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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

Au Festival d’Avignon, Vanessa Paradis.

C’est l’un des grands moments du début de ce Festival d’Avignon 2010. Bouleversant à plus d’un titre. « Gardenia » du chorégraphe Alain Platel et du metteur en scène Frank Van Laecke prouve, une fois de plus, que le Théâtre flamand sait décaler notre regard vers les “angles morts” de notre société. Vanessa Van Durme que nous avions tant aimée ici lors de son dernier spectacle, leur a soufflé une idée de départ: réunir sur scène de « vieux travestis qui dansent gaiement sur une musique triste ! ». Quelque temps plus tard, ils sont sept sur scène autour de Vanessa et d’un jeune danseur pour faire revivre ce cabaret éphémère, pour que le rideau se lève enfin et dévoile un pan entier de l’histoire du spectacle vivant.

Autant enlever le masque. L’émotion ne m’a pas quitté tout au long de la représentation. De la première minute (si politique, tant attendu) à la dernière (si respectueuse de la part du public), j’ai baissé la garde pour (re) vivre mon histoire. Car ces hommes et ces femmes ont été sur la route de jeunes adultes perdus, apeurés par le sid’amour, pour leur donner la force de s’affranchir des habits sur pièce confectionnés par des familles oppressantes et une société autoritaire. Alors qu’ils s’avancent vers nous, dans leurs vêtements de ville, sur ce sol en pente, je sens que les lumières et la scène vont les libérer de cette atmosphère de maison de retraite dans laquelle nous les avions oubliés. Mais Alain Platel et Franck Van Laecke n’éludent en rien notre responsabilité d’avoir fait basculer cette pente afin que  disparaissent peu à peu ces corps qui nous ont pourtant tant donnés. Pas plus qu’ils n’épargnent le milieu de la nuit sur la violence de ses rapports sociaux et amoureux.

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Mais ce soir, il est temps de nous rapprocher, de créer l’équilibre entre notre gradin en pente et leur scène verticale. C’est ainsi que « Gardenia » multiplie les points de rencontre pour que le «genre» ne soit plus une question, mais un corps en mouvement. Le résultat est magnifique, généreux, car la mise en scène épouse le processus du travestissement en évitant de tomber dans la gaudriole et la moquerie. La musique joue une fois de plus dans ce festival sa fonction mémorielle et pacificatrice : «Gigi», «comme ils disent», nous est revenu « d’Alexandrie, Alexandra » tandis que la longue dame brune veille sur le destin de chacun. La présence de ce jeune danseur majestueux au milieu de ces vieux travestis amplifie la tragédie, rend poreuse la frontière entre masculin et féminin, symbolise le commencement là où approche la fin et incarne pour toujours «l’objet de tous nos tourments». Les tableaux se succèdent et la scène bascule vers le conte, l’enfer pour n’être qu’à la fin qu’un pacte respectueux entre nous et ces artistes de l’âme. On prend ainsi conscience du rôle déterminant des acteurs travestis pour que le mouvement du corps incarne le désir refoulé (il est d’ailleurs troublant de constater le poids du travestissement dans certaines créations actuelles).

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« Gardenia » est situé sur la frontière poreuse entre la danse, le théâtre, le cabaret, la musique. Dans une explosion de joie, le public du Festival d’Avignon signifie une fois de plus qu’il est grand temps d’ouvrir les codes de la représentation. Il en va de notre désir d’être encore uni, divers et fraternel.

Pascal Bély – www.festivalier.net

Poursuivons avec Bernard Gaurier…

« Gardenia », troubles fleurs des riantes années

Sur un plateau en pente douce (parquet usé des vieux dancings et chaises sans âge pour le repos des danseurs fatigués) ils sont neuf à nous regarder dans leurs costumes gris impeccables. Doucement l’un d’entre eux s’avance et se place face au micro pour lancer en l’air les mots qui ouvrent la danse.
Du Shanghai au Piano, des virées au creux du Marseille de la nuit à celles en bus au bois. Une pluie de souvenirs et de visages remontent alors à mémoire, la force politique et humaine de cette invitation me colore les yeux de brume. Il était une fois, un hier… et, aujourd’hui, ces quelques un/une là devant nous vont en porter la force et l’accrocher très haut dans le ciel de l’humanitude. Très vite nous sommes amenés à lâcher la barre de nos retenues et invités à entrer dans l’émergence du monde de nos souvenirs les plus « secrets ».
Après que les masques soient tombés c’est aux costumes de glisser à terre et aux corps qui se dévoilent de se révéler/revêtir d’apparats plus troubles et vaporeux. Pour souligner une singularité encore bien singulière aux yeux de beaucoup, une « vraie femme » et un jeune homme accompagne ce bel attelage. Les dieux de la nuit sont ici convoqués pour ouvrir les regards tendres et généreux de qui les observe. Elles, ils, ilelles sont magnifiques de leur chair offerte et de leur force à être.
Qui est qui ? Le genre ici importe peut, le corps et le c?ur s’affirmant bien au-delà. La tendresse, quand bien même elle soit vache, cruelle  ou « vulgaire » (soulignant ici la violence et la désespérance qu’on croise parfois au milieu de la nuit) porte haut la douceur humaine de ces différences qui ici viennent à notre rencontre. La dignité qui se dégage invite à ouvrir l&apos
;histoire vers la singularité de chaque être humain, à se percevoir soit même singulier, même si notre différence ne nous porte pas là où sont ces beaux oiseaux de nuit.
En cela le pari d’Alain Platel, Franck Van Laecke et Vanessa Van Durne est gagné, ils offrent ici à chacun l’espace où intimement se rencontrer avec tendresse et respect. Fleurs de pavots, du mal ou du souvenir, ces gardénias sont une gerbe de baisers. Le public ne s’y trompe pas en leur offrant un bouquet de bravos, debout comme il se doit lorsqu’on reconnait la justesse et la générosité.

« Gardenia » d’Alain Platel et Frank Van Laecke, au festival d’Avignon du 9 au 12 juillet 2010.

 Credit photo: Christophe Raynaud de Lage

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FESTIVAL D'AVIGNON LE GROUPE EN DANSE OEUVRES MAJEURES Vidéos

Avec Anne Teresa de Keersmaeker, nous sommes entrés dans la nuit…

Sylvain Pack et moi-même avons vu « En atendant » d’Anne Teresa de Keersmaeker. Nous avons écrit chacun de notre côté. Tentative d’articulation avant lâcher-prise !

20h30 précise, le Cloître des Célestins se remplit peu à peu. La chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaeker et son équipe longent la scène pour s’asseoir dans les gradins. Du groupe,  une femme tient un calepin entre ces mains. Ce sera la partition. Il n’y a aucun décor, au centre, un large rectangle de sol damé. Quelques pierres affleurent à la surface. Sous les deux arbres, des feuilles épars comme si l’automne nous revenait en plein mois de juillet. L’odeur nous caressera.

