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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES

A Bruxelles, opéra underground, écritures et danses des cavernes.

Qu’allons-nous risquer au théâtre ? C’est probablement l’une des interrogations les plus intimes qu’il soit. Cela va chercher loin tout ça. J’aime le KunstenFestivalDesArts de Bruxelles parce qu’il bouleverse mon désir de théâtre, en me faisant entrer dans un clair-obscur là où je me ressens un peu figé après une saison artistiquement faible dans ma région.

Tout commence par cette Question, au centre de l’oeuvre de René Pollesh. La feuille de salle pose l’enjeu: «Ich schau dir in die augen, gesellschaftlicher verblendungszusammenhang» («je te regarde dans les yeux, lieu d’éblouissement social ! ») est une pièce majeure dans la carrière du metteur en scène berlinois. Aucun doute ne serait donc permis. L’acteur Fabian Hinrichs est seul sur scène et prend soin, dès son arrivée, de démontrer son engagement en finissant en slip. Cette posture provocante ne le quittera pas. Pendant quatre-vingt-dix minutes, il se moque de la relation que nous entretenons avec le théâtre et de notre désir de lien social. Il sidère par son culot et sa façon d’occuper l’espace.  Mais cela ne passe pas : l’hyperactivité de l’acteur ne laisse pas le temps pour comprendre ce qui se joue d’autant plus que la traduction en français est catastrophique. J’observe alors qu’il devrait me parler. Peut-être ce corps turbulent cache-t-il une peur du public que le théâtre de René Pollesh peine à surmonter. La confiance n’y est pas. Obscur.

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Jan Decorte est un autre homme de théâtre, célèbre en Belgique. Lors du Festival d’Avignon en 2005, la rencontre n’avait pas eu lieu avec le public. Six ans plus tard, les Français le retrouvent pour un opéra. Je sais par avance que cet art n’est pas pour moi, qu’il ne m’a jamais «rencontré». Mais avec le Kunsten, j’ai longtemps posé un principe, comme un rituel : ouvrir, accueillir. «The Indian Queen» est donc un opéra d’Henry Purcell qui conte le sort d’une reine indienne, souveraine du Mexique, en guerre contre le héros aztèque Moctezuma. Une “servante” (éblouissante Sigrid Vinks) se tient de côté puis pose un à un des objets sur le devant de la scène avant de les retirer peu à peu pour les confier à l’un des quatre chanteurs.  Ce geste épuré me réconforte : l’histoire m’échappe, mais pas l’Histoire que j’assimile à une  chorégraphie des sens. Elle est un rituel où l’objet symbolique désacralise l’opéra tout en sacralisant la relation amoureuse entre deux amants antagonistes. Elle lui fait perdre sa linéarité pour l’accueillir dans une théâtralité où la musique fait corps avec le coeur (dans tous les sens du terme). Peu à peu, les chanteurs rayonnent comme si Sigrid Vinks leur donnait une puissance de jeu. Alors que la dernière scène s’approche d’une fresque vivante, la couleur du tableau projette vers nous une lumière orangée. Ce théâtre-opéra illumine : la force est en nous pour de nouveau croire aux contes de fées.

À la sortie, direction le métro Botanique, caverne des temps modernes. Il accueille le collectif brésilien de Mariano Pensotti pour «Sometimes I think, I can see you». Quatre écrivains, iMac sur les genoux, sont disposés sur les deux quais, aux deux extrémités. Tandis que le métro quadrille leur papier, des écrans géants retranscrivent leurs observations. Au c?ur du lieu le plus désocialisé qu’il soit, ils créent le dialogue. C’est savoureux, profondément poétique. Alors qu’un enfant vêtu de rouge se fait  remarquer, l’une des écrivaines invite un homme en rouge à “s’approcher de son enfance“. À cet instant, tout s’illumine. Puis s’approche un adolescent habillé d’un short militaire qui fixe  l’écran : «pourquoi portes-tu un tel uniforme en temps de paix alors que tu as un si beau sourire ?». Il répond, de sa voie forte et assumée : « parce que c’est la guerre ». Différentes pépites suivront. Alors qu’une rame de métro arrive sur l’autre quai, j’observe les passagers. Et je vois la pellicule du film de ma caverne d’amis babas…

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À peine sorti, direction le beau théâtre des Brigittines pour une oeuvre inclassable, «Eden Central» de Manah Depauw. Cinq acteurs simulent l’avant Adan et Eve pour nous immerger au coeur de notre animalité. La reconstitution est troublante parce qu’elle rapproche nos cavernes d’aujourd’hui de celle d’antan ! Le corps des acteurs transpire de  toute part jusqu’à créer l’illusion : ils sont nos ancêtres. L’utilisation d’un espace scénique minuscule renforce la dimension tribale et autorise toutes les audaces. Le parti pris de « jouer à » est d’autant plus assumé que c’est excessivement drôle. Mais je ne ressens pas le dialogue créé au métro Botanique avec Mariano Pensotti. A vouloir forcer le trait pour sa démonstration finale, Mana Depauw raconte l’histoire là où nous attendrions un langage chorégraphique capable d’aller chercher dans cette animalité des cavernes ce qui ferait poésie aujourd’hui. C’est de cela qu’il s’agit, le reste n’étant qu’agitation joyeuse pour spectateurs tribu-terre...

Pascal Bély – « Le Tadorne ».

