoir. Il explore les champs relationnels homme/femme et les tentatives de recherches de solutions pour survivre.

Cinq heures tourbillonnantes où nous sommes en continu englobés dans le jeu, où le temps qui passe n’a plus d’emprise sur nous. L’horloge se dérègle et laisse sa place à l’espace de la transformation pour que changent nos représentations. Les allers-retours permanents des acteurs entre la salle et la scène ne sont pas un gadget dramaturgique, mais bien un processus pour nous connecter au propos dans un « corps à corps » entre l’artiste et le spectateur. C’est souvent drôle, toujours grave. Lorsque la maîtrise du jeu fait éloigner le sens du propos, Gwenaël Morin autorise ses acteurs à tout lâcher notamment lors d’un entracte mémorable où l’on revivrait presque la danse de  «The Show must go on» du chorégraphe Jérôme Bel (celui-ci aurait été bien inspiré de se nourrir de ce théâtre-là pour «Cour d’honneur» présenté cet été au Festival d’Avignon !)

Ce soir, un vent de liberté a soufflé dans la douceur de l’automne. Nous avons quitté un contexte alourdi par les propos d’une classe politique épuisée pour rejoindre une contrée où des artistes abordent la douleur sociale en agitant la pensée créative d’un auteur.

Inutile de discourir plus longtemps sur le théâtre populaire. Il est là. Bien là. Grâce à des acteurs exceptionnels : Barbara Jung, Renaud Béchet, Mélanie Bourgeois, Julian Eggerickx, Ulysse Pujo, Nathalie Royer, Brahim Tekfa, Kathleen Dol, Pierre Germain, François Gorrissen.

Il n’y a que les savants pour le théoriser et s’enfermer dans leur impuissance à promouvoir ceux qui le portent haut.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadornes.

“Antiteatre” d’Après Rainer Werner Fassbinder, mise en scène de Gwenaël Morin. Au Théâtre de la Bastille à Paris dans le cadre du Festival d’Automne du 18 septembre au 13 octobre 2013.

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FESTIVAL ACTORAL OEUVRES MAJEURES Vidéos

Festival Actoral – Atabblé.

Il y a dix jours, je découvrais «Instantané» de Theo Kooijman lors du Festival “Cuisines en Friche” à Marseille. Je savoure encore aujourd’hui cette rencontre. Je ne suis pas pressé de «passer à autre chose». Je m’informe sur ce chorégraphe, je cherche à savoir quand et où je pourrais le revoir. Toujours soucieux de penser la complexité pour ne pas la réduire, je n’ai plus envie de m’égarer vers des chemins, certes séduisants, mais qui ne mènent nulle part, si ce n’est pour servir des égos démesurés, des propos cyniques teintés de romantisme et des visions apocalyptiques du changement de civilisation. Ce soir, je rejoins d’un pas tranquille le Théâtre des Bernardines de Marseille où le Festival Actoral programme le croate Matija Ferlin pour «Sad Sam Lucky». Je ne sais rien de lui, juste qu’il danse. À Marseille, danser c’est résister…


À peine arrivé dans la salle, il se tient debout, droit et maladroit. Il a le corps d’un arbre, enraciné par les arts. Plus tard, il sera oiseau de mauvais augure, hirondelle du printemps abattue en plein vol. Son corps incarne toutes les contradictions de l’homme moderne européen. Il balaye les gradins comme s’il cherchait dans le noir son public. Le noir, couleur de lumière…Quel décalage entre la profondeur éclatante de son regard et la scène, recouverte de cendres, de suie, de tout petits morceaux de charbon de bois tel un paysage après la bataille. On pense immédiatement à la chambre d’un écrivain maudit: il y a une table, des livres posés par terre (ceux du poète slovène Srecko Kosovel), un verre d’eau et un tas de feuilles dactylographiées. Elles ne font pas encore une oeuvre. Tout juste seront-elles agrafées sur la table pour former un livre ouvert à tous les vents du jeu théâtral, de la performance et de la danse. Le travail parait immense pour enchevêtrer plusieurs scènes : celle du théâtre des Bernardines, celle en bois créé par Matija et la table. Cette dernière n’a rien en envier aux chaises de Pina Bausch : sa force poétique et politique se décuple à mesure qu’elle se transforme en surface de jeu, en décor de théâtre de poche, en char de guerre, en barricade protectrice contre les balles perdues, en décombres de l’apocalypse, en armure dont il faut bien se délester.

Cette scène est notre Europe, occupée ce soir par ceux qui n’ont rien oublié de la guerre des Balkans, si proche et déjà si lointaine. Elle est notre perte de conscience de l’Europe…dont il ne reste plus rien…vendue aux marchands…noyée dans les réflexes mécaniques de la pensée rationaliste où l’art est une variable d’ajustement d’un modèle épuisé. Mais ce soir, le poète et le danseur résistent : minutieusement, il agrafe à plusieurs reprises les feuilles sur la table dont le bruit m’évoque les tirs des mots qui tuent…Tel un rituel immuable, quasi obsessionnel, il lit quelques vers projetés en fond de  scène (dont «A lot of work awaits me, isn’t that cheerful?»), joue son théâtre teinté de vers et de dialogues surréalistes sur nos lâchetés…puis il danse. Danse de bal et de balles.