Il y a un petit banc au bois usé, fragile, posé contre la force d’un arbre. Ce sera délicat et déterminé.

Il n’y a pas de projecteur. La lumière sera poésie et notre regard éclairera.

Il fait encore jour lorsqu’un joueur de flûte traversière se met en avant et nous interprète, d’une seule traite, toute la gamme de son instrument, utilisant le souffle continu jusqu’à son apogée et son éreintement. Le ton est lancé. Le corps sera musical. De son souffle, naîtra une partition chorégraphique.

Ils arrivent, quatre hommes, quatre femmes. Du dépouillement scénique, il ne reste que ce savant équilibre des sexes et leur vêtement de toile et de jean : ce sera un mélange des «genres» d’où la peau se libérera.

En atendant“, la pièce d’Anne Teresa de Keersmaeker, commandé pour ce 64e Festival d’Avignon nous  coupera le souffle.  Lors de cette création, tous mes a priori partiront en fumée. Le maniérisme, voire une certaine suffisance, qui semblaient parfois poindre dans la maestria chorégraphique d’Anne Teresa de Keersmaeker, n’étaient peut-être alors que les effets d’une rigueur de recherche sans compromis. Chacun des interprètes teste le sol, apprend à marcher, seul ou ensemble, mais déjà nous sommes avec eux. Car la terre, est notre patrimoine commun. Nous la foulons tous. Voilà que la danse met en musique la terre promise, matière pour sculpter le groupe.

…Sylvain,  les spectateurs du Cloître sont derrière vous. Avec le pied à terre, nous battons la mesure de vos mots…C’est à vous…

Tous les spectateurs sont aussi silencieux que l’espace, attentifs au son des pas et des premiers signes invisibles qu’ils tracent au sol. Le regard des danseurs s’inspecte, s’invite, se jauge. Aller. Retour. Le pneuma, mot grec désignant le souffle et, pour le monde médiéval, l’esprit, bat la mesure. Accompagnés par des chants qu’on entendait au XIVe siècle à Avignon même, les corps s’enhardissent dans des combinaisons toujours plus subtiles. L’Ars Subtilior, ce courant de la musique polyphonique se fond lentement à la danse, qui cache et rend si mystérieuse sa fabrication, qui superpose ses rythmes et complexifie toujours plus ses intentions.

Enfin, dans ce raga du soir, le soleil dépose ses dernières couleurs sur des tableaux inoubliables, corps groupaux enchevêtrés et illuminés par l’engagement de leur contact. Chutes du jour, chutes des époques. Les ressources et le don des interprètes m’animent, guident mon esprit et mon regard. Je me penche et me retourne pour ne rien rater, mais déjà la machine infernale d’Anne Teresa de Keersmaker est enclenchée. Et si je regarde un des corps se suspendre dans le temps et danser de l’intérieur, je ressens tous les autres qui font lien. Un autre mord la poussière à nos pieds. Un autre jouit et s’élance pour le simple et grand bonheur d’être animé.  Étrange sentiment lorsque l’objectivité nous quitte, que la raison s’éloigne et que tout autour devient monde sensible.

Nous enlevons nos armures et la moindre oscillation de note, le moindre détail, un échange de costume, de la terre collée au front, deviennent une affaire personnelle. On s’occupe de nous, on nous coupe de toute pensée et la beauté, surprenante donne, notion méfiée, prend le relais de nos paroles, emballe notre coeur, embue nos yeux. La nuit tombe sur le cloître. L’acuité des spectateurs est mise à l’épreuve, l’attention décuplée. Maintenant peut commencer l’émerveillement.

La transe ultramillimétrée d’Anne Teresa de Keersmaker me saisit et me perd. Je me sens plus humain, très concerné. L’offrande devient manifeste. Le plus jeune s’étend et donne au public la chair de son torse dans la pénombre grandissante de la cour. Il se relève et précise son geste, enlève sa culotte et s’allonge de nouveau dans la même position, une main cachant son visage. Mark Lorimer et Cynthia Loemij, poètes athlètes et fidèles danseurs de Rosas, décuplent de grâce, arpentent et font résonner tout l’espace de leur pieds nus. Nous sommes entrés dans la nuit, je navigue dans l’inconscience. Un danseur nu se jette au milieu et semble danser infiniment, pour la dernière fois, un corps blanc, dessiné par la nuit, unique lumière dans l’espace d’un monde assombri. J’entends derrière moi une personne qui ne peut retenir son émotion. Le spectacle s’arrête. J’essaie de reprendre contrôle, de revenir à mon siège. Je reprends souffle difficilement alors que les rappels et les hourras fusent déjà. L’émotion est partout. Sylvain Pack.

En quittant le théâtre, je marche sur le bitume. J’ai eu ma terre promise. Je ne sais plus où je vais.
Je ne sais plus rien de la danse.
Juste qu’elle est théâtre.
Pascal Bély – www.festivalier.net

“En attendant” d’Anne Teresa de Keersmaker au Festival d’Avignon du 9 au 16 juillet 2010.

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES Vidéos

Au Festival d’Avignon, Gisele Vienne provoque notre reforestation.

Il fallait bien que cela arrive. Chaque année, le festival d’Avignon nous fait vivre l’Expérience, soude la communauté de spectateurs, laisse l’empreinte indélébile. En cette fin d’après-midi caniculaire, la pièce de Gisèle VienneThis is how you will disappear ») est un havre de fraîcheur qui par moment glace la peau d’un spectateur peu habitué à vivre « sa » descente aux enfers. Comment écrire sur cette oeuvre sans rien dévoiler, car la surprise, l’étonnement, la peur font partie d’un processus magnifiquement travaillé?

Difficile de s’en tenir à l’histoire qui compte à peu de mots, mais où les corps projettent nos fantasmes, nos désirs inavoués, nos forces et fragilités. Il faut imaginer une forêt comme décor (avec de vrais arbres sans feuilles qui montent haut et des sapins d’un vert aux reflets noirs), où les odeurs remontent du plateau pour vous inviter à lâcher-prise, où le fond de scène semble s’enfoncer à l’infini pour y perdre votre regard. Votre corps ne résiste pas longtemps à l’appel des sons : l’exceptionnelle musique originale de O’Malley, de Rehberg, vous traverse à l’image de ce faucon et de cette chouette qui parcourent la scène de gauche à droite. Car, ici, tout n’est que traversée en descente dans une pureté de rapport à la nature déconcertante.