Mariano Pensotti, « Sometimes I think, I can see you », station Botanique, metro de Bruxelles du 13 au 22 mai 2011.
Mana Depauw, ?Eden Central? au Théâtre des Brigittines du 11 au 15 mai 2011.
Jan Decorte, « The Indian Queen » au Kaai Theater du 14 au 16 mai 2011.
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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES LES EXPOSITIONS

Bruxelles dés(art)mée.

On s’étonne encore : mais pourquoi partir au KunstenFestivaldesArts de Bruxelles ? Je donne toujours la même réponse : le théâtre et le monde s’y enchevêtrent. Loin du climat autocentré français, ce festival propose des aventures artistiques et des rencontres qui enrichissent le regard sur cet ailleurs qui interagit tant avec mon ici et maintenant. Retour sur quelques voyages;;;

Presque chaque année, le Kunsten interroge le passé colonial de la Belgique. Imaginez ce processus entre le Festival d’Avignon et l’Algérie…On attend encore. Rendez-vous est donné dans un centre d’art contemporain («le Wiels») pour la projection de «Spectres», documentaire de Sven Augustijnen. Il revient sur l’assassinat en 1961 de Patrice Lumumba, premier ministre du nouveau Congo indépendant. Ce jour-là, était présent un haut fonctionnaire belge, aujourd’hui auteur d’une thèse d’histoire sur l’évènement. Sven Augustijnen l’accompagne lors d’un récent voyage au Congo. L’immersion dans ce passé encore douloureux est palpitante, car la caméra restitue ce que les mots ne peuvent dire (la Belgique aurait donné son aval à ce meurtre). Elle s’approche des corps pour les théâtraliser jusqu’à créer la tragédie du devoir de mémoire. Alors que l’historien reconstitue, tel un enquêteur judiciaire, la scène de l’exécution de Patrice Lumumba, la caméra nous rend témoin d’un moment unique : loin de faire repentance, cet homme revit l’instant pour être à nouveau traversé et devenir le messager de sa vérité (qui n’est probablement pas historique). Ce document est précieux.

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Direction le Liban. Nous avons déjà approché ce pays avec le théâtre de Wajdi Mouawad, de Darina Al Joundi et les performances de  Lina Saneh et Rabih Mroué. Mais jamais à partir de l’art contemporain. Walid Raad a investit une salle des Halles de Schaerbeek. Quelques tabourets nous attendent tandis qu’est projeté sur un large panneau, le monde global de l’Art Contemporain, au croisement d’un fond de pension pour artistes et d’une entreprise spécialisée dans le renseignement pour l’armée israélienne. Le narrateur (brillant Carlos Chahine) nous raconte une histoire où il tire les fils d’un réseau mondial dans lequel les oeuvres d’art sont traversées par des noeuds de connexion. Très vite, il met en mouvement notre lien à l’art même lorsqu’il s’agit d’évoquer les projets pharaoniques du prochain Guggenheim de Dubaï.

Peu à peu, il nous déplace physiquement dans cet espace pour démontrer comment les matières,  les couleurs, la taille des oeuvres n’existent pas en soi. C’est notre regard, notre lien à l’art qui les font durer tandis que l’histoire, les guerres, peuvent les faire disparaître ou apparaître. Un réseau mondial de connexions peut créer des tendances sur le marché de l’art, mais c’est l’humain, ses hallucinations collectives, ses mémoires vives, ses traces, qui font l’oeuvre et déciderons de sa destinée. L’art ne serait alors qu’une suite d’apparitions, de disparations, telle une évanescence au coeur du mouvement dansé, comme aime à le préciser le chorégraphe Michel Kelemenis. Avec «Scratching on things I could disavow: a history of art in the arab world», Walid Raad fait bouger les lignes; bien au-delà de la toile.

Direction le Mexique pour «El rumor del Incendio» du collectif «Lagartijas tiradas al sol». C’est la déception de ce début de festival tant cette proposition paraît faible artistiquement. Le sujet pouvait se prêter au théâtre : depuis les années 1960, le Mexique est traversé par une guérilla incessante. Pour incarner cette folie meurtrière, trois acteurs se déplacent sur un gazon synthétique pour rejouer des scènes symboliques à partir de jouets et de figurines filmées avec une petite caméra vidéo. Pendant plus de quatre-vingt-dix minutes, l’Histoire n’est qu’une succession d’anecdotes. On cherche vite le sens de ce théâtre-là. Seuls une scène de torture et quelques pas de danse nous tirent de l’ennui. Il faut attendre les cinq dernières minutes pour ressentir la tragédie : la comédienne est la fille d’une des militantes, personnage central des anecdotes. Ce court moment émeut. Je rêve que la pièce puisse enfin débuter. En vain. Ils quittent un à un la scène. Cette jeune génération ne peut probablement pas aller au-delà de l’histoire. Nous ne saurons plus rien d’eux. Sven Augustijnen serait bien inspiré de les accompagner dans leur traversée.

Pascal Bély – « Le Tadorne »

« El rumor del Incendio » par le collectif « Lagartijas tiradas al sol » du 7 au 13 mai 2011 à Bruxelles puis au prochain Festival d'Automne de Paris.
« Spectres », documentaire de Sven Augustijnen au Wiels de Bruxelles jusqu'à la fin juillet 2011.
« Scratching on things I could disavow : a history of art in the arab world » de Walid Raad du 8 au 15 mai 2011 à Bruxelles.
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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES LE THEATRE BELGE!

