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FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Traces d’été – Oser Vilar.

Comment faire entendre les textes de Jean Vilar (correspondance avec sa femme, notes de mise en scène et de tournée, extrait du Memento…) et les rendre vivants aujourd’hui ? Tel est le pari réussi du metteur en scène Stanislas Roquette et de l’acteur Stanislas Siwiorek dans «La machine de l’Homme» présenté à la Maison Jean Vilar au cours du dernier Festival d’Avignon.

Isoler Vilar dans une chambre, le montrer seul face à lui-même s’avère une porte d’entrée intéressante pour éloigner le spectateur de l’homme public et le faire pénétrer dans ses pensées, dans ses rêves et dans ses souvenirs. Cet isolement paraît d’ailleurs indispensable à Vilar, notamment lorsque les premières paroles du spectacle rappellent les contraintes matérielles imposées au patron du Théâtre National Populaire. Il se remémore certains articles absurdes de son cahier des charges comme s’il voulait s’en détacher. D’ailleurs, dès son entrée en scène, Stanislas Siwiorek éprouve très vite le besoin de quitter son costume, sa carapace, pour pouvoir se livrer. L’intimité de Vilar apparaît aussitôt à travers les extraits de sa correspondance avec sa femme à qui il ne cesse de témoigner fidélité et amour. Mais aussitôt le chef d’orchestre Stanislas Roquette nous donne à entendre Vilar lisant l’éloge de l’infidélité revendiquée par le Don Juan de Molière. Ces propos contrastent. Que faut-il alors comprendre de cette contradiction ? Douter de sa sincérité ou plutôt comprendre qu’incarner Don Juan était un moyen pour Vilar de parvenir à une libération intérieure ? Plus le spectacle avance, plus Vilar semble faire corps avec Don Juan. Alors que l’un résiste à toute croyance, l’autre résiste à toute idéologie. Ainsi la scène de séduction avec Charlotte souligne la réussite des projets de Don Juan ; mais ne marque-t-elle pas aussi une satisfaction et une victoire pour Vilar qui, épuisé après tant d’efforts, semble parvenu par le jeu théâtral à un état de grâce, état musicalement bien rendu par le 22ème quatuor à cordes de Mozart.

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La métamorphose de Jean Vilar s’accompagne d’une transformation du décor : le lit se met à devenir tréteau, puis tombeau du Commandeur. Il nous fait voyager dans les pays de l’Est, où Vilar était parti en tournée. On imagine alors une immense salle de réception mondaine où Vilar éprouvait de grandes difficultés à communiquer jusqu’à ressentir une profonde solitude. La fuite semble l’unique solution et la couverture du lit constitue son seul bagage (sa seule protection), qu’il porte sur ses épaules, comme s’il voulait préserver tout ce qu’il a bâti, c’est-à-dire le théâtre.

Lors d’une interview à propos des jeunes auteurs, Jean Vilar affirmait: « J’espère qu’un jour l’un d’eux mettra sa griffe de fou sur mes épaules, d’ailleurs encore solides […] C’est dans cette jeunesse que j’espère trouver le poète populaire et dru et violent que nous cherchons. Un poète et tout sera sauvé. Pour longtemps. » L’espérance de Vilar a été comblée. Stanislas Roquette a eu raison de poser ses griffes sur les textes de Vilar qu’il a croisés aux extraits de Don Juan de Molière pour entrer en résonance avec notre époque : le rôle de l’artiste aujourd’hui, son travail, ses doutes, son investissement, de l’engagement de toute sa personne, mais plus largement du rapport entre vie professionnelle et vie privée.

Longue vie à ce spectacle qui pourrait résonner en chacun de nous !

Jérôme Marusinski – Tadorne.

«La machine de l’Homme» par Stanislas Roquette à la Maison Jean Vilar au cours du Festival d'Avignon 2013.
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OEUVRES MAJEURES Vidéos

Johan Amselem: de la danse en danse contemporaine !

Par Jérôme Delatour, d’Images de Danse.

Bon Appétit est un spectacle de jouissance presque pure. Pas la pièce la plus intellectuelle de l’année sans doute, mais on aurait tort de l’interpréter comme un repli égoïste, un réflexe jouisseur de pays riches. C’est un discours de combat, accessible à tous. Pitié pour le corps! Oui, contre les guerriers de la souffrance et de la mort, si démonstratifs en ce moment, n’ayons pas peur. Ouvrons-nous au désir, cultivons le plaisir, ne nous résignons pas à ce monde qui nous file entre les doigts !