Elle est là. C’est une belle athlète. Il est là avec son survêtement blanc cache-misère d’une splendeur passée. Ils s’entraînent, de long en large, mais pas de travers. Impossible. Leur espace horizontal est trop étroit tandis que leur relation s’enfonce dans la forêt. La musique élargit le chemin de la souffrance à une telle soumission. Leur animalité ne fait plus de doute à mesure que les lumières se tamisent pour amplifier le contraste entre leurs corps. Elle est biche, il est loup. Elle est oiseau, il est l’appât. Vous serez peut-être l’arbitre de ce combat de cerfs. Il finit par disparaître, elle aussi, dans un déluge de brouillard et de pluie fine qui vient vers vous pour vous perdre. J’ai froid et je commence à avoir peur du plaisir. Cela sent bon, comme une peau après l’amour. À moins que cela ne soit l’odeur de la mort, celle que vous auriez provoquée pour préserver la survie de votre espèce. Mes vêtements collent et mon corps descend peu à peu du fauteuil. Le Théâtre se (me) métamorphose : dans un processus régressif qui semble ne plus vouloir s’arrêter, tout s’embrouille et tout renaît. De ce culte de la performance dont vous êtes le rapace qui rode, Giselle Vienne vous fait oiseau de nuit et la souffrance se fait brume…

L’arrivée d’une rock star suicidaire amplifie le décor de mort. Les arbres deviennent squelettes, comme s’il l’on projetait sur eux, les os enfouis des artistes et de ceux qui n’en sont jamais revenus. Le blanc de la mort se confond dans l’aube qui éclaire le visage de marionnettes posées là. Fantômes de notre enfance égarée, j’ai perdu de vue les trois personnages du cauchemar. La forêt est un théâtre et nous contemplons notre disparition. Au loin, j’entends le cri du hibou qui  m’emmène au-delà.

La séance est terminée. Je laisse mon fauteuil de théâtre et me retourne. Sophie, celle que j’ai connue il y a dix années sur le parvis de l’Opéra d’Avignon puis trop souvent perdue de vue, semble me dire : «on a fini par se retrouver, car la forêt ne perd jamais les oiseaux qui se reconnaissent à partir du cri d’une danse»…

Pascal Bély – www.festivalier.net

“This is how you will disappear” de Gisèle Vienne au Festival d’Avignon du 8 au 15 juillet 2010.

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FESTIVAL D'AVIGNON Vidéos

Le blablamobile de Marthaler au Festival d’Avignon.

Pascal Bély : Alors que les spectateurs prennent place dans la Cour d’Honneur, je n’ai d’yeux que pour lui. La scénographie d’Anna Viebrock est en soi un spectacle. Des climatiseurs accrochés au mur, du plexiglas aux fenêtres, une antenne parabolique. Au sol, des parquets de toutes les matières et de tous les tons (ah, le lino usé de mon enfance !) de ce hall d’Église qui ne sait plus très bien qu’elle est sa fonction. Là un confessionnal, ici des bancs, là-bas des machines à laver et un frigidaire siglé Coca-Cola. À lui seul, le décor signe la déliquescence des valeurs où le laid sacrifie le beau, où le commerce est religion. La résonance avec le contexte politique actuel est forte. De mémoire de spectateur, je n’ai jamais vu la Cour d’Honneur du  Palais des Papes exploité pour ce qu’elle est : un lieu de pouvoir qui, encore aujourd’hui, est utilisé par le Festival pour démontrer de sa superbe et de sa puissance. Le metteur en scène Suisse Allemand Christoph Marthaler s’offre ce lieu mythique pour réécrire à sa façon l’histoire des papes, métaphore de l’évolution de l’humanité. « Papperlapapp » ouvre le 64èmeédition du festival !

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Francis Braun : Ah bien sûr, ces oppositions sont saisissantes. Ces contrastes et ces contraires sont là pour mettre en branle nos idées reçues sur la Religion, sur ces Papes, ces “rois du looping arrière”, ces Fantômes qui ont arpenté cette scène icône. Qu’en est-il en effet de ce lieu mythique? Le Mur de la Cour d’Honneur, un certain Mur des Lamentations, ce mur qui a reçu en pleine figure tant d’acteurs, tant de danseurs. J’ai aimé ces sols lino-usés, ce confessionnal – peep-show, ces tombeaux érigés, cet homme aveugle cheveux-rouges – canne blanche,  chef de fils d’acteurs si tristes, nonchalants et sans âme. Mais merde, le Théâtre qui vire en opéra, c’est lancinant ! Au bout de 10 minutes, c’est déjà long, on commence à s’ennuyer. On attend qu’ils disent, qu’ils crient…on attend la surprise…Ca y est ils baisent, font semblant, la copulation des Bien-pensants. Après l’orgasme, ils reprennent leur place sur les tombeaux.

Pascal Bély : Mais pourquoi crier ? Précisément, c’est long, lancinent, parfois silencieux parce que le temps pour retracer cette Histoire n’a peut-être pas grand-chose à voir avec un théâtre de texte.  Ici, les corps sont la chair de l’Histoire ! Comment imaginer que cela puisse aller plus vite alors que le catholicisme nous imprègne (presque charnellement) depuis tant de siècles !  Ces quinze acteurs parlent peu et la lenteur permet bien des audaces, car elle relie en continu l’histoire et notre contemporalité : entre un passé lointain où le pouvoir religieux s’autorisait bien des extravagances silencieuses et notre époque où la perte des valeurs fait un bruit assourdissant. Marthaler joue sur la musicalité de ce bruit tout en évitant de nous rendre sourds. Et lorsqu’il faut laisser la place à la fureur, aux cris, il convoque une musique hybride, mélange de classique et de percussions modernes, qui fait trembler les murs et les gradins. D’un coup, l’intérieur du Palais des Papes incarne le vacarme de ce que la religion a détruit au dedans de chacun de nous.

Francis Braun : Je vous accorde ma bienveillance….Je trouve que vous donner un  réel sens a des images  que je n’ai pas senties. Votre position m’intéresse vraiment…mais hier soir, je m’attendais à une autre vision de l’histoire des Papes d’autant plus je ne connaissais rien de Marthaler. J’aurais aimé me laisser aller, vers une candide découverte comme portée par on ne sait quelle magie. J’ai été assommé par la lourdeur de la volonté de dire, d’oublier la poésie et le drame, de ne faire du texte qu’un bavardage banal….Le passage sur les mensonges, ceux qui parlent pour Dieu, le son amplifié des mangeurs de sandwichs, la symbolique des vêtements, la lessive des accoutrements papaux, les règlements de compte conjugaux. A-t-on besoin de tous ces artifices caricaturaux  pour déchiffrer les travers de l’Histoire ?