Européens épuisés, mais connectés.

Le KunstenFestivalDesArts de Bruxelles a commencé depuis quelques jours et le spectacle de Fabrice MurgiaLife : reset / chronique d’une ville épuisée») semble avoir marqué certains esprits. Pour s’y rendre, il faut monter les raides escaliers du Théâtre National qui nous conduisent au 3e étage. Un bruit sourd envahit la salle. Dans l’attente, nous crions pour nous faire entendre. L’assemblée des spectateurs et les entrées symbolisent la ville bruyante. D’un coup, le vacarme s’arrête. Un grand mur vidéo nous affronte pour nous plonger, dans un silence quasi religieux, dans le flot incessant de la circulation de la capitale belge. Le corps est en totale symbiose avec l’automobile. L’anonymat le plus absolu.

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Tandis que l’actrice-comédienne Olivia Carrère apparaît du fond de son lit rouge sang, le théâtre s’incruste peu à peu. Nue, elle regarde le monde au travers des stores. À cet instant précis, le théâtre fait son cinéma pour filmer théâtralement la solitude d’une jeune femme. Pas un mot ne sera prononcé, tout juste résonneront «Dis quand reviendras-tu?» de Barbara et «The winner takes it all» du groupe Abba. Les premiers tableaux me rappellent «Le concert à la carte» de Franz-Xaver Kroetz, mise en scène par Thomas Ostermeier et présenté au Festival d’Avignon 2004. Mais ici, la solitude est en troisième dimension: le corps en scène, le mal de vivre en film, la quête d’un amour absolu en internet. Face à un tel dispositif, nous sommes probablement aussi seuls qu’elle : notre désir d’une certaine théâtralité doit cohabiter avec des effets scéniques qui nous éloignent peu à peu d’un propos que nous voudrions limpide.

L’atmosphère rappelle “Inland Empire» de David Lynch comme pour renforcer sa descente aux enfers et nous guider vers l’inexplicable : elle préfère son avatar tandis qu’elle déforme son corps; elle s’ouvre vers la toile pour s’enfermer chez elle et finir barricadée alors que la ville capitale grouille d’humains. Fabrice Murgia filme, théâtralise, connecte pour distancier, isoler tout en tissant des liens d’effets et de causes. Nous vivons en direct, ce processus qui paraît inéluctable : le plus petit acte répétitif du quotidien fait sens, le corps ne répond plus au désir de le rendre beau, l’internet est une prison ouverte à partir de connexions infinies avec un homme-lapin, mais qui réduisent et définitisent tout. Effrayant. Nous voilà à distance alors que probablement, nous souffrons d’une solitude imposée par une société qui objective le subjectif, cloisonne l’inséparable. Désirons nous humaniser pour communiquer ? Supportons-nous l’improbable quand internet nous promet l’autre à notre image ? Acceptons-nous le corps biologique alors que le virtuel nous propose un lien amical désincarné ? Toutes ces questions sont superbement portées sur scène, au croisement des esthétiques qui, une par une, symbolise notre rapport au corps, au temps, à la représentation de la réalité. Le sort de cette jeune femme émeut à peine (sauf quand elle chante Abba avec sa belle robe rouge), comme si nous étions trop occupés à ressentir ce qui se joue sur la toile, cette réalité «psychique» dont nous ignorons encore les ressorts.

Fabrice Murgia mouvemente l’interconnexion du théâtre, du cinéma et de l’internet. Il ouvre des possibles pour mettre en scène nos connexions entre virtualité et réalité.

Il nous offre un art théâtral pour éclairer le Nouveau Monde.

Pascal Bély – « Le Tadorne ».
« Life : reset / chronique d’une ville épuisée » de Christophe Murgia au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles du 10 au 14 mai 2011. Puis à la Manufacture pendant le Festival d’Avignon 2011.

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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES THEATRE MODERNE

Christoph Schlingensief n’est plus. L’intolérance se marre.

Le 21 août 2010, le metteur en scène allemand Christoph Schlingensief est décédé à l’âge de 49 ans. Cette nouvelle noyée dans le flot continu de la communication gouvernementale amplifiée par la caste médiatique, est passée quasiment inaperçue. Et pourtant, cet homme (rarement programmé en France) provoquait nos relents racistes avec humour, créativité et humanité.
En mai dernier, j’avais vu son dernier opéra-théâtre au KunstenFestivalDesArts. Je pense à lui au moment où la France  plonge dans le populisme et le racisme d’Etat.

Les applaudissements sont totalement désordonnés. Ils forment une vague sonore irrégulière, presque maladroite. Comment remercier ce collectif Germano-Africain de nous avoir bousculés, tordus, baladés d’un coin à un autre de la scène ? Comment leur en vouloir d’avoir déformé notre regard sur l’opéra pour en faire un moment populaire, festif et politique ? « Via Intolleranza II » nous vient du Burkina Fasso, à partir d’un projet de « village-opéra » impulsé par le metteur en scène allemand Christoph Schlingensief. Sur plus de quatorze hectares, s’érigent depuis le début de l’année, écoles, cours de cinéma et de musique, salle de répétition, maison d’hôtes, une scène de théâtre, café, restaurants, terres agricoles, dispensaires…De là-bas, ils sont vingt danseurs, musiciens africains et allemands à venir vers nous pour revisiter « Intolleranza 1960 » de Luigi Nono, pamphlet contre l’intolérance et le racisme.

