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OEUVRES MAJEURES PRINTEMPS DE TOULOUSE

Pour l’Histoire, filez à Toulouse!

Depuis quelques années, je le vis comme un rituel. Partir à l’automne vers Toulouse et y retrouver la lumière de ma vie d’étudiant. Chaque année, «Le Printemps de Septembre», festival d’art contemporain, m’invite à parcourir la ville, ma ville. Cette année, le titre un peu racoleur («L’histoire est à moi»),  cache la profondeur et la délicatesse du projet du directeur artistique, Paul Ardenne, historien de l’art. Comment l’Histoire Universelle peut-elle croiser notre intimité ou comment notre intime peut-il évoquer un passé collectif?

En ce dimanche matin, un ami m’accompagne. J’aime sa présence, toujours rassurante, souvent interpellante. Il habite le quartier où vivait Mohamed Merah. Je lui demande de faire un détour par la rue de l’événement. Je regarde à peine l’appartement, gêné, presque tremblant. Étrange hasard. À peine arrivés au Musée des Abattoirs, nous sommes plongés dans l’installation de Christophe Draeger sur la prise d’otages de sportifs israéliens lors des Jeux olympiques de Munich en 1972.

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Il a récréé la chambre où otages et terroristes se confinaient jusqu’à l’assaut final. Elle aurait pu être celle de Merah. La télé qu’ils regardaient est toujours là et nous suivons, comme eux, les informations diffusées en direct sur l’événement. Nous voici quasiment dans la même position que ce matin: une  reconstitution entre images télévisuelles mémorisées et un contexte de réalité?irréel. Ainsi, le terrorisme gagne une partie de la bataille: s’ancrer dans nos mémoires avec l’aide des médias. Troublant.

Plus loin, une autre «chambre» s’impose dans le hall du musée. J’y entre. Par séquence, un spot de lumière projette des images d’enfants délivrés par des adultes. Il s’agit de la prise d’otages de centaines d’écoliers et de professeurs par un commando tchétchène en 2005 à Beslan en Ossétie. Avec «Beslan is mine», l’anglais Mat Collishaw signe une installation profondément émouvante. Chaque posture projetée laisse une empreinte sur le mur, tandis qu’une autre image de délivrance nous illumine. Suis-je dans une chapelle dont les vitraux seraient une icône délivrée? À chaque fois, nous devons nous tourner, nous retourner. Pris dans un tourbillon, les visages se télescopent jusqu’à provoquer le tournis. Que nous reste-t-il de cette histoire traumatique, à la fois lointaine et si proche: une guerre sans arme où l’homme maltraite l’humanité. La force de cette ?uvre est de nous remémorer pour ne pas oublier que nous sommes aussi mémoriels?

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Autre enfermement. Autre délivrance grâce à l’artiste Jean-Michel Pancin. Il apprend que la prison d’Avignon va fermer. Avant que les travaux ne commencent, il récupère des pans de murs et une porte où les prisonniers avaient gravé et peint : Lascaux n’est pas si loin. Il a pris des photos où la lumière du soleil caressait clandestinement les murs. Il a exposé dans des armoires à pharmacie des chaussettes envoyées par les familles du jardin des Doms surplombant la prison. «Tout dépendait du temps?,» (le plus beau titre de ce Printemps de Septembre!) est une sublime exposition où l’art pictural, photographique et plastique nous relie à ces hommes invisibles et crée une mémoire collective. Je ne peux m’empêcher de faire le lien avec le Mémorial du Camp des Milles, près d’Aix en Provence, où l’on peut voir les ?uvres murales d’artistes prisonniers qui peignaient pour survivre à la barbarie nazie. Jean-Michel Pancin libère l’art de l’enfermement des hommes. C’est prodigieux. Sa démarche s’apparente au travail d’un archéologue. À l’Hôtel Dieu, vous serez peut-être surpris d’être happé par la vidéo d’Ali KazmaPast») qui filme avec une minutie incroyable des archéologues dans le Morvan. Sans paroles, la caméra déterre le geste, scrute les visages, fait le lien avec le paysage. Ces orfèvres délicats, tels des psychanalystes, creusent mon histoire.

