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À Milan, ils ont ouvert ma valise…

Lorsque les artistes ne peuvent venir vers moi, je pars à leur rencontre. Quitte à faire un long voyage. Il est des paysages sur scène qui valent bien d’autres détours. Cap sur Milan pour «Grimmless» par la compagnie Ricci/Forte que j’avais rencontré en 2009 lors du Festival Actoral à Marseille. L’acteur Giuseppe Sartori m’avait à l’époque littéralement époustouflé.

Ce soir, le texte est en italien. Sans la traduction, je ne peux donc pas m’accrocher au sens des mots…
Ce soir, dépouillé, je ne sais plus rien.

Avec eux, je vais jouer ma propre histoire et regarder vers l’enfance, là où s’inventent des univers improbables. Avec eux, je m’ancre dans un ici et maintenant, immergé dans un conte moderne. Sans Grimm?
Ils sont cinq, tous magnifiques. Trois femmes et deux hommes, pour qui vient le temps de poser les valises. Elles sont  de toutes les couleurs, mais l’intérieur est bourré de secrets, de ressources  pour se métamorphoser, d’objets symboliques pour réinterroger le présent à la lecture des désirs de l’enfance.

Projecteurs latéraux, micros, télécommande, lustres protégés dans du plastique: voilà pour la scénographie. Elle donne l’étrange impression d’un théâtre de l’urgence, où chaque acteur est son metteur en scène, où les mots libèrent une parole qui doit se faire entendre (on ne hurle pas, on souffre, nuance). Ici, on déballe, jusqu’à déballer nos décors de théâtre d’enfant où nos baguettes magiques reprennent du service, où nos Barbies dévoilent enfin leur jeu, où la scène est notre cour de récréation quand les coups bas portent haut. La musique populaire de notre radio d’antan revient en boucle parce que le corps se souvient. Il mémorise toutes les marques. Ce soir, leurs corps se démarquent.
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Ce théâtre-là est direct, engagé, profondément charnel. L’expression «foncer dans le lard» prend ici toute sa signification. Nous sommes loin des postures, si envahissantes dans le théâtre contemporain français. Dans «Grimmless», chaque scène créée à la fois la distance et vient vous percuter. N’est-ce pas là, la fonction du conte ? Entre mises en scène picturale et cinématographique, je suis en permanence dans un entre d’eux: ici et là-bas. Je me vois comme spectateur à l’image de ce monsieur, délicatement extirpé de son siège et qui regarde la pièce d’un coin de la scène, sur un petit tabouret, couronne de plastique sur la tête. L’enfant roi, face à sa vie d’adulte. Magnifique.
Et que voit-il de ma place ? Sait-il que je tremble alors qu’elle habille une buche en bois d’un tutu et de ballerines pour la tronçonner quelques minutes plus tard ? Jamais on n’a porté aussi haut mes rêves dansants. Sait-il que je suis au bord de l’effondrement alors qu’ils foncent vers la lumière des projecteurs, baguette magique à la main, valise en arrière. Jamais on n’a filé aussi loin la métaphore de mes désirs de vie contre les choix mortifères que l’on a voulu m’imposer enfant. Sait-il que je n’ai jamais rien vu de si beau alors qu’ils se transforment dans la dernière scène et reviennent aux origines du théâtre, aux origines de la vie. Nous sommes Le Théâtre. Notre vie est un Théâtre de contes et de fées où le corps est une mémoire vive qui ne demande qu’à métamorphoser le cours des choses.
«Grimmless» est un théâtre vivant qui célèbre le vivant. Il requalifie le spectateur en le faisant témoin de son destin, pris dans un mouvement créatif, où nos fractures sont nos béquilles. Avec «Grimmless», le conte s’éloigne de la tyrannie du bien-être pour questionner  notre bien-vivre.
Je me suis donc déplacé à Milan pour y puiser la force de pousser mes valises vers mes théâtres.
Pascal Bély, Le Tadorne
«Grimmless» de Ricci/Forte au Théâtre Elfo Puccini de Milan le 18 février 2012.