À l’image de ces feuilles agrafées, il faut s’accrocher pour le suivre. Car Matija Ferlin détourne tous les codes de la représentation. À peine joue-t-il au théâtre qu’il stoppe brutalement la scène. Durant ce court temps d’arrêt, nous sourions de son toupet, je m’inquiète de l’impuissance des mots. Alors, il danse pour démultiplier la poésie, pour signifier ce qui nous paraît peut-être insignifiant. Matija convoque son corps, masse brute qu’il sculpte avec ses gestes lourds du sens de l’Histoire, avec des mouvements qui semblent tourner autour de lui tel un poète qui convoite la beauté du drame pour soulever la poussière de nos morts et prendre à bras le corps la reconstruction d’une pensée européenne. La musique symphonique de Luka Prinčič électrise la scène, accompagne la gestation, celle de l’individu sujet qui se débat avec les «restes» de l’Histoire. Je m’accroche et je vibre d’espoir face à ce créateur capable de danser ce qu’il reste de notre civilisation et de chercher pour reconstruire. En lui.

Matija Ferlin est un grand artiste parce qu’il n’est pas aisé de chanter une supplique. De brutaliser. De détourner. De se renverser. De faire battre des ailes avec ses dix doigts pour donner du souffle. De tirer à bout portant et de retourner l’arme des crimes contre l’Humanité, vers soi.

Matija Ferlin est sur mon chemin. Qu’il soit un jour sur le vôtre.

Pascal Bély – Tadorne

«Sad Sam Lucky» de Matija Ferlin au Théâtre des Bernardines de Marseille les 24 et 25 septembre 2013 dans le cadre du Festival ACTORAL.

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FESTIVAL D'AVIGNON LES EXPOSITIONS OEUVRES MAJEURES

Festival d’Avignon – Sophie Calle, chambre avec vue.

Pendant le Festival d’Avignon, il y a des lieux où tout le monde se presse. Le potager derrière la Cour d’Honneur, le bar du In…Du technicien, à l’artiste, toute la profession au sens large se retrouve, entre soi. Avoir le carton d’invitation, sésame pour y entrer, est tout un art, celui du reseautage des plus malins. Heureusement, dans la ville, les rencontres sont partout, de la terrasse de café à la file d’attente.

La plasticienne Sophie Calle, à l’Hôtel de La Mirande, nous propose un rendez vous particulier. Nous pénétrons dans le corridor de son intimité…qui miroite avec le notre. Nous montons un grand escalier. A l’étage, une jeune femme de chambre nous accueille. Elle a un tablier blanc. Je me retrouve projetée dans un livre de la comtesse de Ségur. L’agitation de la ville est loin. Tout est feutré. Sophie apparaît en déshabillé de soie couleur chair, éventail à la main. Désinvolte, elle nous dit de rentrer car il y a peu de monde. Sommes nous visiteurs, spectateurs? Je me sens invitée…communiante dans un parcours qui me ressemble.

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L’attention est extrême. Mon regard caresse les fleurs de la tapisserie, le lisse des boiseries. Je rentre dans un jeu de l’oie où dans chaque case, j’interagis dans ma mémoire. Les petits mots numérotés sont les années qui passent. Un mot maladroit d’une mère envahissante, une décision imposée du père, un jeu d’enfants pervers dans la cour de l’école, les pensées qui ne nous quittent pas de nos chers disparus, et toutes les relations amoureuses toujours présentes dans nos corps et nos esprits…

Dans ce cheminement de vie féminin, je suis une âme qui plane sous les lustres.

Chaque mot, chaque objet sont comme un fragment de ma vie intérieure, mes petites pensées intimes. Dans le couloir, j’étais un bloc et petit à petit je me déconstruis. Lavée de souvenirs dans la salle de bain, vidée par le manuel  dans les WC, éclairée dans le couloir, cachée dans les robes des  placards, pour enfin pénétrer dans son antre. La pièce fourmille d’informations et d’objets. C’est une scénographie de nos lobes cérébraux, des contours de nos chairs. Un soutien gorge noir accroché sur le bras du luminaire fait frissonner vers les nuits passées, les dragées ont un goût de fruit défendu, le chat empaillé est le compagnon de nos secrets d’enfant, le matelas brulé noircis des deuils des amours passés… Mais la présence lascive de Sophie illumine le parcours. Elle est la madone que nous venons célébrer, la forme généreuse qui absorbe nos confidences. Elle anime l’atmosphère musicale en choisissant avec nos propositions. Elle choisit de changer la bande-son pour écouter Manu Chao «Me llaman calle», car c’est son nom. Elle nous contient jusque dans les ondes.

Les hommes l’observent avec soif,  pendant que les femmes, elles, sont intimidées. Un tabouret est disposé près de son lit pour ceux qui veulent lui confier une part d’histoire, de mémoire, de secret.

La rencontre devient religieuse, comme devant un confessionnal ouvert. Les petits fragments de vie se rassemblent, plongés dans son décolleté. Je lui délivre une part de mon vécu de ses expositions. Derrière ses lunettes de soleil, elle se protège des éclats émotionnels envoyés. Elle appuie sur le bouton de son petit magnétophone. Je suis dans sa boite. Je l’ai autorisé.

La pièce est remplie de personnes que je n’ai pas vu arriver. Je ne vois plus mon amie. Je quitte la pièce sur la pointe des pieds comme si je voulais partir en douce.

En début de Festival, je pensais au ciel d’Avignon qui m’attendait pour alimenter de nouvelles visions. Je découvre que c’est aussi un lieu ressource, de rencontres et d’émotions improbables, dont nous sommes les chefs d’orchestre intuitifs.