Je comprends la volonté de “rendre politique et social” toute expérience théâtrale, mais assez du symbolisme et des images appuyées. Pascal, la chair de l’histoire, je veux bien, mais pourquoi est-elle incarnée par une horrible lassitude, une tristesse annihilant, par une parodie ironique et fatigante mimée par des zombies tristes, hagards et qui ne veulent, ni ne peuvent rien laisser transpirer ? En fait, ils parlent tous au nom d’un Dieu-Espoir qui ne trouve aucun écho chez eux. Mais tout d’un coup une belle lumière éclaire le tout, mais vient-elle apporter autre chose ?

Pascal Bély : J’ai ressenti cette lassitude. Enfin, Marthaler se lasse de son théâtre où l’ironie vous prend à la gorge à chaque instant. Ce processus était ovationné l’an dernier au Festival alors que je le dénonçais ! Cette proposition est à l’image de notre époque : le cynisme a remplacé toute proposition. Comment imaginer que le théâtre puisse (pour l’instant) proposer autre chose dès qu’il s’attaqu
e au pouvoir? Il est lui aussi en crise de sens. D’ailleurs, il est étonnant de constater qu’Anna Viebrock a plus de propos que le metteur en scène. Ne doit-on pas y voir une prise de pouvoir progressive des scénographes?

Francis Braun : cher Pascal, je tiens à cette parenthèse….Vous allez me dire que Pina Bausch est ma seule référence et que l’on ne doit pas penser à elle dès que l’on voit une ribambelle de gens arpenter en file indienne un  plateau de théâtre… Chez elle, ses acteurs, ses hommes, ses femmes (je dis bien “ses”) incarnaient la violence, le désir, l’ironie, l’intérêt, la connivence, le témoignage, le clin d’oeil. Leusr yeux, leur regard portait en eux la violence de leur Histoire, la violence de l’Histoire. De leur sourire, se déversaient l’actualité, le bonheur, l’angoisse et la tristesse. Pas d’artifice, seulement la légèreté du Satin. Hier soir, rien de tout cela, ces gens pauvres dans leurs vêtements, ni beaux, ni laids, ni envoûtés, ni passionnés…Ni à l’intérieur d’eux-mêmes, ni à l’extérieur, juste là au service d’un Opéra-Théâtre tellement lourd…. Pourquoi pas d’Expressionisme, pourquoi pas d’incarnation… Comédiens sont-ils?

Pascal Bély : C’est très émouvant ce que vous m’écrivez. Marthaler a probablement réduit votre regard de spectateur, là où je me suis amusé. Vous étiez à terre, atterré. Je vous ai envoyé plusieurs fléchettes amicales pour vous réveiller. Vous avez presque abandonné puis, par un réflexe vital, vous vous êtes souvenu de Pina Bausch, disparue l’an dernier. Et là, le spectateur revit ! Nous voilà sur la même longueur d’onde. Pina n’est plus et Marthaler joue la partition d’un pays lourd, passif. Il ne voit pas que le monde change. Ce soir, au Festival d’Avignon, nous en avons peut-être fini avec ce théâtre-là.

Pascal Bély, Francis Braun- www.festivalier.net

“Papperlapapp” de Christoph Marthaler et Anna Viebrock, à la Cour d’Honneur du 7 au 17 juillet 2010 dans le cadre du festival d’Avignon.

Crédit photo: Christophe Raynaud De Lage

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EN COURS DE REFORMATAGE FESTIVAL MONTPELLIER DANSE OEUVRES MAJEURES PAS CONTENT Vidéos

Anne Teresa de Keersmaeker ne fête pas les 30 ans de Montpellier Danse.

“C’est une pièce culte”; “A ne pas manquer”; “comment ça, tu ne l’as pas encore vue?”. La pression est forte à la veille de “Rosas Danst Rosas” d’Anne Teresa de Keersmaeker, jouée au Festival Montpellier Danse. Cette pièce, créée en 1983 pour quatre danseuses (dont la chorégraphe) est une oeuvre majeure du répertoire de la danse contemporaine. Car, comme le précise Wikipédia , “certains aspects de cette oeuvre marqueront les bases chorégraphiques des pièces d’Anne Teresa De Keersmaeker notamment quant aux circulations élaborées et l’utilisation du motif de la spirale”.  Vingt-sept après, elle est toujours là, avec trois danseuses de la compagnie.

Je suis au premier rang, métaphore du premier de la classe, bien décidé à passer l’examen avec succès. Mais, au fond de moi, une certitude: le lien avec une oeuvre de danse ne se commande pas. Je sais par expérience que c’est un art qui laisse chez chacun de nous des empreintes, où le spectateur élabore son histoire, loin d’être linéaire. Je pressens aussi que “Rosas Danst Rosas” vient un peu tard dans le lien que j’ai tissé avec Anne Teresa de Keersmaeker . Sa création “the Song, vue à l’automne dernier, résonne encore. Je sais ce soir que je ne suis pas là où le festival Montpellier Danse m’attend. Je sais que je suis ailleurs. 

Pendant plus d’une heure trente, mes émotions sont à distance. Cela ne passe pas alors que l’oeuvre est un chef d’oeuvre. Mais précisément, c’est de là où je la regarde. Je me sens écrasé par ces quatre femmes sublimes. J’observe leur danse comme si j’objectivais tout, à la recherche de ce qui fait “chef d’oeuvre”. Je ne m’en sors pas. Mais Anne Teresa de Keersmaeker n’est pas avec nous. Une intuition. Son visage est souvent fermé comme si elle ne pouvait pas être là. Comme si les 30 ans de Montpellier Danse la statufiaient au moment où elle prépare sa nouvelle création pour le Festival d’Avignon. À mesure que “Rosas Danst Rosas”  avance, le climat est de plus en plus lourd dans la salle. J’entends des soupirs d’exaspération, mon voisin somnole et je ne vois qu’elle. Son visage. Son corps. Je me remémore son répertoire, “The song” vu à Nîmes, “Steve Reich Evening à Cavaillon en avril 2007, deux folies de danse, deux empreintes. Mon premier article sur le blog, c’était pour elle, en 2005. À chaque mouvement du quatuor, je feuillette notre livre d’histoire. 
Ce soir, elle danse mécanique, je les regarde calculateur. Elle paraît souffrir, je n’ai aucune empathie. Elle non plus. Le quatrième et dernier tableau où elles dansent pendant plus de trente minutes quasiment un même mouvement qui se déploie du carré au circulaire, finit par ouvrir une brèche: je referme le livre.
Je commence à bouger.
Pascal Bély– Le Tadorne
“Rosas danst Rosas” d’Anne Teresa de Keersmaeker. Les 25 et 26 juin 2010 au Festival Montpellier Danse.
Crédit photo: Tristram Kenton
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LA MUSIQUE EST DANSE LE GROUPE EN DANSE Vidéos

Au Festival de Marseille, la danse K.O. debout.

