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OEUVRES MAJEURES THEATRE MODERNE

Un travail fou.

Ce spectacle est un accueil. Global. Enveloppant. Sécurisant. J’en sors apaisé après de longues journées de travail sur moi, avec et vers les autres. Julie Rey et Arnaud Cathrine ne font pas le même métier que le mien, mais nous appartenons à la même espèce, de celle qui rend visible l’invisible, de celle qui s’appuie sur l’écoute pour une métamorphose. Tous deux ont accueilli la parole de quatre patients rencontrés dans un hôpital psychiatrique (Nora, Kléber, Virgile et Héloïse), pour mettre en scène un spectacle musical.

Le plateau est juste assez grand pour poser une rangée de chaussures (serions-nous sur scène, déchaussés?), un piano, une guitare, un mur amovible où l’on voit à travers, et qui est aussi une toile de projection pour la vidéo. Dedans. Dehors. Entre décor de cabaret et confessionnal, les personnages vont et viennent pour se mettre au(en) travail. Quatre saisons ponctuent cette rencontre qui finit par faire trotter une petite musique dans la tête.  «Il n’y a pas de coeur étanche» est une mélodie pour adoucir notre regard sur la folie, la leur, la nôtre. Elle transporte la poésie des corps brisés révèlée par la mise en scène soignée et respectueuse de Ninon Brétécher.

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Tandis qu’au-dehors, l’Europe perd la tête…

À tour de rôle, Julie et Arnaud endossent les rôles. Il est Arnaud, elle est Héloïse (une mère à la recherche de son fils disparu dans un accident). Il est Virgile (jeune homme qui se vit en femme), elle est Julie. Pour Nora (habité par un profond sentiment de perte de soi),  ils sont Julie et Arnaud.  Tandis que Kléber (psychotique) poétise à coup de jeux de rôles sur l’envers du décor…Mais qui est qui ? Tout semble étanche…«Pourquoi vous ?pourquoi pas nous?» est un refrain  entêtant, dans lequel Nora s’engouffre pour nous murmurer: «ça pourrait vous arriver, nous sommes tous des bilans provisoires». Ce soir, je ressens l’étrange impression que nous sommes tous sur un fil comme si Ninon Brétécher glissait sous nos pas dansants, un filet d’(in)sécurité qui nous rattraperait au cas où…

Au départ, Julie Rey et Arnaud Cathrine nous préviennent : la relation  n’est pas à sens unique. Écouter ne peut signifier s’oublier soi-même. Sage précaution pour éviter de sombrer dans la toute-puissance de l’artiste! La frontière est étanche entre l’écoutant et l’écouté. Je ressens le travail sur soi qu’ils ont du faire chacun pour arriver à restituer une telle écoute. On apprend que Julie voit un psy, en plus de jouer de la guitare! A deux, ils écrivent, chantent et composent les images de scène (superbe vidéo au service du jeu). Un travail de fou ! Le résultat est un espace de dialogue ouvert entre patients, artistes et spectateurs pour que chacun puisse y entendre sa résonance. Pour qu’à la carte de l’hôpital projetée dès le début du spectacle où s’entrecroisent les rues d’un ghetto (telle une «loupe» de notre société, nous prévient Héloïse), vienne se superposer le territoire de nos représentations nourries par cette rencontre.

Car si l’inconscient, cet insondable, est structuré comme un langage,  je remercie Julie et Arnaud d’avoir créé un espace théâtral qui fait langage, capable de jouer avec portes et fenêtres dans un va-et-vient désordonné fait d’ouvertures et de fermetures (à l’image d’une scène truculente du film vidéo où Julie et Arnaud nous font un numéro à la Jacques Tati sous l’oeil amusé d’un patient !)

Tout vole très haut dans ce spectacle. À commencer par les compositions musicales de Julie Rey qui sont d’une telle justesse que j’y reconnais la sincérité radicale d’un Dominique A. A deux, Julie et Arnaud créent un jeu de chaises musicales au service de la relation avec les patients. Et lorsque le plateau sature, la vidéo prend le relais pour ouvrir nos imaginaires dans l’enceinte même de l’hôpital, jamais disqualifié.

Dans ce va-et-vient entre le dedans hospitalier et le dehors du spectacle,

…Viennent s’immiscer des dialogues d’une justesse sidérante, preuve s’il en est que les artistes et les fous nous sauvent d’un dépérissement programmé de la pensée organisé par la sphère médiatique et marchande.

…Viennent s’immiscer les gestes d’Héloïse qui sculpte le visage d’Arnaud et fait apparaître l’image du fils disparu. Émouvant à en pleurer? (à la 3’51 de la vidéo)

…Viennent s’immiscer des perles poétiques qui m’étanchent…

«Je suis trop peuplé, on n’y voit plus rien».

«Je n’ai pas toute ma tête, mais le coeur est plein».

Pascal Bély, Le Tadorne

« Il n’y a pas de coeur étanche » par Julie Rey, Arnaud Cathrine et Ninon Brétécher à la Criée de Marseille du 22 au 26 novembre 2011.