Je suis statue d’argile, patinée, posée dans un coin de la mémoire de Sophie. Nous nous sommes rassemblées, au cœur de la ville, dans nos émois.

Sylvie Lefrère – Tadorne.

"Chambre 20" par Sophie Calle à l'Hôtel de la Mirande - Festival d'Avignon - du 15 au 19 juillet 2013.
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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE Vidéos

Festival d’Avignon – Le sublime voyage au bout de la nuit de Katie Mitchell.

C’est le joyau du Festival d’Avignon 2013, perdu dans une programmation sans relief, sans dynamique. Avec «Voyage à travers la nuit», l’allemande Katie Mitchell nous a bouleversé. Il faut imaginer un plateau de théâtre incluant un studio de cinéma, où un train s’apprête à partir pour raccrocher les wagons d’une vie. Je suis sur le Quai des brumes…pour embarquer avec Julia Wieninger, actrice prodigieuse. Elle incarne cette femme qui, ayant perdu son père, fait le voyage avec son mari de Paris à Vienne et y prononcer le discours funèbre.

Francis Braun, contributeur pour le Tadorne, nous retrace ce voyage dans ce train pour une nuit particulière. Celui vers un passé qui surgit, bouscule, prêt à faire changer de direction…Ici, le théâtre de Katie Mitchell offre au spectateur cette représentation où tout peut chavirer. C’est un voyage artistique au croisement de l’art théâtral, chorégraphique et cinématographique qui propulse le spectateur dans une réalité psychique où l’enfance, scènes de poupées et de regards en coulisses, trace des chemins qui nous ramènent, tôt ou tard, au théâtre.

Pascal Bély. Le Tadorne.

 

Il lui dit  que ceux qui m’aiment prennent le train…elle lui a répondu , je suis une femme blessée…

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Il y a un train. Un train omniprésent. C’est le lieu unique. Physiquement, il est là, ouvert, disponible pour un voyage vers le passé, un trajet unique Paris-Vienne…il n’est pas initiatique, il est passéiste. Des compartiments se suivent de l’extrémité gauche vers la droite du plateau. Dans ce lieu unique, une vie s’y déroule, plutôt des fragments d’un passé enfoui, et des fragments de la vie qu’ils vivent. Une femme surtout, belle et malade dans son désarroi. Deux hommes, son mari et le Stewart de la compagnie de chemins de fer.

Devant le train des  vidéastes s’acharnent et s’affairent. S’arrêtent puis se reposent, après surveillent, prêts à bondir, suivent, happent aussi, saisissent les yeux, les visages, les corps et ce que font ces corps vivants.

C’est aujourd’hui, c’est aussi hier.

Le père d’hier, la poupée d’hier, le citron avec lequel elle jouait, la poupée démantelée, les oiseaux du papier peint.  Le bougeoir qui tourne…Tout cela, on le voit en vidéo, sépia nostalgie. C’est une succession d’images, filtrée par les caméras, par les accessoires de trucage, surtout transformés par l’œil de Katie Mitchell.

Ce wagon s’offre, ouvert à nos yeux. Il y a le lit, le lavabo, ses toilettes. La lumière est glauque, des éclats de soleil parfois éclairent. Les comédiens circulent dedans, vus pas en entiers,  parfois on ne voit qu’une partie d’eux-mêmes, comme tronqués, comme entre-aperçus. Au dessus, sur un étroit mais long écran intégré, on distingue nettement leur regard, le défaut de leur peau, les cils qu’ils essuient après une nuit mouvementée. Il y a l’approche de dehors et celle du dedans. Peut-être y verrez-vous la vision cubiste de Picasso et de ses confrères.

La technique est incroyable. On a trop souvent vu la vidéo galvaudée, trop utilisée, négligée, abusée. On l’aborde avec méfiance. Là c’est un miracle. Tout se passe devant nous, en direct mais aussi en film.  Osmose totale, un tout qui fait corps avec le train, avec eux, avec leur histoire, avec l’homme contrôleur, avec le mari, l’autre homme, le père d’avant, le citron pressé, la poupée démantelée…on recommence, on suit les voyageurs dans le train aujourd’hui et hier peut-être, le train, son bruit, ses lumières hachées, ces filtres qui font bouger l’image, les rideaux des fenêtres obscurcis, la caméra, les caméras intruses, violentes, et les images violées, elles rentrent dans l’intimité, dans le corps, les yeux, les bouches, les cils, intruses jusqu’au plus profond, perçantes d’acidité, Elle deviennent l’outil de sa vie entière. C’est tant d’années déversées dans un vase clos, ce train, qui roule.

C’est une héroïne de Bergman, c’est une héroïne de Duras, elle peut sortir aussi d’un film de Chantal Ackermann, elle peut être la soeur d’Alain Resnais et de Muriel. Elle est aussi et surtout l’héroïne de l’écrivaine Friedericke Mayröcker, adaptée par Katie Mitchell.

C’est une vision tellement émouvante, c’est une vie de retour pathétique, c’est la mort d’un père, c’est une histoire d’amour…Cela n’a que l’importance qu’on lui porte. Ce qui est inouï, c’est cette mise en image, ce film théâtre, ce théâtre filmé, ses premiers plans, ses retours, ces flashs en avant et back “to le passé”, ces trucages, ces coulisses…c’est LE spectacle de derrière mis devant, c’est ce qui est d’habitude caché, c’est ouvert à toutes indiscrétions. C’est une mise à nu de tout l’imperceptible.