C’est le premier rendez-vous de la 15ème édition du Festival des Arts Multiples de Marseille dans ce lieu symbolique, la Salle Vallier, si bien imagé par Apolline Quintrand , la directrice: “Dédiée à la boxe, au sport, aux combats politiques, temple des grands concerts rock/pop et de la danse dans les années 80, la Salle Vallier affiche deux messages, l’un venu du ring: se relever très vite quand on tombe, le second inhérent à la scène : transformer en de nouvelles arborescences des contraintes à répétition”. Je découvre le cadre et l’ambiance plutôt conviviale, à l’image des théâtres bruxellois pendant le KunstenFestivalDesArts. Cette atmosphère n’est pas sans influence sur le spectateur, prêt à entrer en résonance avec la danse, en confiance, avec ces danseurs “fous” et ces chorégraphes qui jouent de nos imaginaires.

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Ce soir, c’est la Canadienne Ginette Laurin qui, avec “La vie qui bat”, affronte sa première rencontre avec le public marseillais! Neuf danseurs et pas moins de douze chanteurs et musiciens de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée pour jouer en continu la partition répétitive et envoûtante de Steve Reich. La métaphore du ring s’avère alors passionnante: comment la musique se laisse-t-elle explorer pour vivre sa métamorphose tandis qu’un chef d’orchestre et qu’un chorégraphe mouvemente?

Les voilà qui arrivent pas à pas, de derrière de grandes lamelles en plastique (les coulisses seraient-elles l’entrepôt de notre société de consommation?) avec leurs cheveux rouges et roux qui créent la filiation, leurs vêtements gris et chauds qui les étouffent en ce mois de juin et leurs chaussures noires qui les plombent au sol. À première vue, ils ne paraissent pas très légers, alourdis par le poids d’une charge, en total décalage avec un tempo africain inspiré par l’expérience de Reich au Ghana.

Le combat peut commencer. Sans qu’elle n’épouse la musique, la danse va l’explorer en convoquant la poésie, omniprésente, pour créer tout à la fois le désordre et la précision. En détachant parfois un danseur du groupe, Ginette Laurin nous offre l’opportunité d’entrer seul dans la musique, pour isoler certaines notes et ressentir  autrement le mouvement dansé. Le groupe peut continuer en fond de scène, il ne nous perd pas. Entre Reich et Laurin, il y a  comme du coton afin que les corps ne se fracassent pas sur ce tempo endiablé et ensorcelant. Les chaussures amortissent les sons et évitent que les mouvements partent en “live”. Le temps de l’écoute s’installe peu à peu pour que le corps du spectateur soit en éveil permanent tout en lui offrant des espaces pour contempler sans scruter.

Progressivement, la danse nous aide à poser notre regard sur le mouvement là où il nous est imposé, tant de fois ailleurs. Elle s’ouvre même au langage des signes, à la danse classique, à des cadences du corps social qui amplifient le son (sens) de la poésie.  Ici, les duos explorent le lien sans tomber dans la fusion, le groupe danse le lâcher-prise sans se laisser aller. Ensemble, ils prolongent la musique: ça porte et ça vous déporte! On finit par être impressionné par cette danse de l’amorti alors que la musique intensifie le chaos, que la lumière accompagne plus qu’elle n’éclaire un espace profondément habité.

Alors que le groupe contient la musique pour nous la restituer moins répétitive, nous voilà emportés par cette danse de l’égarement. Tandis que la fin approche, je me sens plongé dans un liquide amniotique et rêve de les voir nus, débarrassés de leurs déguisements, pour que le corps musical me déplace. Au loin.

K.O couché.

Pascal Bély  – www.festivalier.net

“La vie qui bat” de Ginette Laurin a été jouée les 17 et 18 juin 2010 dans le cadre du Festival de Danse et des Arts Multiples de Marseille.

Crédit photo: © Guy Borremans.

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DANSE CULTE LA VIE DU BLOG OEUVRES MAJEURES Vidéos

Le Tadorne a cinq ans : Bel anniversaire.

Trois blogueurs dialoguent suite à la pièce du chorégraphe Jérôme Bel,  « The Show Must go on ».  Jérôme Delatour d’Images de Danse et Guy Degeorges d’Un soir ou un Autre assistèrent à la représentation au Théâtre de la Ville à Paris en mai 2010, Pascal Bély du Tadorne au Théâtre des Salins de Martigues en février 2005. Avec un étrange dénouement pour ce dernier…


Jérôme
Delatour : « The Show Must go on », de Jérôme Bel, est une pièce créée en 2001 que je devais avoir vue et qui, en effet, est importante. On l’associe à la “non-danse”, un hypothétique courant de la danse contemporaine qui fait crier certains. Et encore plus quand la chose est interprétée, comme depuis 2007, par les danseurs du ballet de l’Opéra de Lyon !

Aucune importance.

Pascal Bély : C’était important. Le 4 février 2005, au Théâtre des Salins de Martigues, la salle est clairsemée. Dès les premières minutes du spectacle, la tension est palpable, alors que nous sommes plongés dans le noir, pour une attente interminable. A cette époque-là, je vais au spectacle pour me divertir et je ne saisis pas encore que la danse est un acte politique. Quand au courant de la « non-danse », j’en ignore son existence…

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Jérôme Delatour : Que voit-on ? Sur un plateau nu, 30 jeunes gens en habit de ville, dont seize garçons, debout face à nous, les bras ballants. Quand une chanson survient, ils dansent, quand elle s’arrête ils s’arrêtent. Les chansons se succèdent jusqu’à la fin, à la manière d’un jukebox.
Les spectateurs qui s’en tiennent à ce premier degré de lecture sont évidemment déçus. Ceux qui admettent qu’un spectacle puisse être politique y voient une métaphore ; une métaphore du totalitarisme moderne, du fascisme libéral planétaire. Voilà des individus sans volonté qui obéissent au doigt et à l’oeil. C’est glaçant, parce qu’ils nous ressemblent trait pour trait. Oh ! plus d’uniformes ni de canons, plus de morts ni de larmes ; plus que jamais, l’horreur se joue en coulisses, à l’insu de notre plein gré.


Guy Degeorges : Tu métaphorises, et c’est symptomatique. Tu réagis à ta façon. Tu n’as pas le choix.