Tout commence par une annonce : le volcan islandais a fragilisé le processus « classique » de création. Peu de jours pour répéter, difficulté pour acheminer l’ensemble de la troupe (Air France est ce soir raillé pour avoir délaissé bien des pays africains au profit d’autres contrées plus prometteuses). L’économie européenne reste colonialiste et le monde culturel n’échappe à pas à cette loi implicite. Pendant plus de vingt minutes, artistes et producteurs défilent pour moquer notre système de production des idées et des arts calqués sur le modèle industriel qui enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres. Sauf que, à l’heure d’une crise économique sans précédent, qui se paupérise ? L’Europe ou l’Afrique ? Une fois malmenés nos désirs de toute-puissance et de domination à l’égard de ces artistes venus d’ailleurs (magnifique scène ou un gosse en costard cravate nous provoque « hein, que vous me trouvez mignon »), « Intolleranza II » va faire trembler les murs du théâtre à partir d’un bazar innommable ! La scène est alors le terreau où une nouvelle civilisation peut naître, si nous acceptons collectivement d’introspecter notre lien à la colonisation. Ici, trois « villages » se superposent: se projette un film sur les camps allemands qui enfermaient les Africains pendant la Seconde Guerre mondiale, en alternance avec des images qui nous guident dans ce village opéra en construction. Le troisième “village global” se construit sur scène. Avec des décors de cartons pâtes, on se moque des maisons allemandes, bousculées par des lits d’hôpitaux où Africains et Européens s’allongent pour se faire opérer (opéra?) des tumeurs malignes de leur inconscient. L’orchestre ne cesse jamais de jouer pour chanter, crier mais aussi pour pleurer, pour que le blanc poursuive le noir, fou de désir de ce corps sculpté comme une statue qu’il aimerait bien immobiliser.

On célèbre « les beaux fruits allemands » tandis qu’un rappeur noir nous les gonfle ! La scène est si encombrée que l’espace est à chercher ailleurs (sur des rideaux pour s’y projeter, dans nos têtes pour se libérer des codes classiques du théâtre). Les surtitrages français et néerlandais ne suivent même plus tant certains dialogues semblent improvisées. Sur toute cette scène, c’est l’art « colonialiste » qui est convoqué et provoqué tandis qu’émerge peu à peu un autre lien à la culture, plus joyeux, plus libre, plus ouvert et tolérant et pour tout dire plus accueillant. L’ensemble de ces beaux artistes donne une dimension poétique à la frontière (entre l’Europe et l’Afrique, entre la danse, la musique et le théâtre) et positionne l’opéra au coeur du lien social (on est loin de la vision mortifère qu’il véhicule dans nos contrées). Ici, il est un enchevêtrement d’Histoires qui redessinent un vivre ensemble pour des liens plus horizontaux et fraternels. C’est un opéra d’une tolérance dépourvu des oripeaux de la bonne conscience du blanc dont le modèle de civilisation ne tient qu’en fonction de l’évolution des spéculations boursières.

Christoph Schlingensief creuse, introspecte, s’engage personnellement pour provoquer le chaos psychologique afin que notre lien à l’Afrique se nourrisse de ce travail. La scène devient une matière que notre regard de spectateur malaxe pour en faire l’oeuvre du renouveau, celle d’une civilisation tournée vers l’Afrique.

« Via Intolleranza II » est un chantier qui peine à se décrire tant que l’on ne le vit pas. Il faut être belge et au Kunsten pour programmer une opéra pareil.

Pascal Bélywww.festivalier.net

 « Via Intolleranza II » de Christoph Schlingensief a été joué du 15 au 18 mai dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.

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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES

Histoires de crises.

Le KunstenFestivalDesArts aime nous raconter des histoires issues d’un autre continent ou d’une rue de Bruxelles! En jouant avec les distances, ce festival n’oppose pas le local et le global, mais les articule pour humaniser le processus de mondialisation qui, avec la crise systémique, nous effraye un peu plus chaque jour. En traversant les frontières du documentaire et du théâtre à partir du social, le Kunsten vibre avec son époque en s’émancipant de la spécialisation des arts.

Première histoire, celle racontée par un collectif italien, ZimmerFrei, qui a infiltré la rue de Laeken à Bruxelles pour nous offrir « Lkn confidential »,  un documentaire drôle et subtil. Du bitume aux devantures des magasins, en passant par les arrières boutiques, nous voilà émerveillé tel un enfant qui ouvrirait la trappe du grenier. L’économie « réelle », humaine, se dévoile. Tout n’est que contrastes, oppositions, décalages, à mille lieues des logiques d’uniformisation qui défigurent nos entrées de ville et standardisent nos comportements alimentaires et culturels. La rue de Laeken est un « biotope » où se nichent des « espèces » fragiles et déterminées (un vieux coiffeur prêt à coiffer son chien en attendant le client, une boulangère qui rêve du boulanger, un droguiste explosif, …). Le documentaire évite de sombrer dans la nostalgie, car cette économie-là est bien réelle : elle subsistera, car la rue reste le plus court chemin pour vivre dans une économie sociale et solidaire.