Dans ce registre, Johan Amselem y est allé franc jeu. Ca pète, c’est du concret. Sous un déluge de rythmes démoniaque (DJ Shannon Blowtorch), la température monte inexorablement. Les corps glorieux s’ouvrent, jubilent, s’exhibent dans la joie, un débord d’énergie, un insolent naturel. Venus des Etats-Unis, les interprètes inculquent à la pièce une force pragmatique et positive, une évidence que n’auraient peut-être pas permise, pardon pour le cliché, des corps européens.

Les hormones chauffées à blanc, la culpabilité se vaporise. Du sexe, vous en aurez, mais surtout du désir et de la beauté. Provocation supplémentaire, Amselem ose la danse. De la danse en danse contemporaine ! On aura tout vu. Tout est très écrit et facile à lire ; solos, duos et groupes se succèdent de façon tout à fait conventionnelle ; les danseurs jouent la comédie comme des figurants d’opéra ; l’humour, même quand il taquine la Marseillaise, est bon enfant.

Dès les premières minutes, le ton est donné. Une vitalité joyeuse et libératrice nous frappe de plein fouet. Un sous-sol de béton, des sapes streetwear ; un semblant de battle, on s’observe on se mesure, on se serre la main à la régulière ; c’est parti. Dans un cliquetis de gamelles, les interprètes exécutent une sorte d’entêtante zombie dance ; mais de zombies roses, bien vivants, festifs. Ces zombies gais engendrent des nouveau-nés en couches. Mais le stade anal devant les Teletubbies est promptement expédié. Vite, place à la nature vraie et libérée, place aux adultes ! Tout le monde finit à poil. On fait encore des rondes (un reste de gènes hippies peut-être), mais on se tape aussi, on se tâte, on se claque, on se lèche, on s’effleure, on se titille, on se mordille, on joue au docteur, on se pique à la fourchette à viande dans des duos endiablés.

Amselem n’a pas peur non plus des clichés. La métaphore cuisinière sert de fil rouge : cette obscure envie amoureuse de préparer l’autre pour mieux le consommer, le consumer, entre chaleur et cuisson, chair et viande, festif et festin, domination et cannibalisme. Le désir est rouge sang bien sûr, comme les fruits qui ne sont ici aucunement défendus. L’ambiguïté sombre du sexe n’est pas évacuée, mais emportée par le plaisir du jeu et de la danse, des corps et des yeux.

Fidèle à son programme, Bon Appétit nous laisse au hors-d’oeuvre, galvanisés, éblouis, juste quand le terrain devient glissant. Il y a dans cette pièce comme un retour du vieux Jouir sans entraves, mais à la génération American Apparel. Quoi qu’il en soit, le Crazy a mordu la poussière. Et dire qu’il y a encore des gens qui vont s’ennuyer au Théâtre de la Ville. Le souffle, l’insolence, le chic, l’avenir n’est pas dans le Lui moisi de Frédéric Beigbeder. Il est ici.

Jérôme Delatour, Images de Danse.

Bon Appétit de Johan Amselem a été joué les 3, 4, 5 octobre 2013 au Théâtre l'étoile du nord à Paris  dans le cadre du Festival AVIS DE TURBULENCES .
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ACCUEIL DES LIEUX CULTURELS ETRE SPECTATEUR PAS CONTENT

La rupture entre l’art et la culture: jubilation du sujet, consentement de l’objet.

Par Sylvain Pack.