Plutot que de manipulation, je parlerai ici de provocation. Dans une logique de performance. Tu interprètes à un niveau politique. D’autres spectateurs du théâtre réagissaient selon leurs moyen propres: à voix haute, en chantant, riant, en écrivant des sms, etc… L’intérêt de cette proposition  est de créer une relation inhabituelle entre spectacles et spectateurs. Comme l’on dit souvent “le spectacle était dans la salle”. Puisque Jérôme Bel prenait le partie de ne pas présenter de danse “dansée”, ni signifiante, que de l’absence d’action ou de la danse pauvre et de refusait de répondre à toutes nos habituelles attentes. Je ne vais pas jouer le rôle du râleur ou du reac de service. Il se passait des choses intéressantes. Une dame chantait très bien. Mais, à la vérité, je me suis ennuyé. Car la situation pouvait paraitre libératrice dans un première mouvement, mais devant au fond manipulatrice et enfermante: nous perdons la possibilité de critiquer car nous sommes devenus partie prenante du spectacle. Il devient impossible de se situer “à l’extérieur” 

Pascal Bély : Oui, pour la première fois, j’étais dedans. Et c’était là le plus extraordinaire. Pour la première fois, un chorégraphe m’interpellait : « tu fais partie du jeu ». Non que je puisse monter sur scène, mais que la danse était une interaction entre le spectateur et le danseur où circule le désir. Quelle découverte ! Je me souviens encore de la salle : des sifflets, des hurlements, des cris de joie. Je  m’enfonçais dans mon fauteuil, intimidé, joyeux, apeuré, ?Pour la première fois, je me sentais exister comme spectateur parce que j’étais TOUCHE et qu’un artiste venait chercher le « ça », le « surmoi » et tout le « tralala ».

Jérôme Delatour : Jérôme Bel se livre à un exercice de manipulation malicieux. Il opère un choix ouvertement tendancieux dans l’immense réservoir des tubes planétaires, les détourne avec ironie. Chaque refrain devient un slogan, une injonction à faire, à être, à rêver, pense à notre place, nous berce, nous tue. La pop héritière de la fanfare militaire, et nous bons petits soldats de la consommation, marionnettes marchant au doigt et à l’oeil, le doigt sur la couture d’un jeans Diesel. Et post musicam, animal triste.

Guy Degeorges  : C’est cet aspect qui est douteux, jusqu’à toucher au procédé. Je cite la feuille de salle (complaisante comme toutes les feuilles de salle) “Le DJ enchaine les rengaines des quinze dernière années qui soudain se répandent en effluves de souvenirs et picotent au coin du coeur” Autrement dit, l’effet “radio nostalgie”?

Pascal Bély : Il fallait ce procédé pour travailler la posture du spectateur. Qui n’a pas dansé sur ces tubes ? Qui n’a pas désiré en écoutant ces ritournelles ? Oui, cela picotait mais au-delà de cette sensation, il y a avait cette question : « que fais-tu là dans cette salle de spectacle ? ». C’est à partir de ce processus, que les spectateurs ont commencés à s’engueler dans la salle. « Mais ce n’est pas de la danse » me lance une femme furieuse ! Et moi, de lui répondre : « mais madame, la danse ce n’est pas que du mouvement ». Je me souviens encore de cette réponse ! Mais où étais-je allé chercher ça ?!

Jérôme Delatour : Evidemment, la musique n’est pas en cause. Ni John Lennon ni Céline Dion, dont le crime essentiel serait la mièvrerie ou le bon sentiment (et la compatibilité totale avec la société mercantile), ne sont des dictateurs en puissance, mais celui qui exploite, organise, systémise, transforme leurs fleurs en pilules et en munitions. Qui est-il ? Où se cache-t-il ? C’est alors seulement qu’on le remarque, tapi dans la fosse d’orchestre. Une espèce d’Ubu de l’ombre qui passe les disques. Nous ne tenons qu’à un disque. Le DJ est un dieu, “Killing me softly with his song“. Dieu est un DJ. A ce point de sa démonstration, Jérôme Bel lâche un peu les danseurs et se met à jouer insidieusement avec les nerfs du public.

Guy Degeorges  : CA faisait un bout de temps qu’il jouait avec les nerfs…dépuis le début.

Jérôme Delatour : Oui, c’est bien de nous dont il s’agit dans cette pièce, au cas où nous ne voudrions pas l’avoir remarqué. Dès le début, histoire de nous conditionner, il nous avait plongés dans le noir en nous distillant des chansons entraînantes ou niaises. Soudain, lumière rouge et Piaf. Puis retour au noir complet avec “The Sounds of Silence” (“Hello, darkness my old friend…“).

Guy Degeorges  : Avoue que les ficelles sont un peu grosses, et les jeux de mots faciles! “let the sun-shine“: et la lumière monte, “Yellow Submarine“: les danseurs disparaissent dans les cintres sous une lumière jaune, tout à l’avenant. On serait plus sévère en écoutant ça sur une scène de café-théâtre. Mais une fois de plus, on se situe hors tout jugement esthétique possible, hors de l’esthétique.   

Pascal Bély : Oui, on est hors de l’esthétique. C’est au niveau du processus que l’on peut lire cette pièce, sinon c’est l’ennui assuré (quoique s’ennuyer est aussi un positionnement défensif). Bel ne vient chercher aucun savoir, mais intranquilise une posture, celle du spectateur, que bien des programmateurs ont confortablement installé dans un fauteuil moelleux. C’était la première fois que le public de Martigues vociférait de la sorte et ses cris étaient un acte politique. Je me souviens avoir fait le lien avec les protestations du public quand, en 2003 en Avignon, il n’avait pas eu ce qu’il voulait.

Jérôme Delatour : Et rebelote. Chanson. Lumière. Silence. Noir. Chanson. Silence. Lumière. Ces méthodes ne vous rappellent rien ? Le public est électrique, désarçonné. Il voudrait maîtriser la chose, mais il est pris au piège. Alors ça trépigne, ça crie des bêtises, ça pianote sur les portables, ça prend des photos… Le premier qui publie sur Facebook a un prix !

Guy Degeorges  : Je l’ai fait, je l’ai fait! J’ai posté 50 commentaire sur facebook en direct et qu’ai je gagné? Rien du tout. A part avoir faire rire Pascal peut-être. Et ça m’occupait les doigts. Cette tentative pour me situer hors du jeu et inventer une nouvelle réaction était vouée à l’échec. J’étais manipulé; Dans ce contexte, tout comportement inhabituel devient légitime, récupéré, partie intégrante du système spectaculaire. Sur le coup cela m’irrite; mon premier réflexe est de dire “on m’a déjà fait le coup” du non-spectacle. J’ai eu la même réaction face à certaines propositions performatives (cf. les gens d’Uterpan). Sans que cela n’explique les raisons de mon irritation car je peux réagir favorablement à la répétition d’autres procédés spectaculaires…  

Pascal Bély : En 2005, il n’y avait pas de Smartphone…

Guy Degeorges : En refléchissant à ta réaction, lorsque que tu étais un “jeune” spectateur, cela n’implique-t-il pas que cette proposition n’a d’intérêt que pour un public relativement vierge, habitué à des codes de représentation plus conventionnel? Pourrais tu revoir cette piece?