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Deuxième histoire, celle écrite par Henrik Ibsen, « une maison de poupée », publiée en 1879 et adaptée par le metteur en scène argentin, Daniel Veronese. À l’époque d’Ibsen, Nora (femme considérée comme « simplette » par son mari avocat, Torvald Helmer) est mère de trois enfants. Elle fait un faux en écriture pour trouver l’argent nécessaire à la guérison de son époux. Une fois la tricherie dévoilée, elle doit faire face à la colère de cet homme dont la vision du mariage reste subordonnée à la société bourgeoise. Chez Daniel Veronese, Nora a tout de la femme émancipée : dynamique, jean’s moulant, danseuse à ses heures. Son mari est un ancien avocat qui a fait faillite pour devenir…banquier. Veronese amplifie les contrastes : au décor dépouillé digne d’une maison après le passage des huissiers (incarnée par la frêle silhouette de Christina, une amie dans le dénuement), il oppose les corps gros du mari, du prêteur et de l’amie médecin. La force de la mise en scène est d’accentuer l’étau entre le milieu bancaire qui impose ses valeurs jusque dans le couple et la corruption qui gangrène la société argentine. Le propos politique (à l’exception du désir d’émancipation de Nora) s’efface au profit des dictats de l’économie financière. Le salon devient un espace intermédiaire entre la rue et le bureau à domicile du banquier où circulent les flux d’une économie rigide pilotée par le pouvoir masculin. Daniel Veronese humanise ce que la banque voudrait bien gommer : la fragilité de chacun d’entre eux face à cette économie qui leur enlève leurs capacités à poser des choix. Alors que les femmes se sont émancipées par l’accès au savoir et à l’éducation, qu’elles ne sont plus sous le joug du religieux, qu’adviendra-t-il de leur autonomie alors que le pouvoir économique reste aux mains des hommes ? La dernière scène (que nous ne pouvons divulguer) esquisse une réponse et bouleverse le public jusqu’à ressentir dans la salle une peur collective qui n’annonce rien de bon.

Troisième histoire écrite par Zachary Oberzan. Auteur américain pour le théâtre, cinéaste et musicien, il est face à nous, guitare en bandoulière. Comme la contorsionniste Angéla Laurier qui nous avait présenté une oeuvre très personnelle autour du lien avec son frère schizophrène en mai dernier aux Subsistances de Lyon, Oberzan se dévoile. Adolescent, il réalisait des pastiches de films en vidéos avec sa mère et son frère (dont le kitchissime « Kickboxer  » de Jean-Claude Van Damme »). Gator fut emprisonné pour trafic de drogue. Vingt ans plus tard, l’un est devenu artiste, « as de la manipulation » et l’autre a acquis une solide expérience de scénariste, de direction d’acteurs pour sublimer la réalité carcérale. Oberzan enchevêtre les films (ceux de sa jeunesse puis rejoués à l’identique aujourd’hui, tandis que s’y glisse le vrai film de Van Damme) et chante sur scène de vieux standards. On rit beaucoup en fonction des raccords, on s’émeut face à la transformation des corps (ou comment la prison façonne une silhouette) et l’on se surprend à devenir le confident d’une famille reconstituée, mais jamais séparée. La force de « Your brother, remember ? » est de déjouer les statuts (qui est finalement l’acteur, le prisonnier ?) pour relier les destins autour d’une histoire commune qui n’est pas loin d’être la notre : nous jouons tous notre partition artistique pour échapper au sort que nous réserve notre classe sociale. Ce soir, à Bruxelles, nous sommes peut-être quelques-uns à reconnaître le frère qui nous a libérés.

Pascal Bély www.festivalier.net

“Your brother, remembert?” de Zachary Oberzan a été joué du 9 au 13 mai 2010,

“Lkn Confidential” de ZimmerFrei a été projeté du 9 au 29 mai 2010,

“El desarrollo de la civilizacion venidera” de Daniel Veronese a été joué du 13 au 15 mai 2010, dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.

Crédit photo: (c) Almudena Crespo-Academie Anderlecht 

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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES Vidéos

Panique à Bruxelles.

À Bruxelles, le Musée Magritte  propose une déambulation poétique où les mots du peintre gravés dans les murs en bois résonnent avec les toiles. À parcourir les étages dans tous les sens, le visiteur passe d’une époque à l’autre : en traversant les courants, il change aussi son regard et se met en mouvement. Au même moment, le KunstenFestivalDesArts  présente «Zero», chorégraphie écrite par Ioannis Mandafounis, Fabrice Mazliah et May Zarhy. Par le fruit du hasard, «Panique au moyen âge » de Magritte opère le lien.

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Ici les têtes disparaissent et les corps s’enchevêtrent sans aucune logique. Tandis qu’une partie saute par la fenêtre, l’autre se transforme. Entre radicalité du geste et lente métamorphose, Magritte peint le corps comme témoin d’un changement de civilisation où à la panique générale répond le long travail des processus de transformation.

Avec ce trio originaire de Francfort, la « panique » se prolonge sur scène. Jouissif ! Ici, on ne danse pas le « corps objet » (paresse de tant de chorégraphes “tendance” qui, faute d’un propos, créent de l’emballage) mais un corps sans mémoire, sans passé et sans avenir, où chaque mouvement est une naissance. Alors qu’un se jette au dehors du plateau en s’enfouissant dans des objets (ici des « enceintes »), deux autres s’enchevêtrent pour nous offrir une danse profondément picturale qui nous laisse le temps de la contempler.