Antonin Artaud expliquait dans un discours véhément et justifié la rupture entre l’art et la culture. Il m’est donné de vérifier au fur et à mesure le bien-fondé de ce constat. La majorité des organismes culturels et de ses agents occultent constamment les questions de la création, qui représentent, pour leur système de programmation, de sérieuses menaces intellectuelles. On pourrait arguer, à mon encontre, que leur réseau et leur moyen grandissant indiquent une curiosité accrue pour les contenus, envie plus manifeste de participer à cette aventure totale et inconsciente qu’est l’art, mais cet effort de compréhension semble du moins contrarié par la rançon du résultat, du chiffre et des sondages. Le culturel est un métier du tertiaire florissant. Sans lui, moins de bruit, de buzz, de parade, de prix, de cocktails, du coup comprenez bien : moins de raisons honorables pour investir, déplacer des capitaux et finalement masquer les jeux du pouvoir en place. Ce que je me propose de critiquer est le tissage du voile à travers lequel nous pouvons observer pourquoi la relation de l’art à l’autorité a été forcée. Ceci dans une régression suspecte qu’on présente sous maints boniments et travestissements du langage raisonné : jubilation du sujet et consentement de l’objet.
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Cette formule nous ramènera à ce qui nourrit, consciemment ou non, l’activité et les motifs  de la programmation culturelle, ceci dans les espaces consacrés, dans la cité, dans la rue, dans l’école, et jusqu’au domicile par le “triumédia” : tv/radio/net. Le sujet star, la figure thématique concentre et permet aux responsables d’exprimer leurs références, leurs goûts, au pire d’inviter quelques faire-valoirs. De fait, certains tenants de la culture ont spécifiquement un goût prononcé pour l’idée de carrière et de reconnaissance au sein de leur milieu social, ce qui a pour conséquence protection et placement d’intérêts personnels là, où, au contraire, l’expérience artistique met en avant curiosité, don, vacuité. Dans une époque où l’appât du gain atomise la société et y conçoit ségrégations et minorités, l’artiste ne peut rester indifférent aux flux financiers souterrains qui gouvernent notre monde, qu’il les méprise souverainement ou qu’il s’en mêle en plein. L’investissement dans l’art même n’a aucun sens. Duchamp, Klein, Manzoni ou plus récemment des artistes comme Hirschorn l’ont intégré ou mesuré à leur production. Or la question de la valeur monétaire de l’art est en fait toujours subsidiaire, ou corrélative à un sujet bien plus vaste qu’est la sélection esthétique faite par le temps qui passe. L’artiste peut, lui aussi, être un spéculateur, inquiet pour sa réputation, stratégique pour sa diffusion, mais il y a peu de chance que ces comportements influent directement sur le nerf de son activité. Et si cet amalgame se révèle dans son oeuvre, « la faucheuse de l’histoire de l’art » ternit bien vite la valeur usurpée de l’imposteur. Cependant je prendrai parti, malgré la présence massive de ces faiseurs, pour l’artiste contre son soit-disant bienfaiteur, comme l’ont fait Giacommetti ou Rothko à leur époque, recommandant la plus ferme attitude vis à vis de leurs commanditaires et de leurs commissaires.
Pour éviter tout éducation du citoyen, de son conditionnement, l’artiste devrait s’affranchir complètement du professeur ou du parent qui lui soumet un sujet, afin qu’il devienne le filtre de son propre suc, raréfiant ses potions ou multipliant ses accidents, à l’envers de la réussite, de l’obéissance, de l’intégration, du socialisme. Il faut pouvoir accepter cela, il faut être prêt à l’entendre pour comprendre le pacte indéfectible qu’entretient l’art avec la liberté.
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Ce qui s’est mis en place, et ce qu’avait sans doute déjà observé Artaud, est la dangereuse proximité entre l’institutionnalisation, la muséographie de l’art et les fondements créatifs. Les agents de production, de programmation et de communication interfèrent régulièrement dans les processus de création, désireux de regards attentifs, puis d’aimables conseils, enfin de préventions, de craintes et finalement de compromis. Cet accompagnement malhabile aboutit souvent à du consensus ou à de la méprise. Depuis cette infiltration, l’aspect quantitatif, hétéroclite et structurel des expositions ou des festivals a amplement gagné du terrain. De gentils organisateurs défendent la culture pour tous, la sensibilisation en des termes empruntés, conciliants ou provocants (selon l’occasion et la clientèle) qui cachent difficilement la manipulation et la hiérarchie du savoir. Si la connaissance est une chance pour qui sait s’en servir, si tout un chacun a le droit d’y accéder, l’art n’a plus pour mission de servir ou de soigner la société et c’est un pas en arrière que de le penser ainsi. C’est oublier son progrès intellectuel et spirituel, ainsi que tout le travail de sape des avant-gardes. Beaucoup d’artistes savent qu’ils collaborent dangereusement à cette trahison, qu’ils jouent à entretenir les systèmes de commande et d’artisanat contre lesquels se sont battus leurs aînés qui les précèdent et qu’ils admirent. Jouer avec l’institution publique, privée ou y résister est une des grandes affaires de l’artiste, aujourd’hui plus qu’avant, car, à son niveau ministériel ou entrepreneurial, la culture, qui fait appel à l’art, au patrimoine, à l’architecture, est devenu le levier économique de l’urbanisme, de l’afflux des capitaux et du tourisme d’affaires. Autrement dit, l’intérêt caché de ses mouvements n’est nullement expérimental. Il n’y a pas de gratuité, de recherche, de beauté du geste. Ce qui occupe le temps de ces transactions est le calcul le plus strict d’un résultat et de son bénéfice. Ceci va à l’inverse de l’indépendance de l’art et de ses pratiques. Il y a donc un hiatus, un jeu de dupe grossier, dans lequel s’illustre de manière évidente un nouveau venue sous le nom plus direct de mécénat d’entreprise. Si vous suivez mon raisonnement, la soumission de l’objet artistique y est comme prévu, « programmé »… Or le rapport entre la jubilation du sujet et la soumission de l’objet pourrait évoquer une forme plus subtile et indéfinie du viol consenti. Processus individuel et communautaire, en œuvre par exemple dans les réseaux sociaux, résultat des lobbys et de la publicité sur notre humanité confronté à un demi-siècle de violences ultra-libérales.
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FESTIVAL ACTORAL OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN

Contre l’inéluctable Front National, l’imprévisible collectif créatif.

La société française se prépare à la prise de pouvoir des institutions par le Front National. La sphère médiatique est acquise à ce processus en le validant par ses prédictions sondagières qui alimentent des éléments de langage d’une classe politique aux ordres de la communication. Je reste donc très attentif à ce que les artistes nous renvoient pour ouvrir nos systèmes de représentation et nourrir une pensée affaiblie par tant de dogmes descendants sans visée.

Cette semaine, le Festival Actoral à Marseille a répondu présent à travers deux propositions qui, bien que très éloignées dans leurs esthétiques et leur propos, se relient en raison d’un contexte national et européen particulièrement lourd.

Tout commence au Théâtre de la Criée avec Miet Warlop et son spectacle pour le moins radical, «Mystery Magnet». Dans la feuille de salle, on peut lire : «Grâce à ce spectacle, j’espère que chacun ressentira différentes émotions ou aura des flashes qui refont surface. Si deux cents spectateurs voient Mystery Magnet, j’espère pouvoir faire éclore deux cents mondes différents». Sur scène, des panneaux blancs en placoplâtre. Plus qu’un quatrième mur. Une cloison. À terre, un homme, obèse. Il a dû se goinfrer. Son corps en impose bien plus que son poids. Au-delà de son apparence, il incarne la lourdeur d’une humanité prête à exploser. À le voir confectionner des petits chiens avec des ballons gonflés, je ressens l’inéluctable: l’ennui, le geste sans but, la reproduction des modèles. Cela sent la fin d’une époque, d’un paradigme. Cinq acteurs entrent en scène, dont on ne verra jamais les visages : là des corps sans tête, ici des serpillères comme figure, ou des cheveux comme unique regard. Nos utopies s’effondrent: le progrès technique provoque la panne et nous enfume; l’art marchandisé n’a plus de dimension politique; le corps social explose et se désintègre; la solitude du créateur est moquée par ceux qui lui imposent les esthétiques du marketing culturel. Tout semble  flêché» et le créatif est une cible que l’on matraque de slogans venus d’en haut.

L’art se doit d’intervenir, comme il l’a toujours fait dans l’histoire de l’Humanité. Chacun est ainsi invité à poser son geste artistique avec pour seule règle qu’il traverse pour ouvrir les impossibles, que le corps soit langage total, sans mot pour le conditionner. Qu’il soit centaure pour que le sens ait de la grâce. Qu’il provoque la couleur, non celle que l’on plaque, mais celle qui émerge du vivant, du fond des tripes pour retrouver le geste fondateur de l’art.Cela finit par gicler de partout, ça tronçonne, ça agrafe, ça explose et la scène devient liquide, sous marine. Le tableau est là, l’utopie triomphe dans cet aquarium où nous pourrions poser à nouveau notre main. Pour retrouver le goût de l’art vivant. C’est beau, magnifique, mais je  reste immobile, ma main dans la poche, comme s’il était déjà trop tard…

