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OEUVRES MAJEURES

Carlotta Sagna, folle à nous lier.

Elle est là et nos quelques repères sur la distinction supposée entre théâtre et danse volent en éclats. D’avoir longtemps séparé les disciplines par rationalisme abrutissant, elle nous (re)vient pour recoller les morceaux. Sur cette scène qui nous apparaît immense, elle abat les cloisons et créée une porosité entre les langages, devenue le temps d’une pièce, un trésor poétique, un moment subversif immatériel alors que tout s’achète au dehors. Ce soir, Carlotta Sagna, est notre « fou » pour que nous retrouvions la raison de ne pas céder aux sirènes des classifications abêtissantes.

Alors qu’elle surgit des coulisses à l’image du poète que l’on aurait tort d’avoir autant isolé voire rejeté, elle danse sur une scène dépourvue de décor à l’exception de sa chemise, où une broderie inquiétante et intrigante parcours son épaule tel un tatouage pour finir sur sa poitrine. Elle a un beau pantalon noir et des chaussures marron. Pourquoi donc s’attacher à ces détails ? Parce qu’elle est d’une élégance profonde, celle qui vous accueille avec respect, où la beauté s’incarne dans la douceur supposée d’un tissu comme une porte ouverte vers le chaos du dedans. Carlotta Sagna est belle. Profondément. Au moment même où le laid, le superficiel, s’immisce dans le discours politique sur la différence.

Elle porte son propos sur la folie du sensible et métamorphose son corps en surface de divagation pour que nous puissions nous perdre un peu. Alors qu’elle évoque sa différence et nos rationalismes qui l’enferment un peu plus, ses mains sculptent son corps à travers le tissu et transforme notre regard de spectateur pour aller au-delà des apparences. Parce ce qu’elle est « juste pas assez psychotique pour pouvoir rire quand elle veut ! », elle prend soin de sa danse pour ne pas la caricaturer.  Tandis qu’elle répète inlassablement des mots de son dictionnaire intérieur callé à la lettre « a », on devine à travers son visage étiré et déformé, comment notre société normative fait crier le corps à partir d’une violence du quotidien que l’on ne voit même plus.

Cette femme, douce et intranquille, nous parle du contrôle du comportement que nous lui imposons au moment même où nous découvrons comment le corps et les mots moulés dans des prêts à penser effrayants (dans l’entreprise, au sein même des familles, dans les réseaux sociaux) conduisent à la mort.

Seule sur scène, elle danse nos désarticulations pour opérer la rencontre : elle et nous, sommes fait de la même matière, celle du sensible, du beau, du chaos, d’histoires enchevêtrées dont nous seuls avons une partie du secret qui les relie. Elle remonte ses bras vers sa poitrine, les écarte, ouvre ses mains, et le corps poétique gagne la bataille contre la norme. Elle nous encercle, nous enrôle, nous ensorcelle, disparaît, revient puis la lumière se fait hypnotique, où l’on ne perçoit plus le noir, du blanc, mais une couleur : celle d’une rencontre, unique, implacable, « incasable », inoubliable.

Avec « Ad Vitam », les disciplines s’unissent par la magie de l’écrivain qui danse. Jusqu’à preuve du contraire, aucun rationalisme n’en viendra à bout. Même le plus fou.

Pascal Bély, Le Tadorne.

« Ad Vitam » de Carlotta Sagna  au Manège de Reims le 6 décembre 2009 dans le cadre du festival « Reims Scène d’Europe ».  A lire une autre belle critique sur Danzine.