Pascal Bély : Encore aujourd’hui, en écrivant sur ce « show », l’émotion me submerge car c’est mon acte de naissance de « spect’acteur ». La revoir, serait de vivre un « dedans-dehors » jubilatoire.

Jérôme Delatour : Ca reprend les refrains en coeur, ça sa dandine un peu, ça agite son portable à défaut de briquet (jamais vu autant de portables allumés), histoire de ne pas perdre la face.

L’apprenti tortionnaire poursuit ses expérimentations. Que se passe-t-il si chacun emporte sa musique avec soi, casque aux oreilles ? Jérôme Bel a prévu le coup. Hé bien il ne se passe rien de plus.

Guy Degeorges  : Non il ne se passe jamais sur scène- c’est fait exprès, c’est le concept. Il se passe des choses dans le système salle-scène.

Jérôme Delatour : Les individus ne sont pas libérés, juste isolés, en prise directe avec des pensées préfabriquées, emmurés dans le paradis artificiel des égos hypertrophiés. “Should I stay or should I go? » “I’m bad“. “Je ne suis pas un héro“. “J’adore“. “I’m gonna live forever“. “I’ve got the power“.
Entretemps, le DJ aura dansé lui aussi. Finalement, ce n’était qu’un sous-fifre. Mais alors, qui est le grand manipulateur ? Allons allons, nous nageons en pleine théorie du complot. Nous ne sommes manipulés que parce que nous le voulons bien. The Show must go on, sinon il nous faudrait regarder la réalité en face, avoir du courage, la volonté d’être et de faire quelque chose.
Et si on essayait ? Ne serait-il pas grand temps de nous secouer, plutôt que de bouger notre anatomie ? 

Guy Degeorges  : You’ve got to move it, move it? C’est le mot de la fin, façon dessin animé ?

Pascal Bély : « You’ve got to move it, move it ». En quittant le théâtre, je chante points serrés. « Mais pourquoi vas-tu au spectacle ? Pourquoi gueulaient-ils ? Je suis un spectateur. Je suis un spectateur »
. Emancipé ? Le 22 mai 2005, je créais le Tadorne.

Jérôme Bel, sans rien savoir de mon histoire, fut le premier chorégraphe à mettre le lien du blog sur son site.

Guy Degeorges, Jérôme Delatour, Pascal Bély.

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Panique à Bruxelles.

À Bruxelles, le Musée Magritte  propose une déambulation poétique où les mots du peintre gravés dans les murs en bois résonnent avec les toiles. À parcourir les étages dans tous les sens, le visiteur passe d’une époque à l’autre : en traversant les courants, il change aussi son regard et se met en mouvement. Au même moment, le KunstenFestivalDesArts  présente «Zero», chorégraphie écrite par Ioannis Mandafounis, Fabrice Mazliah et May Zarhy. Par le fruit du hasard, «Panique au moyen âge » de Magritte opère le lien.

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Ici les têtes disparaissent et les corps s’enchevêtrent sans aucune logique. Tandis qu’une partie saute par la fenêtre, l’autre se transforme. Entre radicalité du geste et lente métamorphose, Magritte peint le corps comme témoin d’un changement de civilisation où à la panique générale répond le long travail des processus de transformation.

Avec ce trio originaire de Francfort, la « panique » se prolonge sur scène. Jouissif ! Ici, on ne danse pas le « corps objet » (paresse de tant de chorégraphes “tendance” qui, faute d’un propos, créent de l’emballage) mais un corps sans mémoire, sans passé et sans avenir, où chaque mouvement est une naissance. Alors qu’un se jette au dehors du plateau en s’enfouissant dans des objets (ici des « enceintes »), deux autres s’enchevêtrent pour nous offrir une danse profondément picturale qui nous laisse le temps de la contempler.

Leurs corps sans mémoire finissent par ne reposer sur rien, se nourrissent du déséquilibre et du toucher. Il s’en dégage une grande liberté d’explorer tout ce que le corps peut produire d’articulations insensées! On pense à l’espace de l’internet qui automatise notre mémoire par l’activation des réseaux d’information pour nous “stocker” sur des disques durs, où le corps biologique se prolonge dans le virtuel (l’oreille Bluetooth, le doigt sur l’Iphone, ..). Leur danse transforme le lien avec les spectateurs jusqu’à nous inclure dans la naissance des mouvements comme si nous en étions des accoucheurs. Ils n’hésitent pas à nous regarder droit dans les yeux, à éteindre les lumières pour nous faire entendre le bruit des déplacements, à faire vibrer les gradins en amplifiant le son d’un corps tombé à terre.

 

À ces corps sans mémoire, ils répondent en créant la mémoire du spectateur, car tout se joue dans un « ici et maintenant » qui mobilise nos ressentis. Est-ce pour cette raison que nous ne les quittons jamais, que nous apprenons avec eux ce langage chorégraphique (à l’image d’un didacticiel créatif !), ce vocabulaire du prolongement qui nous guide de la ligne à la courbe…
« Zero » est une danse de l’acte créateur dont nous serions des porteurs de mémoires. C’est une oeuvre aussi rare qu’un lien entre un peintre et trois chorégraphes.
Pascal Bély – www.festivalier.net
« Zero » de Ioannis Mandafounis, Fabrice Mazliah et May Zarhy a été joué au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles du 8 au 12 mai 2010.

 

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Mayereau, prénom Isabelle.

Il n’y a pas de hasard, il y a des rendez-vous, celui ci était pris à 20H33, « Bordeaux », un petit théâtre écrin propice à se blottir à une centaine pour retrouver, enfin, dans les « jeux des regards » votre voix si belle à l’oreille et à l’âme…

20H33 pile, on ne plaisante pas avec les rendez-vous d’amour, le rideau s’écarte côté cour et vous entrez en scène dans une douce lumière…

Bonsoir Isabelle… quel Bonheur de vous revoir. L’attente a été longue mais l’émotion est là intacte, le temps n’a rien griffé, la dévoreuse mémoire n’a eu raison ni de vos mots ni de vos couleurs. Et ce soir, en cadeau de retrouvailles, juste vous, nous et votre guitare.

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Isabelle, vous nous avez écrit un jour sur papier d’harmonie pour pouvoir nous « dire des mots très tendres, des mots comme l’on n’en dit plus ». Depuis, nous ne nous lassons pas de ces « films noirs » qu’on se déroule jusqu’à « plus d’heure » dans notre « orange bleue ». Certes on a pris quelques « coups de froid » et plus ou moins « trois kilos », le « chocolat brun » est tellement propice au « matin bleu »… mais « L’air marin » a toujours eu raison des « mouches ». Certains soirs, on traîne un peu tard au « Tequila bar » pour éviter la « déconfiture », on sort  alors la « Chevrolet Impala » pour une ballade avec  « Nanihi » dans les petits « matins des grandes villes ».