Mais Une heure après, je rejoins Nicolas Lehnebach, spectateur contributeur pour le Tadorne au  Théâtre du Gymnase. J’évoque «Mystery Magnet»…les mots peinent à venir. «Quand je pense qu’on va vieillir ensemble» par le collectif de Chiens de Navarre va libérer notre parole. À peine le spectacle commencé, j’ai l’immédiate impression d’y retrouver l’acteur principal de Miet Warlop, qui grossira peu à peu par les sombres dynamiques qui agitent notre société « spectacularisée » jusqu’à la nausée. Servie par des comédiens à la technique, à la présence et au talent irréprochables, «Quand je pense qu’on va vieillir ensemble» est une œuvre dont la mécanique bien huilée du rire nous fait grincer des dents…et des articulations ! Dans un espace recouvert de tourbes, habité çà et là par quelques palettes, un vélo cassé, trop vieux et à moitié enterré, et des chaises noires en plastique – comme celles utilisées le plus souvent dans les salles des fêtes – Les Chiens de Navarre se livrent à un exercice de haute volée verbale. Une suite de sketchs comiques juxtaposés les uns aux autres par un noir plateau ou bien un simple changement d’acteurs ou de positions des chaises constitue la dramaturgie de ce spectacle. Autour d’eux, un espace déglingué, quasiment vide. Un champ de mines qui explose au visage du spectateur par un mot assassin, une situation poussant le rire dans ses derniers retranchements. Jouissif et inquiétant à la fois. En quelques réflexions suscitées par ce spectacle, voici le portrait sans concession et sans retouches d’une humanité en régression.

Tandis que le public prend possession de sa place, une partie de pétanque est en cours. Les comédiens grimés de rouge, s’affrontent, se battent, trichent, nous haranguent. Une partie dont il ne resterait des règles de jeu qu’une légère trace, et qui met en avant l’impossibilité de se positionner au sein d’un cadre commun. À la différence de chez Miet Warlop, le désir à disparu…la créativité est embourbée dans des pulsions immédiates guidées par un individualisme forcené et la négation de l’Autre comme composante du jeu (du « je »).

La lumière s’éteint. Assis à notre place, le spectacle peut calmement commencer. Est-ce un cercle de discussion ou bien un stage de développement personnel dont le but affiché serait de permettre à tout un chacun d’élaborer des stratégies «positives» d’affirmation de soi ? Mais ici le collectif se transforme en un jeu de massacre langagier réassignant le stagiaire à son statut de vaincu, de looser empâté incapable de faire siennes les ordres véhiculés par une société essentiellement tournée vers la figure du gagnant. Propulsé au second tableau en chercheur d’emploi, notre homme tente de se mouler aux injonctions d’un conseiller qui pousse la séance de mise en situation à l’extrême du ridicule, une communication au premier degré révélant les dynamiques bêtifiantes de la règle de l’offre et de la demande (le patron et le salarié). Le tout s’appuie sur un humour de situation qui n’a de cesse de dévoiler l’incompréhension généralisée face à un système qui s’apparente plus à une grande mascarade qu’à un véritable espace de vivre-ensemble, un simulacre de société dont plus personne ne reconnaît les cadres et les fins, elle-même compris. Là où Miet habille, surcharge les corps et l’espace pour réinventer le collectif créatif, l’homme se transforme ici en chiens joués par deux comédiens qui finissent par se relever sur leurs deux pattes devenues jambes, se déshabillent, silencieux, se blottissent l’un contre l’autre, nus, sur un matelas de fortune, perdu au milieu de l’immensité du plateau, nu lui aussi, et totalement vidé du sens de l’être-ensemble, dépourvu de la volonté de vouloir « vieillir ensemble ».

Ici, on rit aux éclats jusqu’à fracasser l’autre et soi-même contre la bêtise érigée en système de pensée, en manière d’être. Un capitalisme de la séduction rend chacun inutile à l’autre, engluant la relation dans la jouissance immédiate, dans un ordre fascisant où la parole est destruction, où le rire est une arme d’extermination massive de l’être face à l’avoir et au paraître. Le corps peut bien grossir : plus rien ne peut arrêter la déconnexion de l’esprit et du mouvement. Le verbe est une chair malaxée, retournée, qui n’a de cesse de dépecer et de mettre au jour la somme des violences symboliques et sociales, pour s’emparer des corps et les contraindre à une marche forcée vers l’avilissement le plus total, à l’image de ces acteurs-chiens qui viennent renifler les fesses et le sexe de cette femme en train de faire pipi le long d’une route imaginaire. Le sexe et la libido comme élément cristallisant bon nombre d’injonctions à l’acceptation de sa situation, à la recherche d’une reconnaissance de l’Autre, et à l’assignation des places genrées à l’œuvre dans la société.