De la terre au ciel, il n’y a qu’un pas de géant. Renaud Auguste-Dormeuil expose d’étranges photos au Château d’Eau. «The Day Before_Star System» est une série de clichés de la voute céleste pris la veille d’un bombardement. Ainsi, les cieux du 11 septembre, de Dresde, de Guernica, de Nagasaki nous plongent dans un étrange imaginaire, celle de l’Histoire à reculons, où la beauté du ciel annonce l’horreur d’une terre déchirée. De retour sur terre, aux Abattoirs, je me suis pris à rêver de nouveau avec l’étrange film de Louis Henderson, «Logical Revolts». Il capte les trous dans l’histoire de l’Égypte de 1952 à 1972 à partir de son alter ego, personne absente dont il relate le parcours. La poésie accompagne son cheminement comme s’il fallait relier ce que l’histoire officielle et la mémoire des hommes escamotent, oublient, piétinent. Cette ?uvre est troublante, car elle revisite le genre du film historique: la recherche de la vérité croise la quête poétique de l’historien lui-même englobé dans un projet cinématographique qui donne sens aux trous qui parsèment la linéarité des faits. C’est profondément beau.

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On est ainsi tenté de faire le lien avec l’installation de la Chilienne Voluspa JarpaBibliothèque de la non-histoire») qui expose des pans entiers de documents des services secrets de la CIA sur la période de la dictature chilienne. Mais de nombreux feuillets sont barbouillés de noir, censurés: la non-histoire est là, implacable. C’est alors que l’artiste demande aux visiteurs d’emprunter un de ces livres et d’expliquer ce qu’ils en feraient. Certaines réponses sont gravées en blancs et exposées: à la censure, le citoyen reprend la main pour réécrire l’histoire. Cette bibliothèque me touche: elle est dorénavant en moi?

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La démarche est peut-être similaire à celle de l’allemand Anselm Kieffer qui propose une série de  ses« saluts nazis » où la photo se fond dans l’acier de la toile. Il déterre ce symbole de son inconscient tout en veillant à ce que le visiteur fasse aussi ce travail d’introspection. À la vue de ses peintures, je ne peux m’empêcher de penser aux gestes qui font l’histoire, à ces dictateurs fous furieux qui ont chorégraphié les corps pour mettre en mouvement leur funeste scénario. De quels gestes terribles, de ceux qui structurent l’histoire,  suis-je donc fait ?

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C’est ainsi que ce Printemps de Septembre m’offre la plus belle traversée historique qu’il m’ait été donné de faire. Où le visiteur s’engage d’autant plus que la manifestation est parsemée de mises en scène comme autant de partis pris artistiques assumés. Celles photographiées par Gohar DashtiToday’s Life and War») sur le sort du peuple iranien qui, après la guerre contre l’ennemi extérieur, doit faire face aux délires de son dirigeant m’ont touché. Le dessin animé de l’Irakien Adel AbidinMémorial») voit une vache hésiter à traverser un pont coupé en deux par les bombardements américains et beugler dans le vide. Surgit alors une profonde émotion sur le sort des hommes plongés dans l’horreur.

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Puis, Pierre et Gilles, Angel Vergara, Gérard Rancinan et Samuel Fosso finissent par me convaincre : l’histoire, mise en scène par les artistes, est un art majeur. Parce qu’au-delà de comprendre les faits, nous nous approprions avec eux l’Histoire par le rêve, par l’imaginaire, par le corps pour qu’elle nous permette d’entendre notre présent et de penser notre futur. À ce jour, je ne connais aucun historien capable d’un tel processus.

Pour sa dernière édition à l’automne, «Le Printemps de Septembre» est une belle ?uvre. Elle entre dans l’Histoire des spectateurs, amateurs d’Art Contemporain.

Pascal Bély, Le Tadorne.

“Le Printemps de Septembre” à Toulouse du 28 septembre au 21 octobre 2012.

Crédit photographique des oeuvres de Christophe Draeger, Jean Michel Pancin, Voluspa Jarpa, Anselm Kieffer:  : Nicolas Brasseur, Le Printemps de Septembre 2012.

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LES EXPOSITIONS Vidéos

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Il n’y a rien de spectaculaire. Les murs des différents lieux d’exposition du Printemps de Septembre de Toulouse sont aérés, presque poreux. Le spectateur n’est pas assiégé par une offre pléthorique. Cette année, le projet est à l’économie, pour amplifier le sens. Et c’est plutôt réussi. “Le Printemps” de la Biennale de Lyon se prolonge à Toulouse.

Léger, je parcours les salles : je ne ressens aucune pression. J’ai le temps d’entrer en relation  avec chaque artiste dans un espace protégé où l’on ne me demande rien. Les médiateurs peuvent toujours tenter une approche, c’est peine perdue. Je ne suis pas le bon client (mais en existe-t-il ?)