C’est le plus bel évènement  de cette fin de festival. C’est une pure merveille.

J’ai spontanément embrassé Katie Mitchell pour lui dire MERCI. Ce fut tellement émouvant.

Francis Braun – Tadorne.

«Voyage à travers la nuit» de Katie Mitchell au Festival d’Avignon du 20 au 23 juillet 2013.
Photo: Francis Braun.
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FESTIVAL D'AVIGNON LE GROUPE EN DANSE LE THEATRE BELGE! OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Festival d’Avignon – Est-ce que la catharsis, ça fait pocpoc?

Si Halory Goerger et Antoine Defoort sont comme ils se plaisent à dire «des analphabètes du théâtre», cela ne les empêche pas de créer leur propre langage scénique entre arts plastiques, performance, conférence, danse et théâtre. Depuis «Métrage variable», «Cheval» et «&&&&& & &&&», ces deux-là contaminent la scène dans un geste tout à la fois ludique, savant et critique des usages de notre époque, de notre rapport à la technologie et au langage: d’ailleurs, le sous-titre de l’une de leurs créations n’était-il pas «un spectacle de câble et d’épée». Tout un programme!

“Germinal se présente comme une pièce (qui) met en scène des individus qui envisagent le plateau comme un espace vierge et fécond dans lequel tout est à faire. [?] à faire émerger un système, en étant candide on dirait : un monde.» En effet, Germinal est une odyssée à rebours, un laboratoire utopique sans but s’appuyant sur l’aptitude des êtres à former leur pensée par le biais du langage, et se construisant au fur et à mesure sur l’idée que du groupe naît la contradiction et la conscience de sa propre identité. Peut-être est-ce cela le «minimum ontologique légal» qui permet de démarrer une nouvelle civilisation. Car c’est bien ce qui est mis en branle et mis en question dans cette création: comme sur une page blanche (mais pas vierge) ou comme au début d’un jeu vidéo dont le fonctionnement et les possibilités sont encore à découvrir, Germinal se doit de tout inventer.

Au commencement la lumière fut, discrète tout d’abord, s’essayant à plus d’intensité, à disparaître, puis à prendre plus de place. Cela dure un certain temps; un monde ça n’est pas si simple à éclairer et petit à petit, l’on distingue quatre silhouettes assises sur ce plateau vide, qui apparaissent tranquillement. Une femme et trois hommes -mais cela a-t-il une quelconque importance?- sont posés là, attendent la suite. L’un d’entre eux se lève, c’est lui qui maîtrise depuis le début tous ces jeux d’éclairage. C’est un monde en vase clos dans lequel tout est à inventer. À ré-inventer plutôt, car l’on se rendra vite compte que ces quatre êtres humains – qui n’ont rien à voir avec une peuplade dite «première»- possèdent un langage très développé, malgré le fait qu’ils ne maîtrisent pas tout de suite leur appareil phonatoire, et s’avèreront être très perspicaces lorsqu’il s’agira d’éviter de retomber dans certains travers à l’oeuvre dans notre société, pas dans la leur!

La germination est en marche, tout d’abord le langage comme forme de pensée, la communication, la contradiction, la voix, le chant, la musique, l’individu qui déjà manipule les idées des autres pour son propre compte. Tout cela s’accomplit dans une douce nonchalance et une fausse naïveté qui rend cette «création du monde» à la fois hilarante, ludique, subtile et nécessairement poétique et politique.

Comme dans les précédentes pièces d’Halory Goerger et d’Antoine Defoort, le rire prend sa source au coeur même des données et des contraintes du langage, de son déploiement. À l’instar de Tiqqun dans la Théorie du Bloom, ils cherchent à «aller jusqu’au bout des possibles que contient leur situation». Situations limites dans lesquels nos quatre interprètes se confrontent à la nécessité d’apprendre comment s’organise un échange de pensée par sous-titres interposés. Comment produire du son avec sa glotte, sa gorge et son larynx…Comment un seul micro pour s’exprimer pose-t-il la question du porte-parole, et donc du mode de gouvernement en devenir… Autant d’approches ludiques et dialectiques d’un questionnement sur la constitution et le fonctionnement d’un groupe, d’un peuple, d’une civilisation, d’une galaxie.

Une fois le langage et la parole mises au point vient le temps de se mesurer à l’espace, aux éléments qui constituent cet espace, qui le circonscrivent et forment les bases d’un vocabulaire plus élargi, du rapport au matériel et à l’immatériel. Il y a ce qui fait pocpoc quand on le frappe avec le micro et ce qui ne fait pas pocpoc. La catégorisation est en route. Mais tiens d’ailleurs, est-ce que la catharsis, ça fait pocpoc ou pas? Et à un moment, se rendre compte qu’il y a des choses qui font pocpoc dans le coeur…


Germinal se déploie dans une «variation continue» pour reprendre l’expression deleuzienne. Il faut détruire pour construire semble être l’un des leitmotivs du spectacle. Chaque élément découvert devient l’occasion pour chaque interprète de mesurer son rapport au monde en train de se créer. Micro, guitare, amplificateur, ordinateur sont autant d’éléments poussiéreux, enfouis sous des gravats tels des restes archéologiques d’une époque révolue, des résidus, et qui aujourd’hui servent à la reconstruction du monde, ou du moins à la construction du spectacle. L’objet occupe dans cette création une place importante d’élément permettant d’établir une critique de nos propres comportements à partir de l’usage que nous en avons, voire même de l’usage qui nous en est imposé.

