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FESTIVAL D'AVIGNON

Pina Bausch et sa Cour d’Honneur des spectateurs d’Avignon.

 

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Nuit, le jour ne s'est pas encore levé. 12 juin, une heure du matin,presque le silence dans les rues d'Avignon, mais on entend quelques voix de noctambules?Dans quelques heures, le Festival ouvre sa billetterie aux habitants d'Avignon.

La ruelle de l'Hotel du Cloître Saint-Louis est éclairée par quelques lampadaires et de loin, on devine dans une pénombre humide quelques silhouettes  debout, d'autres  assises, il y a même quelqu'un couché sous une couverture écossaise. Certains  parlent à voix basse pour ne pas réveiller les locataires et les résidents de l'hôtel, d'autres s'assoupissent?Le temps pour eux ne semblera pas trop pénible.

La fin de la nuit va être longue, mais nous sommes tous là pour le plaisir et « parce que nous le voulons bien ». Animés par la passion du Théâtre depuis plus de 10 ans, ce samedi de juin devient un rituel.

Nous sommes là pour la grande messe : salut Vilar, salut la Cour d'Honneur, salut Faivre d'Arcier, salut Crombecque, salut les actuels dirigeants, salut Pina, salut tous ces moments inoubliables, salut Flower, salut « Dans les eaux glacées du calcul égoïste“, salut “Venise sauvée des eaux“, salut Jean Pierre Bisson, salut Jean-Marie Willing, salut Ariel Garcia Valdès,  salut tous ces fantômes, salut les salles inconfortables, salut la chaleur, salut l'étouffement, salut les sous-titres, salut les files d'attente,  salut les applaudissements, salut l'ennui, bonjour la découverte, salut les textes, salut les comédiens, standing ovation pour l'inconnu 2010 ou les houlalala d'une mauvaise représentation, salut ces quelques jours de juillet, salut l'éblouissement, salut , on attend?

Nous sommes tous là dans l'expectative. À la fois heureux, optimistes, réjouis, mais néanmoins inquiets. Tous un peu brumeux dans nos têtes, mais toujours fidèles,  nous nous saluons, prenons de nos nouvelles (« ah bonjour, déjà un an, cela fait plaisir de vous voir, et la dame, petite frisée, elle n'est pas là, oh je vois là-bas la dame qui vient toujours à la pointe du jour?.Et le monsieur avec la barbe, et tiens on a changé de meneur de revue ? »)

J'entends la personne bénévole qui s'occupe de noter scrupuleusement les noms des gens par ordre d'arrivée. Nous sommes tous là, comme sur le plateau de la Cour d'honneur, spectateurs soudain devenus comédiens d'un jour, jouant notre propre rôle pour une pièce dont nous pouvons être les jouets.

Il y N?, belle femme aux cheveux gris, qui se ballade avec des dossiers  très lourds, des chemises et des comptes-rendus. Elle vient tous les ans et cette fois-ci, arrivée à minuit, elle est 4ème dans la file d'attente. Elle n'a pas dormi et ne cesse de parler. Son enthousiasme nous fait un bien terrible. Elle a vu tellement de choses, tellement de spectacles. Elle assiste à toutes les conférences, écoute tous les débats, c'est sa cure d'Avignon, Contrexéville de la culture, sa cure de Jouvence, sa source Hépar de bonheur. Elle se souvient de tout et même si on somnole un peu, elle continue à nous bercer de ses souvenirs?.On lui demande néanmoins de se taire un peu?.

N?.la parlote facile, le débit du souvenir?.Elle ne veut jamais aller aux premières, elle déteste Duras, elle a une passion pour Warlikovsky, n'aime pas les Deschiens et leur critique facile?..Elle nous parle de « Cocaïne » avec un souvenir ému, mais fatiguée, elle se prépare pour son propre marathon. Elle veut des places, échange des idées, veut absolument obtenir un tarif réduit, elle a raison, elle va prendre des réservations pour quelqu'un. Elle aura ainsi le quota souhaité?.25 places minimum et ce sera moins cher. C'est toujours trop cher, mais nous sommes obligés de comprendre la situation.

M?. elle reste discrète. Elle est lovée dans ses écharpes ?doudous, elle a amené son Thé-Biscuits sans beurre, elle est porcelaine à franges, elle a du mal à se réveiller, mais elle semble heureuse. Pour elle, c'est le moment de quitter son Ipod, ses oreilles de fortune qui sont l'écho de France-Culture. Elle va enfin assister, elle va se délecter, elle va être contente. Il ya un an qu'elle attend. Elle a ses idées, n'en démord pas, elle veut ne pas perdre de temps, et refuse certains spectacles. Elle ne s’attend pas à des miracles, mais elle sait garder le sourire.