C’est aux Jacobins où ce processus est le plus puissant. Deux masques et un miroir de Simon Strarling vous accueillent pour jouer à cache-cache avec les symboles du théâtre traditionnel japonais. Plus loin, l’espace est consacré au chorégraphe Tatsumi Hijikata où deux spectacles sont diffusés (dont l’extraordinaire Hosotan, crée en 1972). Tandis que je m’assois à terre pour ressentir cet univers qui m’est inconnu, les ombres des spectateurs entrant et sortant aux Jacobins se projettent dans le film à partir d’un astucieux décor de théâtre (celui de Hijitaka) reconstitué pour la circonstance. Par un étrange hasard, nos corps sont acteurs et amplifient le contraste : la danse n’a jamais été aussi contemporaine.

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À l’espace EDF-Bazacle,  les dessins et peintures de Josh Smith créent une atmosphère d’écoute impressionnante. Ses poissons font symboles et captivent, car notre imaginaire provoque les mouvements. Ils nous glissent dans les yeux, explorent l’univers sous-marin, s’en extirpent pour nous restituer sa magie. Peu à peu, le spectateur est un poisson qui se faufile entre les dessins posés sous verre sur des tables et les tableaux. L’exposition jubilatoire de Josh Smith illumine ce Printemps.

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Tout comme celle proposée aux Abattoirs où je plonge également dans un océan de couleurs. Les oeuvres de Joe Bradley sidèrent parce que ses traits chaotiques font émerger des formes à l’infini. C’est beau car le sensible est le signe d’une exigence artistique exceptionnelle.

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Au bouillonnement de Joe Bradley, répond l’explosion maîtrisée de Chris Johanson : ici, le feu d’artifice implore la vie et j’y crois. Même lorsqu’une salle plus loin, la terre lunaire de Karla Black en refroidit plus d’un. Le sol semble irradié, où ne subsistent que quelques traces d’une architecture enfouie. Cette oeuvre est lumineuse parce qu’elle questionne le rapport au vide. Elle n’est pas sans me rappeler le territoire de l’inconscient où la parole peut dévoiler les marques indélébiles de l’enfance.

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Est-ce un hasard si  quelques salles plus loin, de petites chaises font face à de petits tableaux ? Paul Thek m’intrigue, car je dois me mettre à hauteur d’enfant pour contempler ses peintures à l’aspect naïf. La poésie surgit de cette posture et m’emporte. Le norvégien Fredrik Vaerslev a plutôt choisi d’enfouir ses oeuvres dans la neige et nous rend témoins de la découverte de ce territoire artistique. Le résultat est assez surprenant : on scrute ce qui est du peintre et du temps sans qu’il soit possible de les différencier (l’un répondant à l’autre ?). J’y vois la métaphore d’un travail sur soi où le temps d’acquisition des processus fait son oeuvre…

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Les peintures d’Alex Hubbard semblent s’inscrire dans ce temps si particulier, proche de la contemplation. Des bulles d’air parsèment ses tableaux et nous offrent la respiration nécessaire pour oser s’y aventurer. La profondeur des couleurs est hypnotique et s’y dessine ici aussi, nos territoires imaginaires. Splendide.

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La force de ce Printemps est de mettre en dialogue les oevres avec le lieu qui les accueille. Au sous-sol de l’Espace Écureuil, les couleurs de Jim Drain contrastent avec l’obscurité du lieu. De la vaisselle cassée prisonnière d’un grillage, des mannequins pris dans les (grosses) ficelles du consumérisme, métaphorisent ce qu’en sous terrain nous préparons : une révolution. Au sous-sol du Château D’eau, Ei Arakawa propose une série d’oeuvres sur les matières où le plastique se fige dans une gelée, à moin
s qu’elle ne rende friable le sol de verre. Troublant. À la Direction Régionale des Affaires Culturelles, le totem de Thomas Houseago vous prend de haut, défie l’espace et vous invite à interroger vos interprétations symboliques. Plaisant.

Plus loin, dans un hall, une série de vidéos est projetée dans le cadre du Festival International des Ecoles d’Art. Vous aurez peut-être la chance de voir celle de Mohamed Bourouissa. C’est un dialogue entre l’auteur et un ami en prison. L’un envoie des recharges de batterie pour le portable, l’autre filme son quotidien de prisonnier (à partir de 2’50). L’un donne quelques consignes de tournage, l’autre les suit puis s’en émancipe pour nous restituer ses oeuvres d’art. Le dialogue par langage SMS est une série de petits poèmes, comme en sous-titres pour apprivoiser l’univers carcéral. La mauvaise qualité technique s’efface à mesure que le propos tend vers l’Oeuvre.

Le téléphone portable… pour rêver d’un printemps des poètes.

Pascal Bély, Le Tadorne.

Le Printemps de Septembre de Toulouse, jusqu’au 16 octobre 2011.