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Toulouse 1-Lyon 1

Il n’y a rien de spectaculaire. Les murs des différents lieux d’exposition du Printemps de Septembre de Toulouse sont aérés, presque poreux. Le spectateur n’est pas assiégé par une offre pléthorique. Cette année, le projet est à l’économie, pour amplifier le sens. Et c’est plutôt réussi. “Le Printemps” de la Biennale de Lyon se prolonge à Toulouse.

Léger, je parcours les salles : je ne ressens aucune pression. J’ai le temps d’entrer en relation  avec chaque artiste dans un espace protégé où l’on ne me demande rien. Les médiateurs peuvent toujours tenter une approche, c’est peine perdue. Je ne suis pas le bon client (mais en existe-t-il ?)

C’est aux Jacobins où ce processus est le plus puissant. Deux masques et un miroir de Simon Strarling vous accueillent pour jouer à cache-cache avec les symboles du théâtre traditionnel japonais. Plus loin, l’espace est consacré au chorégraphe Tatsumi Hijikata où deux spectacles sont diffusés (dont l’extraordinaire Hosotan, crée en 1972). Tandis que je m’assois à terre pour ressentir cet univers qui m’est inconnu, les ombres des spectateurs entrant et sortant aux Jacobins se projettent dans le film à partir d’un astucieux décor de théâtre (celui de Hijitaka) reconstitué pour la circonstance. Par un étrange hasard, nos corps sont acteurs et amplifient le contraste : la danse n’a jamais été aussi contemporaine.

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À l’espace EDF-Bazacle,  les dessins et peintures de Josh Smith créent une atmosphère d’écoute impressionnante. Ses poissons font symboles et captivent, car notre imaginaire provoque les mouvements. Ils nous glissent dans les yeux, explorent l’univers sous-marin, s’en extirpent pour nous restituer sa magie. Peu à peu, le spectateur est un poisson qui se faufile entre les dessins posés sous verre sur des tables et les tableaux. L’exposition jubilatoire de Josh Smith illumine ce Printemps.

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Tout comme celle proposée aux Abattoirs où je plonge également dans un océan de couleurs. Les oeuvres de Joe Bradley sidèrent parce que ses traits chaotiques font émerger des formes à l’infini. C’est beau car le sensible est le signe d’une exigence artistique exceptionnelle.

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Au bouillonnement de Joe Bradley, répond l’explosion maîtrisée de Chris Johanson : ici, le feu d’artifice implore la vie et j’y crois. Même lorsqu’une salle plus loin, la terre lunaire de Karla Black en refroidit plus d’un. Le sol semble irradié, où ne subsistent que quelques traces d’une architecture enfouie. Cette oeuvre est lumineuse parce qu’elle questionne le rapport au vide. Elle n’est pas sans me rappeler le territoire de l’inconscient où la parole peut dévoiler les marques indélébiles de l’enfance.

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Est-ce un hasard si  quelques salles plus loin, de petites chaises font face à de petits tableaux ? Paul Thek m’intrigue, car je dois me mettre à hauteur d’enfant pour contempler ses peintures à l’aspect naïf. La poésie surgit de cette posture et m’emporte. Le norvégien Fredrik Vaerslev a plutôt choisi d’enfouir ses oeuvres dans la neige et nous rend témoins de la découverte de ce territoire artistique. Le résultat est assez surprenant : on scrute ce qui est du peintre et du temps sans qu’il soit possible de les différencier (l’un répondant à l’autre ?). J’y vois la métaphore d’un travail sur soi où le temps d’acquisition des processus fait son oeuvre…

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Les peintures d’Alex Hubbard semblent s’inscrire dans ce temps si particulier, proche de la contemplation. Des bulles d’air parsèment ses tableaux et nous offrent la respiration nécessaire pour oser s’y aventurer. La profondeur des couleurs est hypnotique et s’y dessine ici aussi, nos territoires imaginaires. Splendide.

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La force de ce Printemps est de mettre en dialogue les oevres avec le lieu qui les accueille. Au sous-sol de l’Espace Écureuil, les couleurs de Jim Drain contrastent avec l’obscurité du lieu. De la vaisselle cassée prisonnière d’un grillage, des mannequins pris dans les (grosses) ficelles du consumérisme, métaphorisent ce qu’en sous terrain nous préparons : une révolution. Au sous-sol du Château D’eau, Ei Arakawa propose une série d’oeuvres sur les matières où le plastique se fige dans une gelée, à moin
s qu’elle ne rende friable le sol de verre. Troublant. À la Direction Régionale des Affaires Culturelles, le totem de Thomas Houseago vous prend de haut, défie l’espace et vous invite à interroger vos interprétations symboliques. Plaisant.

Plus loin, dans un hall, une série de vidéos est projetée dans le cadre du Festival International des Ecoles d’Art. Vous aurez peut-être la chance de voir celle de Mohamed Bourouissa. C’est un dialogue entre l’auteur et un ami en prison. L’un envoie des recharges de batterie pour le portable, l’autre filme son quotidien de prisonnier (à partir de 2’50). L’un donne quelques consignes de tournage, l’autre les suit puis s’en émancipe pour nous restituer ses oeuvres d’art. Le dialogue par langage SMS est une série de petits poèmes, comme en sous-titres pour apprivoiser l’univers carcéral. La mauvaise qualité technique s’efface à mesure que le propos tend vers l’Oeuvre.