Il a la petite dame frisée- 70 ans -cheveux blonds, tellement guillerette, sourire aux lèvres, pétillante qui ne prend jamais de place pour elle mais pour ses amis. « Cette année, me dit-elle, je vais quand même aller à la Cour d'Honneur?pour une fois, je vais me faire plaisir ! ». Entre parenthèses, c'est comme si la Cour était gage d'excellence et de qualité?

Soudain?..une dame avec sa couverture de laine écossaise fait les cent pas?elle est âgée, avec des lunettes et un fichu pour se protéger de l'humidité. Elle ne cesse de faire des allers-retours. À pas comptés, tête baissée, comme dans un marathon?

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C'est là qu'une idée me traverse l'esprit?.ET SI ELLE MARCHAIT  ainsi  DE LONG EN LARGE  sur le Plateau de la Scène de la Cour d'honneur?Voilà, c'est ça, je vois tout. C'est enfantin. Le spectacle est presque fait. Ne manque que les paroles. Le son est là?et, à vrai dire faut-il des mots pour sous-titrer ce que nous vivons à l'instant présent.

C'est là encore que je vois Pina Bausch qui apparaît dans un songe et nous devenons alors en une seconde, sa troupe, ses comédiens. La dame fait ses allers-retours, les autres prennent leur petit-déjeuner, les autres somnolent, râlent et discutent?Tout est LA .

En ce lieu, en ce temps, à cette heure, avec eux?Il y a tout pour faire un spectacle.

Chaque personne  sera LE COMEDIEN Il ne faut pas les habiller, il faut les laisser tels qu'ils sont.

Ils sont EXCACTEMENT comme on les aurait souhaités.

Il y a cet homme, sur son tabouret, cette femme sous un ?linceul de laine tricotée, il y a ces gens qui font un pique-nique, thermos, biscuits, assiettes et leur chien qui mange les miettes.

Monsieur barbe blanche nous évoque un souvenir de Télérama, une dame n'arrête pas de râler contre le directeur de la liste des noms, l'autre l'engueule lui disant qu'il faut savoir apprécier de tels moments, qu'il faut positiver?

Il y a ce mec qui va acheter des croissants pour tout le monde, l'autre qui veut aller faire pipi?Il y a ceux qui arrivent trop tard, déçus d'être le 80ème, ceux qui sont étonnés, ceux inquiets?
Tout le monde se joint, s'agglutine, commence à parler fort. Les éboueurs aussi sont là, le vacarme de leur voiture, des volets qui s'ouvrent, pas de musique, mais quelques oiseaux se réveillent.

Tout est là et rien ne manque à ce décor.

L'Hotel devient le Mur du Palais, le chien des pique-niqueurs est le Berger allemand de Pina, la dame à la couverture est Godot?.C'est formidable, tout a l'air fabriqué, et malgré tout, tout est vrai. Mais, tous, autant que nous sommes, restons à la merci d'un homme, un seul homme qui règne  sur nous comme un despote?En maître de cérémonie, il prend notre nom, nous regarde avec circonspection et nous inscrit sur une feuille blanche ?LA FAMEUSE LISTE d'ATTENTE.

D'un ton autoritaire, il nous oblige à rester sur place et nous  interdit de quitter les lieux avant 7 heures du matin sous peine d'être rayé, effacé, supprimé de la liste, annihilant ainsi tous nos efforts.?.

Nous devons attendre, attendre, attendre jusqu'à l'heure fatidique où Le Cloître Saint-Louis ouvrira ses portes et nous donnera le sésame si convoité : ce numéro dans la file d'attente qui nous permettra d'accéder aux ordinateurs-donneurs de billets.

Ainsi, munis du notre numéro (on se croirait a la sécurité sociale) nous pouvons enfin quitter ce lieu magnifique à la condition d'y revenir à 9 heures précises, heure qui sonne le début de la délivrance.

À neuf heures, nous voilà tous à nouveau réunis.

Nous attendons, fébriles, l'allocution de la directrice de la billetterie.  Un accueil très chaleureux. Un a un, nous rentrons dans la salle des ordinateurs?Chacun se trouve dans « sa bulle »?..et ressort avec parfois des liasses de billets impressionnantes. Avec le jour qui s'est levé,  revient très vite la réalité.

La lumière du jour fait tomber le décor. Nous sommes bien au Cloître Saint-Louis, Pina a disparu, les gens partent, chacun de leur côté?Nous avons quitté les Comédiens d'un matin,  nous avons repris nos habits de tous les jours. Nos yeux sont fatigués, mais  les gens sont heureux?..ils on ENFIN en main, les portes du Théâtre.

Il faut attendre maintenant quelques semaines pour entendre les trompettes de Maurice Jarre, on ne verra pas Pina, mais?

L'année prochaine, même lieu, même heure si vous le voulez bien.

Francis Braun – www.festivalier.net