Dans une approche aussi bien plasticienne que théâtrale et performative à souhait, Halory Goerger et Antoine Defoort parviennent à élaborer un monde en vase clos aux multiples résonnances vers l’extérieur. Une installation théâtrale sous forme de laboratoire tout à la fois farfelu et tellement nécessaire. Ce ne sont pas des personnages qui jouent la comédie, ce sont des êtres en devenir dont les buts sont très incertains. On peut jouer avec le monde, le décortiquer, en défaire une à une chaque brique, faire tomber les murs, ne pas les reconstruire, ré-agencer des ensembles nouveaux. Cependant, les bases restent là: des individus face aux autres et face à eux-mêmes, aux prises avec un langage à redéfinir, à dé-catégoriser, à réinventer.

Lorsque l’on sort de la salle, on se sent plus intelligents (pour une fois!), petits face à l’ampleur de la tâche qui nous attend, grandis par la dimension ludique et critique de cette création, et surtout joyeux que quatre trublions rebattent les cartes de nos représentations individuelles et collectives.

Si ce n’est pas du Zola, on en rêverait presque ! Merci.

Nicolas Lehnebach pour, vers le Tadorne.

Germinal, aux Subsistances, du 18 au 21 septembre 2012 dans le cadre de la Biennale de la Danse de Lyon. Au Festival d’Avignon du 16 au 24 juillet 2013.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN Vidéos

Au Théâtre du Nord à Lille, dès le 8 novembre 2013 – Avec Julien Gosselin, 2076…année clonique.

Ils sont face à nous. Depuis plus de trois heures. Ils n’ont jamais eu peur du public. Bien au contraire. Ils l’ont affronté, non pour le caresser dans le sens du poil, mais pour l’inclure. Ils sont jeunes (entre 25 et 35 ans) et leur arrogance créative provoque un plaisir fou. La salle les ovationne. Ils n’en reviennent pas eux-mêmes. Certains sont au bord de craquer par tant de fatigue accumulée et d’affection reçue de la part d’un public reconnaissant de ne pas l’avoir plombé ou disqualifié.

Je suis également debout. Qu’il est bon de retrouver ce geste après tant et tant de mois et d’années à faire le dos rond, à subir un théâtre français mortifère, institutionnalisé, sans âme, parce que petit-bourgeois. Ce soir, la troupe emmenée par Julien Gosselin fait maintenant partie de l’histoire d’Avignon. Mon aventure avec eux ne fait que commencer.

Mais que s’est-il donc passé ? Ils ont osé porter à la scène «Les particules élémentaires» de Michel Houellebecq. Ce roman est-il adaptable au théâtre ? Rien n’est moins sûr. Mais avec eux, tout est possible…Enfants de cette génération décrite par l’auteur (20 ans en 1980), ils assument cette filiation sans jamais la caricaturer. Ils parviennent avec délicatesse à se mettent à distance, sans cynisme, mais avec une dérision mêlée de tendresse envers une génération dont les représentations sociales se sont structurées autour de la libération sexuelle, d’idéaux politiques d’une gauche prête à jouer l’alternance malgré le septennat réformateur d’un jeune président…Ils ont réussi à créer le mouvement  fraternel entre deux hommes que tout oppose: l’un multiplie les conquêtes avec les femmes jusqu’à en devenir fou, l’autre mobilise la science pour une nouvelle espèce humaine par le clonage. D’un côté, la métaphore d’un paradigme épuisé, où il faut accumuler, produire, être compétitif. De l’autre, une révolution: celle où science et culture prendraient l’ascendant sur le biologique pour fonder une humanité plus apaisée, plus pacifique.

Ce qui les oppose sur le papier se relie : quand Bruno (Alexandre Lecroc) joue le jeune bête et con, Michel (Antoine Ferron) est en fond de scène, assis, profond, tourmenté, presque Gainsbourien. Le décor est là, dans ce regard, dans cette observation, dans cette écoute. Chacun incarne un double rôle : celui dévolue sur la scène, un autre en fond, sur les côtés, à notre place, celle du spectateur, celle de l’écrivain, celle de l’artiste de théâtre, celle où l’on observe l’intime se débattre dans le sociétal.

Il arrive même que la télévision, personnage à part entière, s’invite, mais elle le fait sur les côtés pour se projeter en grand écran : elle se veut de qualité même si on l’on ressent déjà qu’elle se perd dans des effets de communication dévastateurs envers le sens de la recherche de Bruno (on y décèle le langage de l’entre soi, loin, très loin du débat démocratique). Mais ici, elle sert le propos théâtral et n’entre jamais en concurrence.