Leurs corps sans mémoire finissent par ne reposer sur rien, se nourrissent du déséquilibre et du toucher. Il s’en dégage une grande liberté d’explorer tout ce que le corps peut produire d’articulations insensées! On pense à l’espace de l’internet qui automatise notre mémoire par l’activation des réseaux d’information pour nous “stocker” sur des disques durs, où le corps biologique se prolonge dans le virtuel (l’oreille Bluetooth, le doigt sur l’Iphone, ..). Leur danse transforme le lien avec les spectateurs jusqu’à nous inclure dans la naissance des mouvements comme si nous en étions des accoucheurs. Ils n’hésitent pas à nous regarder droit dans les yeux, à éteindre les lumières pour nous faire entendre le bruit des déplacements, à faire vibrer les gradins en amplifiant le son d’un corps tombé à terre.

 

À ces corps sans mémoire, ils répondent en créant la mémoire du spectateur, car tout se joue dans un « ici et maintenant » qui mobilise nos ressentis. Est-ce pour cette raison que nous ne les quittons jamais, que nous apprenons avec eux ce langage chorégraphique (à l’image d’un didacticiel créatif !), ce vocabulaire du prolongement qui nous guide de la ligne à la courbe…
« Zero » est une danse de l’acte créateur dont nous serions des porteurs de mémoires. C’est une oeuvre aussi rare qu’un lien entre un peintre et trois chorégraphes.
Pascal Bély – www.festivalier.net
« Zero » de Ioannis Mandafounis, Fabrice Mazliah et May Zarhy a été joué au KunstenFestivalDesArts de Bruxelles du 8 au 12 mai 2010.

 

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Têtes de nazes.

Il est 22h40. Trois gerbes mortuaires signent le mot « fin » de « Versus », pièce de Rodrigo Garcia présentée au Kaaitheater de Bruxelles dans le cadre du KunstenFestivalDesArts. Le public applaudit mollement, sans hostilité apparente, presque désabusé. Encore une fois, l’auteur et metteur en scène argentin « dégueule », non plus contre le système capitaliste, mais contre nous. Bénéficiant des largesses des institutions culturelles d’Europe et d’ailleurs, il ne prend maintenant plus aucun gant.

Tout commence par cette scène où deux acteurs démontrent le comportement absurde des jeunes qui, de Rome à New York, en passant par Bruxelles, ne mangent que le coeur de la pizza. Pourquoi un tel gâchis ? À partir d’un discours culpabilisant et  moralisateur, les réponses ne tardent pas à venir.  Nous sommes incultes (préférant discourir sur le foot que sur l’avenir du monde), bestiaux avec les femmes, gavants et gavés, spécialistes des « coups de pute » dans nos rapports amoureux et sociaux. Rodrigo Garcia abandonne toute critique du système  pour se vautrer dans des lectures psycho-socio- comportementalistes de nos perversités ! Après tout, le diagnostic se tient. Sauf que Rodrigo Garcia avance sans nuance, clive tout ce qu’il touche, mais le fait proprement. Le temps où la scène était jonchée de liquides et de nourritures et qui éclaboussait jadis le public du Festival d’Avignon est terminé : à Bruxelles, le vin se transforme en eau pour ne pas tâcher et la distance entre les interprètes et le premier rang est significative.  

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Il explore l’intime pour en faire des histoires, mais il est incapable de les incarner avec poésie. Les acteurs sont ses marionnettes qu’il fait glisser et tomber pour accentuer la tragédie. Rodrigo Garcia parle de l’humain avec les mêmes ressorts dramatiques quand, jadis, il dénonçait les multinationales. En confondant le tout avec les parties, il fait preuve d’une paresse intellectuelle révoltante. Il ne nous voit qu’à travers le seul prisme de son impuissance à poétiser un monde qu’il hait. Sa pensée ne résisterait pas à un débat avec un sociologue, un psychanalyste et un anthropologue! Sa bonne conscience moralisatrice de gauche qu’il emballe dans un vernis écologiste puritain culpabilise sans cesse. Il met en scène le cynisme de toute une génération qui, après avoir bénéficié des largesses d’une époque, proclame qu’après eux, ce sera la fin. «Versus» symbolise un mode de pensée largement dépassé : binaire et jugeant, enfermant et sans distance. Comment sortir de ce cercle vicieux qui finit par contaminer la programmation d’un festival qui ne nous a jamais parlé ainsi ?

Inutile de compter sur la chorégraphe portugaise Vera Mantero. Avec « Vamos sentir flata de tudo quilo de que nao precisamos », elle rejoint la longue liste des artistes contestataires de la société de consommation (Rodrigo Garcia, Jan Fabre, François Verret, …).

Ici, deux hommes et deux femmes fouillent, chacun son tour, la tête d’un mannequin d’où ils extraient soit un collier, un avion, une voiture, des bonbons, une arme, de la poudre…Ce « ballet » incessant dure plus de quatre-vingt minutes soit trente de trop. Comme chez Rodrigo Garcia, le sol se macule de tous ces objets retirés de nos cervelles de consommateurs. Nos quatre danseurs, face à la vacuité de leur pensée dont le temps de réflexion dépasse rarement la vie des objets qu’ils désirent, finissent par devenir fous, par avoir peur d’eux-mêmes. L’apocalypse, métaphorisée par des hélicoptères volants ( !) n’est pas une fin du monde, mais un monde sans finalités. Ce défilé finit par «gaver ». Ce trop-plein d’images sature comme s’il fallait faire entrer dans nos têtes de spectateur le contenu et le contenant, la métaphore et son explication, le corps objet et l’objet du corps !