Si tu as 60/100 à tes évaluations, cela veut dire que tu es heureux. À 90, tu crèves ! Le bonheur qui s’évalue, qui se quantifie et se mesure, nous renvoie inexorablement à cette vision d’un monde dans lequel afficher sa réussite, son bonheur, quitte à se mentir à soi-même est devenu monnaie courante. De cette obligation qui pèse sur chacun de nous d’être heureux, de réussir notre vie selon des critères établis par l’idéologie dominante ! Cela démontre de cette rage de sans cesse vouloir signifier que l’on est dans le bon train, que l’on fait partie du bon groupe. Peu importe l’ivresse tant qu’on a le flacon…

«Quand on déblaie toutes les surfaces, quand on regarde bien, ce qui reste, c’est la terreur» écrit Don DeLillo dans Point Oméga, Les chiens de Navarre nous confortent dans cette idée. «Mystery Magnet» est notre salut pour sortir de ce bourbier et amaigrir nos obésités mentales. Elle nous fait tout d’un coup beaucoup moins peur.

Nicolas Lehnebach – Pascal Bély – Tadornes

«Mystery Magnet» de Miet Warlop et «Quand je pense qu’on va vieillir ensemble» par le collectif “Les Chiens de Navarre” au Festival Actoral, Marseille. Octobre 2013.

 

 

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LE THEATRE BELGE! OEUVRES MAJEURES Vidéos

Nous aimons répéter le tg STAN.

Après un échec, j’ai besoin de refaire surface. Surtout quand la critique (paresseuse) encense un spectacle et vous fait passer pour un imbécile qui n’a rien compris. Il m’arrive de douter de mes capacités à ressentir le théâtre, jusqu’à me questionner,… jusqu’à l’obsession: comment ai-je pu être à côté de «Perturbations», chef d’œuvre de Krystian Lupa présenté dernièrement au Festival d’Automne de Paris?

Face à cette vision verticale de l’art qui fait passer l’ignorant pour un insensible, un orgueilleux, pour un spectateur sans regard critique, je cherche l’énergie pour ne rien lâcher. Le Théâtre Garonne à Toulouse est là (comme souvent) pour m’inclure à nouveau. Le théâtre belge (comme toujours) s’apprête à relier ce que je disperse. Ce soir, le tg STAN interprète «Après la répétition» d’Ingmar Bergman. C’est un choc.

J’apprécie mes arrivées dans les salles. Elles sont signifiantes. Du dehors vers un dedans, il y a la file d’attente, le couloir dans le noir puis une lumière, toujours énigmatique. Georgia Scalliet se tient contre le mur, près de la porte d’entrée, et me sourit en signe de bienvenu. Elle est belle et son regard profond me bouleverse déjà. À l’opposé de la scène, Frank Vercruyssen fait les cent pas. Il est inquiet, épuisé, presque désabusé. La pièce a-t-elle déjà commencé? Fiction ou réalité? Je vais de l’un à l’autre, à la recherche de ce qui peut bien les relier. Mon regard vers le théâtre se perd alors entre désir de l’une et désillusion de l’autre: à quoi bon être ici ce soir? Au même moment, 300 cadavres gisent à Lampedusa…

Ces deux acteurs sont peut-être en eaux troubles. Comme moi. Mais elle ferme la porte. Tout (re) commence.

Après la répétition, Anna revient au théâtre. Comme moi.