La mise en scène de Julien Gosselin est exceptionnelle parce qu’elle ouvre le dialogue entre le monde de la recherche et le corps social à partir d’un paradoxe qui ne cesse de s’amplifier : plus Michel avance dans ses découvertes, plus Bruno devient malade. Julien Gosselin comble peu à peu le vide qui s’instaure entre les deux frères (qui se rencontrent finalement très peu au cours de la représentation) en positionnant l’art théâtral comme passerelle, sur laquelle il nous embarque. D’une époque à l’autre, de l’adolescence à la mort, je suis relié, inclus dans la quête, questionné par la force d’une science qui, articulé à l’art, l’humanise comme jamais. Les femmes jouent ici un rôle déterminant : Christiane (Noémie Gantier, magnifique tragédienne), amie de Bruno, l’accompagne dans sa recherche, en multipliant avec lui  des expériences orgiaques, métaphore d’un clonage du couple qui ne dit pas son nom… Annabelle, amie de Bruno (Victoria Quesnel, lumineuse femme de l’ombre) veut un enfant, qu’elle n’aura pas…signe que l’ère industrielle amenuise les facultés de l’espèce humaine de se reproduire dans un amour à mort destructeur. Peu à peu, la fratrie se décompose et se recompose vers une nouvelle humanité (celle d’aujourd’hui étant épuisée…comment ne pas entendre le chaos provoqué par les récents débats autour du « mariage pour tous ») a l’image du gazon présent dans le premier acte qui disparaît au second, laissant le sol froid  d’un laboratoire comme seule surface de réparation pour reconstruire.

Je ne perds rien du jeu des acteurs qui tisse le rire dans le dramatique parce que les joyeuses valeurs humanistes des années 70 (ah, la scène du yoga collectif, inoubliable Caroline Mounier en directrice du camping du changement !) sont aujourd’hui dramatiquement épuisées et provoquent bien des effondrements dans la souffrance.

Les processus impulsés par Julien Gosselin à partir de son collectif, relient les générations de spectateurs Il n’est jamais dans une posture haute en prenant le texte de Houellebecq pour le «verticaliser». Bien au contraire, il le déstructure pour créer un lien ouvert entre littérature, science, art, en nous positionnant comme co-penseur de notre époque !

LES PARTICULES ELEMENTAIRES -

La recherche scientifique mise en scène par Julien Gosselin questionne notre soif de théâtre, nos pulsions ‘destructrices » de sens, notre amour du jeu pour élever nos désirs  de spectateur (et non les cloner !) vers un nouveau «théâtre» qu’il nous reste à inventer.

Vive le Festival d’Avignon 2076!

Pascal Bély – Le Tadorne

«Les particules élémentaires», mise en scène de Julien Gosselin, au Festival d’Avignon du 8 au 13 juillet 2013.
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Festival d’Avignon – Angelica Liddell, nous ancre de Chine….

Angélica Liddell ouvre notre festival d’Avignon. Cela ne pouvait pas mieux tomber. Car «Ping Pang Qiu» est un vibrant plaidoyer pour un théâtre engagé et engageant. Il évoque la bataille à mener: celle d’affirmer nos modes d’expression contre les approches rationalistes qui visent à les museler. C’est un spectacle qui nous donne la force de continuer d’animer ce blog, espace du spectateur critique, sans concession à l’égard du marketing culturel et des logiques quantitatives arbitraires.

Angelica Liddell entre dans l’arène avec une robe rouge sang, comme l’énergie qui coule dans ses veines; rouge vif comme la colère qui gronde en elle; rouge vif comme la couleur du petit livre de Mao qu’elle brandira à plusieurs reprises pour le défier. Mais combien sont-ils en Europe à brandir leur petit manifeste pour nous imposer leur politique libérale sans vision? Elle porte une perruque bleu clair, couleur ciel. L’esprit clairvoyant est au dessus de ce corps souffrant. Elle est notre magicienne à l’allure punk rageuse, toute en grâce féminine, avec un cœur gros comme ça… Sa chair émotionnelle, par capillarité, nous transperce.

Il y a trois compagnons sur scène. Il y a une jeune femme, son double, son alter ego, sa compagne, sa sœur,…les mots finissent par manquer pour qualifier l’ampleur des gestes qui unissent ces deux femmes. Il y a un petit homme, doux mélange d’Asie et d’Amérique…il canalise l’énergie qui déborde, tel un médiateur entre l’art du chaos et le chaos de l’art. Il y a aussi l’homme oiseau jaune canari…il écoute, beaucoup. Souvent attablé. Il entre dans le jeu d’Angélica pour y amplifier l’absurde. Il est l’auto dérision, car le rire est sérieux. Ces trois là sont ses satellites, ses éléments d’hémoglobine qui alimentent son jeu.

Le théâtre d’Angelica est intense: nous avons des tachycardies quand nous rions de ses propos dévoilés, des extra systoles quand le sombre du texte apparaît, et le tout nous donne un souffle au cœur.

Le théâtre d’Angelica est global: elle nous fait cheminer de la Chine vers l’état des institutions en Europe pour mieux signifier la porosité entre les idéologies qui gouvernent ces continents. Avec Angélica Liddell, la dictature chinoise résonne avec notre quotidien. L’humain n’y est finalement qu’une variable d’ajustement à l’image du sort que l’on réserve aux artistes en Europe. Le pouvoir dans les théâtres les écrase, autant que le char de la place Tian’anmen face au jeune étudiant, qui malgré son pas de côté, est suivi à la trace, empêché dans sa liberté d’expression et de pensée: “Quand tu entres dans un théâtre pour travailler, pour travailler, POUR TRAVAILLER, pour faire ton travail, dans un théâtre, il y a toujours un imbécile qui va se charger de ridiculiser le monde de l’expression, juste parce que c’est de l’expression, alors qu’il ne sait même pas encore ce que tu vas dire. Ceux-là, ce sont les empereurs de la clim. Ils se sentent importants face au monde de l’expression, supérieurs, ils adorent montrer leur indifférence au monde de l’expression, leur mépris, ils aiment te le faire savoir, ils veulent que ça se voie, juste parce que tu appartiens au monde de l’expression.”