Je retire ce spectacle de ma tête, objet clinquant de consommation culturelle. Il m’encombre parce que le propos, tant entendu ailleurs, décourage. Il signe l’impuissance de l’artiste à penser l’après-crise, lui-même « objet » d’une économie du « toujours plus ». On ne retient que l’engagement sincère de Vera Mantero, laissant sur le côté la faiblesse de la dramaturgie.

Faute de mieux, le spectateur finit par ne goûter que le centre de la pizza.

Pascal Bély www.festivalier.net

“Versus” de Rodrigo Garcia a été joué du 14 au 16 mai 2010; « Vamos sentir flata de tudo quilo de que nao precisamos » de Vera Mantero du 12 au 15 mai 2010 dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.

crédit photo: © Christian Berthelot  

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FESTIVAL D'AVIGNON FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES

Au Festival d’Avignon, Federico León: no future.

Voilà une oeuvre qui provoque de nombreux débats: agacements et enthousiasmes s’entrechoquent. Il en est ainsi des oeuvres complexes. Avec « Yo en el futuro », le jeune cinéaste et metteur en scène argentin Federico León trouble. Même quand on en sort vide,  à l’image d’une proposition qui se jouerait en dehors de vous. Mais où a-t-elle bien pu se nicher? Trois enfants, trois adolescents et trois personnes âgées regardent un écran de cinéma, télécommande à l’appui. Ils se ressemblent étrangement et l’on imagine aisément qu’ils sont de la même famille, d’une tribu identique. Un film familial des années 50 tourné par le patriarche (lui-même projeté dans la famille des années 70) finit par être vu sur la scène du théâtre. C’est une mise en abîme sans fin, à l’image d’un miroir dans le miroir. Le cinéma s’invite donc au théâtre : pluridisciplinarité, transdisciplinarité ?

La note d’intention du spectacle pose quelques questions passionnantes: « Que se passe-t-il lorsque des jeunes d’aujourd’hui actent à l’identique, ce que leurs ancêtres ont acté avant eux » ; « Qu’est-ce qui change réellement et qu’est-ce qui se répète ? » ; « Qu’est-ce qui se transforme et qu’est-ce qui s’oublie ? ».

Aux interrogations prometteuses, Federico León ne répond pas (ou si peu). Empêtré dans cet enchevêtrement, il semble préoccupé pour donner du sens à sa mise en scène alors que le film (de toute beauté) transcende à lui seul les générations avec une force incroyable. Le théâtre finit donc par regarder le cinéma, mais ne s’y projette pas. Les corps sur scène se statufient, comme tétanisés en l’absence d’une direction d’acteurs à la hauteur des intentions de l’auteur.  Un chorégraphe aurait peut-être pu travailler la dynamique du changement et de la  transformation. Mais ici, le théâtre est un écran (de fumée) qui nous isole du film : symboliquement, nous aurions pu protester pour que le rideau se lève!

La scène est autre chose que le prolongement linéaire d’un plan de cinéma : elle donne à voir le « jeu », “l’implicite”  dont la transmission des codes culturels. Au lieu de cela, les acteurs passent leur temps dans les coulisses. Federico León ne sait plus quoi nous dire à partir de cet enchevêtrement, parce qu’il ne pose jamais un contexte aux différents cycles vitaux de la famille. Tout semble hors du temps en l’absence d’un propos qui traverserait les époques.

Federico León a fait un très beau film et a réussi à positionner de très attachants spectateurs sur scène. Quant au public, il m’est apparu exclu du théâtre, perdu dans cette articulation.

Que ferons, de ce processus, la future génération de spectateurs  ?

Pascal Bély

www.festivalier.net

“Yo en el futuro” de Federico Leon a été au Festival d’Avignon du 20 au 23 juillet 2009.

   Crédit photos: ®Wim Pannecoucke

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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES FESTIVAL MONTPELLIER DANSE Vidéos

A l’origine, Bouchra Ouizguen.

C’est un choc esthétique et émotionnel. Quatre femmes, assises là, face à vous, viennent subtilement vous chercher pour revisiter la danse contemporaine. Vous voilà presque nu, sans aucune référence sauf celle où tout aurait commencé. Une heure a suffi pour retrouver le lien originel avec l’art le plus fragile qui soit. C’est la renaissance du spectateur tout comme celle de la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen qui ose écrire : « je refais l’apprentissage de la danse : je suis partie à des milliers de kilomètres pour apprendre alors qu’à côté de moi d’autres femmes pouvaient me transmettre quelque chose de si évident : le chemin de la liberté ».  Ces trois femmes qui l’entourent sur scène sont des Aïta, écoutées auprès des hommes de pouvoir, pour leur  poésie, il y a plus d’un siècle. Elles sont aujourd’hui des courtisanes dont les chants et la danse font d’elles des artistes du peuple. Fatima Aït Ben Hmad, Fatima El Hanna et Naïma Sahmoud nous ont littéralement nourries. Le temps d’un festival et bien au delà, elles sont les artistes du peuple de Montpellier Danse.

Avec trois matelas, elles refont le chemin. Du lit où l’on naît, où l’on se cache, au banc où l’on contemple avec sagesse, où l’on se serre les uns contre les autres, car  à plusieurs on est toujours plus fort. Du mur où l’on est cloîtré à celui que l’on abat pour se libérer.

