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FESTIVAL D'AVIGNON

Au Festival d’Avignon, Angélica Liddell : D comme distance?

Elle nous revient. Après son triomphe l’an dernier au Festival d’Avignon dans le Cloître des Carmes avec « la casa de la Fuerza », nous sommes nombreux à attendre ce moment. Nous avons été profondément touchés par cette metteuse en scène hors norme qui n’hésite pas à parler de la douleur du monde à partir de ses propres souffrances. Avec Angelica Liddell, les frontières entre réalité et fiction, corps et texte, individu et masse ont sauté.

Elle nous revient de loin. Le Festival d’Avignon a eu la très mauvaise idée de l’exiler dans la salle des fêtes de Montfavet où le seul mouvement d’un spectateur fait grincer chaises et dents. Mais surtout, là où dans “la casa de la Fuerza”, la pierre du Cloître transpirait avec le corps d’Angelica, ici rien. Le minéral a disparu. Le décor en carton pâte accentue le factice : la chair et les liquides sont cachés sous des habits d’enfants, d’uniformes et de formes spectaculaires.

Mais la «Fuerza» est toujours dans le propos, même si le corps ne l’englobe plus. Un alphabet sert de fil conducteur, sorte de métalangage entre apprentissage normé et imaginaire florissant : A comme argent, E comme enfant, K comme Karaoké, L comme loup,  M comme méfiance, R comme rage, S comme société, U comme utopie, W comme Wittgenstein. Comme un abécédaire de la douleur, un kit de survie. Le Tunisien Mohamed Bouazizi ne l’avait probablement pas en poche quand il s’est immolé par le feu. Angelica préconise de son côté de se tirer une balle dans la tête devant «le président Français». Radical.

Comme Maguy Marin, Angelica nous envoie donc ses «salves». Là où la chorégraphe met en scène la crise de civilisation, Angelica se méfie «des champions de la civilisation». Son terrain, c’est l’intime, la famille (espace de l’idiotie où l’on empêche les enfants de grandir en les privant de livres). Il y a plus de chaleur humaine avec le « chinois du coin » quand on lui  demande le prix du pain qu’avec l’Autre («la vie n’est belle que parce que tu croises des salopards »).  La douleur la rend presque folle jusqu’à passer en boucle une sonate de Schubert interprété par un piano sans pianiste (ce dernier sera toutefois autorisé à jouer sur scène avec son corps souffrant et désarticulé dans le tableau final). Elle concédera une danse sur « Paint it, black » des Rolling Stones pour se calmer. Angelica ne croit qu’en l’artiste capable de poser sa douleur sur un plateau comme on passerait à table. Sinon, qu’il devienne un performer sportif : au moins, l’affect à distance produit parfois du beau.

 

Le propos d’Angelica Liddell diffère peu dans la forme de celui de Maguy Marin ou de Pippo Delbono : chacun évoque le trou béant dans lequel nous sommes tombés à force d’avoir pactisé avec le diable du divertissant, du médiatique, de la propagande qui régit nos vies intimes pour y placer les violeurs au sein même des familles. Ne prolongent-ils pas le propos de Jan Karski dans la pièce d’ Arthur Nauzyciel (qui a fait l’ouverture du Festival) où celui-ci prévoyait que l’Humanité ne se remettrait jamais de la Shoah ? Comment ne pas faire le lien alors qu’Angelica exhibe des lapins morts, ceux-là mêmes qu’elle faisait danser par des enfants dans le premier tableau pour les empailler dans le dernier? Comment peut-on effectivement imaginer «qu’un bon enfant fasse un bon adulte» ? Comment ne pas voir dans la sculpture finale, l’Humanité douloureuse avec des plaies provoquées par notre inconscience collective ?

Mais là où Maguy Marin et Pippo Delbono nous rassurent en nous transmettant leur poésie et l’énergie d’un festif pessimiste, Angelica Liddell inquiète. Sa douleur est à la frontière d’une folie dont nous pourrions être la victime.  «Être un homme c’est aussi avoir envie d’en tuer un ». Aïe…

Je me suis progressivement protégé dans «Maudit soit l’homme, qui se confie en l’homme : un projet d’alphabétisation»). En a-t-elle conscience pour glisser dans la dernière partie vers une scène qu’elle met à distance en y posant une oeuvre plastique ? Sans traversée du corps, son alphabet m’est apparu peu à peu décharné. La douleur peut-elle être un alphabet où le mot se trouve pris dans un système englobant qui le réduit ? Dit autrement, la douleur n’est pas objet.

À moins d’une grammaire pour ne pas la confier.

Pascal Bély- Le Tadorne.  

A lire un autre point de vue, celui de Sylvain Pack.

« Maudit soit l'homme qui se confie en l'homme : un projet d'alphabétisation » d'Angélica Liddell du 8 au 13 juillet 2011 dans le cadre du Festival d'Avignon.