Angélica Liddell n’en oublie pas les mots qu’elle dégueule de sa bouche d’ensorceleuse: ceux d’une novlangue où «social» et «travail» sont galvaudés, dénués de leur sens. Angelica et ses compagnons nous alertent. La Chine n’est pas loin, mais notre fascination nous aveugle. Pour ne pas sombrer dans la détestation destructrice, elle repart à l’attaque et nous immerge dans les méandres de son paradoxe: elle aime la Chine tout autant qu’elle la hait. Des chorégraphies se déclenchent pour imager les discussions posées cartes sur table. De l’horreur surgit le beau. De l’expression exulte la pensée. Avec son corps de Chine, elle nous souffle un vent de réaction vitale. Le sens nous cingle le visage, rafraîchissement nécessaire après tant d’années où l’on peine collectivement à penser une géopolitique qui n’a plus rien à voir avec celle de papa mais avec…l’amour. Sans lui, point de vigilance. Point de résistance.

Alors ils dansent. En douceur. Et l’on rêve à nouveau tandis qu’Angélica nous dévoile son sein, métaphore d’une terre patrie, d’une terre nourricière qu’il nous faut réalimenter de nos expressions sans concessions.

La dernière scène est une apogée, un idéal. Fini la valse, place au Mambo! Fini le conformisme, place à la créativité, à la liberté de mouvement et de pensée. Un grand festin orgiaque se déploie. Ils nous invitent au plaisir de créer, de se lâcher, de balancer les codes pour retrouver le goût de vivre.

Pour une géopoésie de nos amours contrariés.

La liberté peut se manifester sous forme de douleur et de tristesse ; si elle n’est pas étouffée par la douleur et la tristesse, même si elle sombre dedans, tu peux encore la voir, la douleur et la tristesse sont donc libres aussi ; tu as besoin d’une douleur libre et d’une tristesse libre, si la vie vaut encore la peine d’être vécue, c’est justement pour cette liberté qui t’apporte enfin la joie et la sérénité » Gao Xingjian  – « Le livre d’un homme seul“.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadornes.

« Ping Pang Qiu » d’Angelica Liddell au Festival d’Avignon du 5 au 11 juillet 2013.

 

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Unique, double Angélica Liddell.

Deux heures et quarante minutes de représentation s’achèvent par une clameur. Le public réagit chaleureusement; ému, pensif, il semble avoir traversé des océans pour échouer sur une île, seul. Ce voyage est celui des hautes solitudes. La sidération laisse place au dépouillement, mélange de trop-plein et de vide. Il fait nuit dans la cour du Lycée Saint-Joseph; l’obscurité est en soi. Je me demande pourtant s’il convient d’applaudir. Aimer cette femme jusqu’à se perdre semblerait un geste plus approprié. Résister à sa fureur pour lui prouver qu’elle dispose malgré tout, de compagnons d’infortune. Être là, juste.

Longtemps, durant la représentation de «Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy)», je me suis dit que je ne comprenais rien. Chaos scénique (chaises renversées, monticule de terre, pétales disposés à même le sol), morcellement intérieur des caractères et fragmentation du monde empêchent toute lecture linéaire, toute reconstitution d’un récit. Mais il est impossible de décrocher. Comme par le passé, Angélica Liddell compose une beauté monstrueuse, touchant tous les registres. Personnage à la grâce ophélienne et à la blancheur diaphane, ou spectre squelettique au début de la pièce ; corps prostré de douleur et de rage en fin de spectacle. Délicates valses, foudroyantes scènes d’orgasmes onanistes. Combien sont-elles en elle ? Angélica Liddell joue Wendy, mais sur scène, son engagement personnel, à la fois physique et psychique, est tel qu’on ne sait plus si l’on a affaire à sa propre histoire ou au jeu d’une comédienne. L’ambiguïté floute les limites de la représentation. L’effet de réel est au service d’une esthétique de la terreur.

Wendy est censée s’enfuir de la réalité pour gagner, avec Peter Pan, l’île de la jeunesse éternelle. Elle échouera à Utoya, lieu du massacre perpétré par Breivik. Par la suite, elle trouvera refuge en Asie, Shanghai précisément. Wendy, cependant, n’est pas là pour apporter «un supplément de dignité», une dénonciation confortable et moralement satisfaisante des crimes commis par ce fou. Elle fusille les bons sentiments, assassine les «mères» et leur bonne conscience venimeuse. D’une certaine manière, elle semble avoir pactisé avec le mal, consciente que ce qui a été n’est plus. Je crois assister au glissement des identités : Angélica Liddell-Wendy…Peter Pan-Breivik ? Wendy, cette «meurtrière de la joie / Ton vide s’est rempli de cadavres». Qui est qui ? Qui dit quoi ? L’Espagnole donne corps au monstre, à sa folie destructrice. Elle s’offre à lui, chair et âme, parle de l’horreur en se situant de son côté, jusqu’à la nausée. Dégoût des faux-semblants et de l’hypocrisie sociale, indéfectible solitude. Le monstre vomit l’humanité, sombre dans l’abject lorsqu’il évoque ses conversations nocturnes avec des «pervers».