Trois matelas pour accueillir le corps statufié par les codes moraux, religieux et sociaux.

Trois matelas pour éponger la sueur de l’effort que réclame la libéralisation du corps.

Trois matelas pour amortir le choc. Car tout vibre. À commencer par nos barrières de défense qui font un vacarme intérieur parce qu’on a plus l’habitude d’être « touché » ainsi. Tout vibre parce que le don est une danse. Tout vibre parce que leur chant est une caisse de résonance où l’on se lâche avec confiance.

Dans leur jardin des délices, le chant est un corps qui danse.  Dans leur regard, il y a le sein que l’on cherchait, le cri que l’on poussait, le pli dans la peau où l’on se perdait. C’est ainsi que la danse d’aujourd’hui renaît. Une danse où l’on n’a plus peur de l’humain pour lui faire la fête, où l’on puise dans la force de l’art pour se libérer des contraintes morales et esthétiques et non pour en rajouter. Où l’on apprivoise le corps différent pour voir le monde autrement.

« Madame Plaza » de Bouchra Ouizguen est une danse qui accueille l’homme maladroit. Avec empathie.

La fraternité a dorénavant sa danse.

Pascal Bély- Le Tadorne

A écouter sur le site de la  Revue Radiophonique A Bout de Souffle , un entretien avec Bouchra Ouizguen.

 "Madame Plaza" de Bouchra Ouizguen a été présenté les 19 et 20 juin 2009 dans le cadre du Festival Montpellier Danse. A voir au Théâtre d'Arles le 20 novembre 2009.

 

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FESTIVAL D'AVIGNON FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES OEUVRES MAJEURES

Au Festival d’Avignon, la terre patrie d’Heiner Goebbels.

Avec un tatami, deux techniciens dispersent une poudre blanche sur des bacs posés au sol. Cela pourrait être une cérémonie mortuaire où l’on répand les cendres de la modernité pour qu’émergent des territoires encore inconnus. En l’absence de comédiens, nous sommes invités à nous immiscer dans un interstice où seul notre imaginaire peut nous conduire vers ce théâtre du mystère et de l’éphémère. Nous sommes ici au croisement du virtuel et de la matière organique, symbolisé par une imposante machine, un peu folle et si fragile, sur une scène maculée de liquides, tapissée de bruits et de couleurs. « Stifters Dinge » d’Heiner Goebbels est une merveille du monde, un spectacle si visuel qu’il ne peut se raconter. Seulement se ressentir, à fleur de peau.

L’eau se mélange petit à petit à la poudre. Une terre inexplorée émerge puis disparait et la nature reprend ses droits jusqu’à guider l’énorme machine de l’artiste allemand vers une épopée fantastique.  Cinq pianos, actionnés par des mains invisibles, vont sonoriser ce voyage au coeur de la nouvelle humanité, d’une terre patrie de tous, abri de chacun. Le spectateur scénarise lui-même les changements de décors, de lumières, de matières pour se projeter dans un monde où tant de territoires sont à découvrir si l’on fait confiance à l’artiste, à la technologie, à notre puissance créative, seule ressource inépuisable pour naviguer dans l’imprédictibilité. En soixante-dix minutes, la machine avance vers vous, puis recule et l’on se surprend à redevenir contemplatif dans un théâtre ! Car ces mouvements permanents ne sont pas seulement des effets de décor, mais ils font symboliquement bouger notre corps alors que nous sommes sagement assis, ouvrir notre regard en trois dimensions alors que nous sommes si prêts de ce territoire inaccessible. C’est alors que résonne une interview de Levi-Strauss par Jacques Chancel affirmant qu’il n’y avait plus aucun territoire vierge à découvrir. Vingt après, au Festival d’Avignon, la toute-puissance de l’expert ne peut plus rien contre la force de l’imaginaire. Jubilatoire !

Le voyage continue et l’on finit par perdre toute notion de temps mécanique et d’espace délimité  même quand Heiner Goebbels nous raconte sa marche dans une forêt où la glace tombe des arbres gelés. Ici, nulle approche culpabilisante sur notre lien avec la nature, mais au contraire, une réappropriation des bruits, des lumières, des changements de climats et de matières pour façonner notre regard face la complexité : la carte n’est pas le territoire ! Et l’on se surprend à constater qu’il n’y pas d’hommes sur scène, que l’on peut aimer cette musique jouée sans pianiste : sommes-nous au théâtre ou ailleurs dans une communauté virtuelle entre « Myspace » et la Foire du Trône? Des chants traditionnels résonnent du fond de la salle et l’on rêve de se retourner pour découvrir celui qui tient les ficelles de ce monde si bien articulé. Mais il ne doit y avoir personne. Pas d’être divin, mais une énergie venue d’une réappropriation de l’histoire et du devenir de l’humanité pour construire ces nouveaux espaces de communication entre l’homme et la nature. Me voilà habité par une éthique du développement durable. Sublime !

Heiner Goebbels signe là une oeuvre majeure : celle de nous repositionner dans l’évolution d’une humanité qui va puiser sa force dans un nouvel imaginaire.

Pour transmettre aux générations futures les commandes de cette machine post-moderne.

Pascal Bély – www.festivalier.net

Crédit photo (c) Dimitri Lauwers – Academie Anderlecht

 « Stifters Dinge» d’Heiner Goebbels a été joué le 11 mai 2008 dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles et au Festival d’Avignon du 6 au 14 juillet 2008.