Le téléphone portable… pour rêver d’un printemps des poètes.

Pascal Bély, Le Tadorne.

Le Printemps de Septembre de Toulouse, jusqu’au 16 octobre 2011.

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Eugénie Rebetez, Gina : un morceau d’humanité.

Le spectacle “Gina” d’Eugénie Rebetez est programmé à la Maison de la Danse de Lyon du 5 au 7 octobre 2011. Fortement conseillé par   Jérôme Delatour, d’Images de Danse dont nous reproduisons l’article écrit en novembre dernier.

Celle qu’on n’attendait pas. Une vraie surprise. Un mail du Centre culturel suisse l’autre jour, “Eugénie Rebetez, Gina, du tant au tant”, un extrait sur YouTube : tiens, ça a l’air pas mal… Et puis c’est une Jurassienne. Mon papa est jurassien, et on ne parle pas assez du Jura, sorti du vin jaune et de la saucisse de Morteau. J’y vais !

Avec ce premier solo, dont la tournée est programmée jusqu’en octobre 2011 déjà, Eugénie Rebetez signe un sidérant petit ovni, sorti de nulle part.
L’idée est simple : Eugénie Rebetez aime la vie et ça se voit. Eugénie aime la danse, en fait depuis toute petite, bien qu’elle n’ait pas tout à fait le physique d’une ballerine. Elle a envie d’en parler, de mettre cela en scène ; elle crée le personnage de Gina, une sorte de surmoi rêvant gloire et beauté, double, paradoxal, à la fois enjôleur et inquiétant.

Et ça marche ! Elle aurait pu jouer la ronde rigolote, ou bien entonner le discours convenu, platement castrateur de l’acceptation des différences. Mais, très subtilement, elle dépasse allègrement tout cela en donnant à voir un corps monstrueux – non par sa chair à faire pâmer Rubens, mais par son étrangeté irréductible.
Sur la scène minuscule du Centre culturel suisse, comme proportionnée au pays, elle joue d’une multiplicité de registres (cabaret, danse, performance, comique) et de langues (français avec ou sans accent jurassien, allemand, anglais) ; autant de territoires qui se succèdent pour mieux dérouter.

Car Gina-Eugénie est lourde d’ambiguïtés. Gina est un personnage de fiction, mais son corps est bien celui d’Eugénie. De son côté, Eugénie assume. Elle se croque en poule noire et blanche, en autruche, en baleine sur la voix sublime de la Callas période maigre. Elle se moque de ses rondeurs, se joue des préjugés, rajoute une louche de lourdeur flasque et de raideur maladroite ; fredonne avec une insoutenable légèreté “Ich liebe mein Leben [j’aime ma vie], tip top tip top”. Elle s’aime. Et clame très justement : “I want to express my emotional body”.
D’une certaine façon, par son corps bruyamment assumé, par le recours à la chanson, par sa façon de secouer le cocotier des conventions et de la performance normée, Eugénie Rebetez me rappelle les shows d’Ann Liv Young : elle met juste plus de douceur, de discrétion et de charme dans la revendication. Peut-être parce qu’elle vit en Europe, et qu’ici, malgré tout, le rapport au corps est moins conflictuel qu’aux Etats-Unis, ne dicte pas la même âpreté.
De l’autre côté il y a Gina, dans sa petite robe noire qui lui va si mal. La provinciale sous cloches, retranchée dans son ch’ti de l’Est, nulle mais attachante.  D’un bout à l’autre de la pièce, Gina semble traversée par un fantasme de disparition : derrière le rideau, sous le rideau, derrière un mur, la tête dans un sac. “Bientôt je m’en vais”, finit-elle par lâcher comme pour nous rassurer. Gina vit aussi dans l’obsession de la chute des corps, de la faillite. Même le micro, phallique comme il se doit, que tantôt elle empoigne fougueusement, tantôt couvre d’une veste pudique, retombe devant ce corps supposément trop gras.
Si le public rit volontiers, car elle s’expose avec un aplomb confondant, Eugénie compose avec Gina une figure primitive, aux limbes de l’homme. Un corps désaccordé, frère de l’animal et du forcené, bégayant comme une machine voilée ; un précis de décomposition, de morcellement qui, d’une facette à l’autre, déploie l’interstice, nos archaïsmes domestiqués. Quand les paillettes de la renommée sont retombées, comment composer avec ce corps revêche, ce temps revêche, ces objets inertes qui refusent de se plier à nos désirs ? A l’apparente normalité de l’homme sociable, poreux aux rêves factices, Eugénie Rebetez oppose l’animalité sauvage, désespérément solitaire.
Dans ce corps et cette âme-là, gros et minces, extravertis et timides trouvent à se reconnaître. Avec de l’énergie pour quatre, l’oeil toujours gourmand et malicieux, Eugénie Rebetez nous fait vivre une expérience totalement gaie, fraternelle et humaine. Merci à elle.

Jérôme Delatour – d’Images de Danse

Gina, d’Eugénie Rebetez, a été donné au Centre culturel suisse du 26 au 30 octobre 2010.