« La dame au renard » pianote toujours sa « différence » près des vespasiennes, mais elle trompe aujourd’hui « les bleus » et le « coup de blues » lovée dans son « duvet gris ». « Comme de la porcelaine » on est toujours un brin fragile  mais « sans défaut apparent ».  On glisse parfois « des mots étranges » dans une « belle histoire d’amour » qui vire alors au « ramponeau calypso ». « L’homme à l’imper » ballade en douce son « maso blues » « de Dédé à Mimi » tout en traquant les « stars fantômes » du « Shangaî Palace » à la lueur d’un « briquet tempête ». Pour des « bisbilles » on fonce « dans le mou » pour aller retrouver le temps où « la bouche de Gregory Peck » nous laissait le « souffle en l’air ». Qu’importe, « l’enfance » et ses « nuages blancs » nous garde encore « les mains au chaud »…

…Isabelle… vous êtes pourvoyeuse de soieries bleues. Vos mots ciselés sont des diamants noirs et des perles de lune, votre voix un vol de tendresse neigeuse glissant sur les rivières du plus doux de nos peaux. Merci de vous et de ce moment magique passé à vos lèvres et à vos genoux avec un petit « hasch » en doux partage et un magnifique baiser pour la route.

Cher lecteur, vous ne connaissez pas… par ici …choisissez un album, un titre et ouvrez vos oreilles à coeur… Vous connaissez…., alors « Tadornez » vos programmateurs préférés pour qu’ils vous offrent ce magique cadeau d’une parenthèse enchantée.

En attendant, foncez hors-pistes avec elle! « Amoureuse de vous » elle vous ouvrira les portes de « Méroé » !

Bernard Gaurier – www.festivalier.net

C’était Isabelle MAYEREAU à BORDEAUX les 6, 7 et 8 mai 20H33 à l’Onyx.

L’album Hors pistes (octobre 2009) est édité chez « Chant du monde ».

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Têtes de nazes.

Il est 22h40. Trois gerbes mortuaires signent le mot « fin » de « Versus », pièce de Rodrigo Garcia présentée au Kaaitheater de Bruxelles dans le cadre du KunstenFestivalDesArts. Le public applaudit mollement, sans hostilité apparente, presque désabusé. Encore une fois, l’auteur et metteur en scène argentin « dégueule », non plus contre le système capitaliste, mais contre nous. Bénéficiant des largesses des institutions culturelles d’Europe et d’ailleurs, il ne prend maintenant plus aucun gant.

Tout commence par cette scène où deux acteurs démontrent le comportement absurde des jeunes qui, de Rome à New York, en passant par Bruxelles, ne mangent que le coeur de la pizza. Pourquoi un tel gâchis ? À partir d’un discours culpabilisant et  moralisateur, les réponses ne tardent pas à venir.  Nous sommes incultes (préférant discourir sur le foot que sur l’avenir du monde), bestiaux avec les femmes, gavants et gavés, spécialistes des « coups de pute » dans nos rapports amoureux et sociaux. Rodrigo Garcia abandonne toute critique du système  pour se vautrer dans des lectures psycho-socio- comportementalistes de nos perversités ! Après tout, le diagnostic se tient. Sauf que Rodrigo Garcia avance sans nuance, clive tout ce qu’il touche, mais le fait proprement. Le temps où la scène était jonchée de liquides et de nourritures et qui éclaboussait jadis le public du Festival d’Avignon est terminé : à Bruxelles, le vin se transforme en eau pour ne pas tâcher et la distance entre les interprètes et le premier rang est significative.  

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Il explore l’intime pour en faire des histoires, mais il est incapable de les incarner avec poésie. Les acteurs sont ses marionnettes qu’il fait glisser et tomber pour accentuer la tragédie. Rodrigo Garcia parle de l’humain avec les mêmes ressorts dramatiques quand, jadis, il dénonçait les multinationales. En confondant le tout avec les parties, il fait preuve d’une paresse intellectuelle révoltante. Il ne nous voit qu’à travers le seul prisme de son impuissance à poétiser un monde qu’il hait. Sa pensée ne résisterait pas à un débat avec un sociologue, un psychanalyste et un anthropologue! Sa bonne conscience moralisatrice de gauche qu’il emballe dans un vernis écologiste puritain culpabilise sans cesse. Il met en scène le cynisme de toute une génération qui, après avoir bénéficié des largesses d’une époque, proclame qu’après eux, ce sera la fin. «Versus» symbolise un mode de pensée largement dépassé : binaire et jugeant, enfermant et sans distance. Comment sortir de ce cercle vicieux qui finit par contaminer la programmation d’un festival qui ne nous a jamais parlé ainsi ?

Inutile de compter sur la chorégraphe portugaise Vera Mantero. Avec « Vamos sentir flata de tudo quilo de que nao precisamos », elle rejoint la longue liste des artistes contestataires de la société de consommation (Rodrigo Garcia, Jan Fabre, François Verret, …).

Ici, deux hommes et deux femmes fouillent, chacun son tour, la tête d’un mannequin d’où ils extraient soit un collier, un avion, une voiture, des bonbons, une arme, de la poudre…Ce « ballet » incessant dure plus de quatre-vingt minutes soit trente de trop. Comme chez Rodrigo Garcia, le sol se macule de tous ces objets retirés de nos cervelles de consommateurs. Nos quatre danseurs, face à la vacuité de leur pensée dont le temps de réflexion dépasse rarement la vie des objets qu’ils désirent, finissent par devenir fous, par avoir peur d’eux-mêmes. L’apocalypse, métaphorisée par des hélicoptères volants ( !) n’est pas une fin du monde, mais un monde sans finalités. Ce défilé finit par «gaver ». Ce trop-plein d’images sature comme s’il fallait faire entrer dans nos têtes de spectateur le contenu et le contenant, la métaphore et son explication, le corps objet et l’objet du corps !

Je retire ce spectacle de ma tête, objet clinquant de consommation culturelle. Il m’encombre parce que le propos, tant entendu ailleurs, décourage. Il signe l’impuissance de l’artiste à penser l’après-crise, lui-même « objet » d’une économie du « toujours plus ». On ne retient que l’engagement sincère de Vera Mantero, laissant sur le côté la faiblesse de la dramaturgie.

Faute de mieux, le spectateur finit par ne goûter que le centre de la pizza.

Pascal Bély www.festivalier.net

“Versus” de Rodrigo Garcia a été joué du 14 au 16 mai 2010; « Vamos sentir flata de tudo quilo de que nao precisamos » de Vera Mantero du 12 au 15 mai 2010 dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.

crédit photo: © Christian Berthelot