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Elle a oublié le bracelet si précieux à son ami Yohann. Il le lui a offert. Anna est comédienne. Henrik Vogler est son metteur en scène. Il remonte pour la énième fois «Le Songe» d’August Strindberg. Cet oubli le pique au vif. Il en profite pour symboliquement ouvrir cet objet d’assujettissement, en décrire les perles puis les laisser tomber une par une. Chaque réplique entre ces deux acteurs exceptionnels rebondit sur la scène et me revienne comme un boomerang. À l’heure où nous sommes submergés de feuilles de salles, d’interviews promotionnelles, nous perdons probablement de vue ce qui se joue dans la relation singulière entre un metteur en scène et ses acteurs. À force de castings et de recrutement en tout genre, nous oublions que c’est la «rencontre» qui fait lien. Ce soir, je suis plongé dans la complexité qui les unit et accessoirement dans ce qui me relie au théâtre. Entre Anna et Henrik, le lien est constitué de nœuds (il a été amoureux de sa mère, Rakel), de fermoirs (elle hait Rakel, suicidée), de pochoirs (comme si tout pouvait recommencer, à l’infini), de désespoirs (il y a la différence d’âge, il y a le théâtre, il y a, il y a …) et de fantômes (Rakel s’incarne, jouée par Anna…lui, immensément subjugué…moi, totalement troublé).

Peu à peu, je ne sais plus qui est qui : Anna-Rakel, Henrik-Strindberg, Anna-comédienne, Henrik- Metteur en scène…Anna-Pascal…Henrik-Tadorne…Je me penche vers Anna et me perds entre ses cuisses, à l’origine de tout ce beau monde. Dans ses yeux, je plonge dans la profondeur psychologique du jeu. Je me recule et me retrouve dans la quête effrénée d’Henrik à ne pas lâcher le théâtre malgré le trouble d’Anna, malgré les fantômes empêcheurs de penser en rond, malgré le corps, lui qui ne ment jamais. Henrik veut l’ignorer. Mais pas moi, car je sais que le théâtre est pétri de gestes qui vont au-delà des mots. Il y a cette scène sublime où ses doigts parcourent le bras d’Anna et semblent aspirés par son sein…de la salle vers la scène…de soi à l’acteur… Du «renoncement de soi pour l’avancement de soi-même», pensait Louis Jouvet. Mais Henrik contrôle, verrouille, semble manipuler ses affects et ceux d’Anna: «Débarrasse-toi de la comédienne privée, elle gène l’autre, la vraie comédienne et barre le chemin à des impulsions qui peuvent te servir sur scène».

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Mais on ne se débarrasse pas comme ça. Surtout pas ici,  pas au théâtre, lieu unique de toutes les mises en abyme, de tous les enchevêtrements. Lieu unique pour penser ce qui est intimement enfoui et pour ressentir collectivement ce qui nous unit à lui. Là réside la force de la mise en scène du TG Stan qui dévoile deux acteurs en proie au tourment de leur théâtre amoureux où fiction et réalité forment un tourbillon poétique qui entraine mon inconscient, lui seul capable d’écrire ces quelques lignes d’amour.

Pascal Bély – Le Tadorne.

« Après la répétition » d’Ingmar Bergman par le tg STAN au Théâtre Garonne à Toulouse du 2 au 6 octobre 2013.

Crédit photo : Dylan Piaser

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FESTIVAL D'AUTOMNE DE PARIS OEUVRES MAJEURES THEATRE FRANCAIS CONTEMPORAIN THEATRE MODERNE Vidéos

Gwenaël Morin et son théâtre d’immergés.

Depuis le Festival d’ Avignon, nos corps de spectateur étaient au repos. Aujourd’hui, nous avons rendez-vous avec Gwenaël Morin au Théâtre de la Bastille à Paris. Cet homme et sa troupe nous ont à plusieurs reprises bouleversés et nous l’avons écrit : avec enthousiasme, plaisir et gravité. Aujourd’hui, nous retrouvons ce théâtre avec sa petite jauge de spectateurs qui permet cette proximité avec les acteurs sans qu’elle soit outrancière ou démagogique. Nous nous apprêtons à vivre cinq heures de théâtre autour de quatre œuvres de Rainer Werner Fassbinder («Anarchie en Bavière», «Liberté à Brême», «Gouttes dans l’océan» et «Le village en flammes»). Nous allons vivre cinq heures d’une scène joyeuse et dramatique ponctuées par nos rires légers et nerveux. Tout cela pourrait paraître long et pourtant: tout passe à la vitesse d’une symphonie lumineuse orchestrée par une narratrice au ton cynique, parfois autoritaire, qui nous délivre des didascalies (que nous ne verrons pas toujours !) comme autant de petites déviations pour nous détourner du droit chemin ! Le rythme est pulsé par un son de grosse caisse, façon de réveiller nos préjugés. Plus tard, le tintement d’un triangle ponctuera les phrases, pour une succession d’idées lumineuses…Virginie Colemyn est éblouissante dans cet anti rôle pour un «antiteatre» qui nourrit parce que l’interaction est partout, surtout là où l’on ne l’attend pas…