 

Jeunesse, beauté, tout s’effile, s’écoule et s’effondre. La littérature et le mal, une nouvelle fois réunis. Seule joie pour elle, la masturbation, épiphanie solitaire. Pourtant, tout n’est pas si simple : «nous puiserons / Nos forces dans ce qui n’est plus». Susurrés, affirmés, hurlés ou raillés lors de la représentation, ces vers de Wordsworth doivent être entendus. L’attentat poétique à l’œuvre sur scène énonce en réalité une exigence de vie…et d’amour. Wendy, d’ailleurs, est qualifiée de «monstre d’amour». Les «pervers» pensaient faire corps avec elle ; elle leur oppose son désir de «beauté radicale» et les renvoie à leur propre solitude. La beauté, c’est cette valse mélancolique interprétée par les deux danseurs de Shanghai qui, par leur âge avancé, défient le temps, l’espace et les mœurs. Ils recousent, par leurs gestes, le tissu des corps déchirés.

Par-delà chaos et décrépitude, la demande d’amour effleure… «L’amour. L’amour. C’est mon unique sentiment»…heureux celui ou celle qui saura le saisir…

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

«Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy)» d’Angelica Liddell au Festival d’Avignon du 6 au 11 juillet 2013.
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Avignon Off 2013 – Chercheurs-artistes: le nouveau monde.

« Smatch » de Dominique Roodthooft a été joué du 17 au 23 mai 2009 dans le cadre du KunstenFestivalDesArts et sera joué au Théâtre des Doms dans le cadre du Festival Off d’Avignon du 7 au 28 juillet 2013.
Il y a des spectacles que l’on n’est pas prêt d’oublier. « Smatch » de Dominique Roodthooft est de ceux-là. Présenté au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles puis à Avignon, on se prend à rêver qu’elle trimbale sa machinerie et ses chercheurs-artistes aux quatre coins de l’hexagone. Car, il y a urgence. La France n’écoute que sa plainte; les corporatismes n’ont jamais été aussi puissants ; l’émiettement est devenu une stratégie pour bloquer les processus d’innovation. La recherche, stigmatisée par le pouvoir, se coupe progressivement de la société. Après avoir été le moteur de la modernisation du pays après la guerre, elle ne sait plus très bien quel rôle « politique » jouer dans un environnement mondialisé, au coeur d’une crise systémique. De son côté, la Belge Dominique Roodthooft nous propose une articulation prometteuse entre artistes et chercheurs pour nous aider à ouvrir les possibles, à penser différemment le complexe autrement qu’en utilisant les modèles rationalistes usés de l’ère industrielle.

La première scène donne le ton. Trois comédiennes et un vidéaste-performeur se penchent sur une carte de la Belgique, projetée sur grand écran. La partie supérieure, coloriée de couleurs chaudes, est divisée entre les provinces flamandes, tandis que le côté inférieur (la Wallonie) est d’un bleu uniforme et imprécis. Est-ce la mer, un lac ? Avec les frontières, l’un d’eux s’amuse à dessiner un animal pour changer le regard. Rires dans la salle. En effet, le clivage a fini par s’imposer à tous (même aux auteurs de cette carte !) et nous empêche de voir la Belgique dans toute sa complexité. Dit autrement,  « si vous désespérez un singe, vous ferez exister un singe désespéré ».

Après avoir transformé la scène en espace bifrontal pour y installer un laboratoire, nos artistes-chercheurs vont pendant deux heures nous projeter des  interventions (la philosophe Vinciane Despret, un couple d’éleveurs de vaches, un informaticien, un juriste, un imitateur du cri du cochon) tout en prolongeant le propos sur leur minuscule scène artistique! Tous démontrent avec pédagogie et créativité, que la réalité n’existe pas : elle n’est qu’une construction. C’est le regard que nous portons sur les animaux qui les rendent bêtes. C’est notre vision de la dune comme mouvement submersible qui nous empêche d’imaginer qu’elle puisse faire de la musique. Elle finit même par nous conduire à construire des murs pour nous en protéger plutôt que de lui offrir des chemins de traverse ! C’est ainsi que l’expression « ce n’est pas possible » est elle aussi une construction, une paresse de la pensée qui nous interdit d’imaginer que le changement est une dynamique et pas uniquement une logique verticale descendante.

À mesure que « Smatch » avance, la jubilation augmente. Notre imaginaire est sans cesse stimulé (à l’image de ces ampoules qui pendent, transformées en aquarium, car l’électricité n’est pas là où l’on croit !) afin que le discours du chercheur trouve ses prolongements, ses résonances chez l’individu et le collectif. Le spectateur est inclut dans un changement de représentation parce qu’accompagné à se projeter dans l’articulation chercheur – artiste, métaphore d’un nouveau paradigme.  La scénographie donne à la pensée complexe le cadre qui lui manque tant dans nos sociétés : fini la spécialisation des savoirs, vive les savoirs qui relient, qui ouvrent les possibles, qui déploient la créativité !

Avec « Smatch », on s’autorise à inventer d’autres histoires que celles que l’on voudrait nous faire jouer ; on peut créer les nouveaux territoires qui nous permettent de voir ce que nos répétitions cartésiennes nous empêchent d’appréhender.

Avec « Smatch », on se prend à rêver qu’un ministère de la recherche et de la culture européen soit installé symboliquement sur la frontière. Pour la faire bouger.

Pascal Bély – www.festivalier .net