Ici, la troupe s’incarne là où ailleurs, nous n’entendons qu’une «distribution». Gwenaël Morin a l’art de donner à chacun une présence extraordinaire comme s’il amateurisait leur jeu: leurs corps singuliers et imparfaits nous touchent d’autant plus qu’il n’y a pas de jeunes premiers, ou de «vieux beaux». Tous dégagent une «esthétique» de l’épanouissement qui finit par troubler. Le décor est épuré, juste quelques chaises, une table et des affiches interchangeables pour le paysage. La scénographie est ailleurs…nichée au cœur de nos imaginaires…

Quatre œuvres où la famille concentre en son sein tous les maux de notre époque: crise de la pensée politique, plafond de verre pour les femmes, rationalisation et manipulation de la relation amoureuse pour servir le jeu de pouvoir, surdité et impotence des corps constitués. Ici, le nez rouge se porte comme un gant. La famille se fait troupe de cirque tandis que les hommes forment une caste de tristes sires. Le viol est la pratique d’un fascisme de salon qui étouffe les cris des corps meurtris par la violence de « gouverneurs » sans vision, englués dans des dogmes usés, car trop répétés. Ici, on crie et les objets se jettent à la figure comme autant de mots que l’on découpe d’un poème. Les colères jaillissent pour mieux saisir la force du cynisme des situations. À travers l’écriture de Fassbinder, Gwenaël Morin nous éclabousse, à l’image d’un enfant provocateur qui sauterait dans une flaque de boue pour esquisser une fresque sur le mur érigé par nos peurs. Englués dans nos représentations, nous accueillons avec bienveillance ce jaillissement de mots au ton cinglant, en quête de vérité, qui nous éclatent au visage sans toutefois nous aveugler.

La force de la mise en scène de Gwenaël Morin est de ne jamais s’éloigner de nous, de ce qui pourrait faire résonance. Il dévoile ce que nous ne pouvons plus dire…Il aborde la virulence comme un secret qui se manifeste bruyamment. Il fait jouer la violence familiale comme un système culturel où le désir et la passion se confrontent à la frustration du pouvoir. Il explore les champs relationnels homme/femme et les tentatives de recherches de solutions pour survivre.

Cinq heures tourbillonnantes où nous sommes en continu englobés dans le jeu, où le temps qui passe n’a plus d’emprise sur nous. L’horloge se dérègle et laisse sa place à l’espace de la transformation pour que changent nos représentations. Les allers-retours permanents des acteurs entre la salle et la scène ne sont pas un gadget dramaturgique, mais bien un processus pour nous connecter au propos dans un « corps à corps » entre l’artiste et le spectateur. C’est souvent drôle, toujours grave. Lorsque la maîtrise du jeu fait éloigner le sens du propos, Gwenaël Morin autorise ses acteurs à tout lâcher notamment lors d’un entracte mémorable où l’on revivrait presque la danse de  «The Show must go on» du chorégraphe Jérôme Bel (celui-ci aurait été bien inspiré de se nourrir de ce théâtre-là pour «Cour d’honneur» présenté cet été au Festival d’Avignon !)

Ce soir, un vent de liberté a soufflé dans la douceur de l’automne. Nous avons quitté un contexte alourdi par les propos d’une classe politique épuisée pour rejoindre une contrée où des artistes abordent la douleur sociale en agitant la pensée créative d’un auteur.

Inutile de discourir plus longtemps sur le théâtre populaire. Il est là. Bien là. Grâce à des acteurs exceptionnels : Barbara Jung, Renaud Béchet, Mélanie Bourgeois, Julian Eggerickx, Ulysse Pujo, Nathalie Royer, Brahim Tekfa, Kathleen Dol, Pierre Germain, François Gorrissen.

Il n’y a que les savants pour le théoriser et s’enfermer dans leur impuissance à promouvoir ceux qui le portent haut.

Sylvie Lefrère – Pascal Bély – Tadornes.

“Antiteatre” d’Après Rainer Werner Fassbinder, mise en scène de Gwenaël Morin. Au Théâtre de la Bastille à Paris dans le cadre du Festival d’Automne du 18 septembre au 13 octobre 2013.