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Avignon Off 2013 – Article sans titre pour un spectacle audacieux.

Le titre me semblait rédhibitoire et pourtant, au terme du spectacle, il me serait difficile d’envisager un autre. “La Jeune Fille et la morve” s’énonce en langage cru. Ne rien atténuer…ni sublimer. Plonger au fond du prosaïque pour y trouver une merveille. Difficile de résister à la grâce mélancolique diffuse, dans cette pièce. Un objet visuel qu’on ne sait par quel bout prendre, un «laboratoire du mouvement». Tout apparaît en mode mineur; patchwork volontairement mal cousu d’une conscience déchirée. Celle d’Amélie Poirier, actrice de cette autofiction mise en scène par Mathieu Jedrazak. Ce dernier a créé la Brigitte Nielsen Society. Comme son nom l’indique, l’esprit parodique n’est pas loin, subvertissant des champs aussi divers que l’art, la politique, l’identité sexuelle. Mais, dans “La Jeune Fille et la morve“, il ne recouvre pas le tragique de la situation, qui impose sa durée et son épaisseur tout au long de la pièce.
Amélie Poirier, donc, met en scène son existence, avec ce que cela suppose de mise à distance et de jeu avec la vérité. Le va-et-vient entre durée vécue et espace propre au spectacle constitue une réussite, car il suscite le trouble. Bien d’autres éléments y contribuent également. Au début de la pièce, dès l’entrée des spectateurs, la présence sur scène d’une poupée-ballerine-marionnette, double immobile et muette de la comédienne-danseuse, nous interroge sur le devenir de tout danseur et par-là même de tout individu: l’inertie, la chosification, l’absence. Amélie Poirier se place, elle, sur l’estrade, au dernier rang des spectateurs. Jambes écartées, visage masqué par d’épaisses lunettes de soleil, elle porte la traditionnelle tenue de danseuse classique. Et pourtant, on saisit vite l’idée qu’il ne s’agira pas, à proprement parler, d’un spectacle de danse. La mise en mots compte autant que le jeu du corps, qu’ils soient formulés en direct ou par voix off. La vie de la danseuse importe davantage que sa technique ou son talent.

Alors elle parle, sans retenue, de ses failles. Énonce d’entrée de jeu une sorte de panégyrique psychiatrique mettant en valeur ses faits d’armes névrotiques : séjour en EPSM (Etablissement Public de Santé Mentale), relations avec de très nombreux psychiatres, angoisse liée à la vomissure, à l’alimentation, tentative de suicide. Elle évoque également ses rêves dansants brisés, lorsqu’elle était enfant, par différents professeurs. Ils sont croqués de façon grinçante, comme celle, morte d’un cancer de l’utérus, bien qu’étant vierge. Chaque objet sur scène tisse la toile d’un vécu le plus souvent douloureux, parfois réconfortant : les ballerines abandonnées, la poupée-marionnette renvoyant à son abandon de l’École supérieure nationale des arts de la marionnette.

On se dit que “La Jeune Fille et la morve” constitue le versant négatif, sombre, trouble, de “Véronique Doisneau” de Jérôme Bel. Ce dernier célébrait une danseuse étoile sur le point de s’éclipser, au sommet de sa gloire ; Mathieu Jedrazak donne la parole à une jeune femme de 25 ans, délabrée par ce qu’elle désigne comme la folie, confiant ce terrible : «Personne n’a jamais cru en moi». L’illustre danseuse de l’Opéra de Paris évoquait sa participation à des spectacles prestigieux (Le Lac des Cygnes), Amélie Poirier raconte ses défilés de fin d’année scolaire. La comparaison va jusqu’à contaminer les spectateurs, pour les uns complices d’une ascension, tandis que les autres assistent à une chute. Les deux chorégraphes se détournent de la danse sans pour autant l’oublier: raconter et jouer vont de pair.

Ça et là, Amélie Poirier esquisse des gestes de danse classique pour illustrer son propos. Mais dans”La Jeune Fille et la morve“, l’exécution reste bancale – la non-danse n’est plus un exercice formel, une expérimentation objective sans risque pour son auteur ou ses comédiens : elle constitue une mise à nue physique comme psychique. Amélie Poirier s’exécute sobrement; elle va jusqu’au bout et offre à plusieurs reprises son corps aux regards des spectateurs. De dos, courbée en avant, fesses adressées au public, exhibant son anatomie intime : «Je n’arrive pas à voir la beauté en moi». On est saisi par le décalage entre l’érotisme de la scène et la radicalité des paroles. La mise à nu des artifices théâtraux ne vaut rien si elle n’atteint pas la chair et l’âme.

Alors La Jeune fille et la mort se fait entendre. Amélie Poirier se transforme. D’abord immobile, elle désarticule son corps obstacle, plaque sa poitrine à l’aide d’un épais ruban adhésif, se dessine une moustache et insère sur son sexe un phallus composé de collants. La violence infligée n’en est pas moins très belle. Corps hybride, transsexuel, qui se met en mouvement. Qui danse dans l’entre-deux, des sexes, du théâtre et la performance, de la vie et de la mort. Une bouffonnerie mélancolique. Un corps politique, par les temps qui courent…La poupée, violentée, ligotée, assaillie par le micro phallique, est à son tour sexualisée. Elle semble sortie de l’esprit d’Hans Bellmer. Avant d’être libérée et comme réhabilitée, aux yeux des spectateurs. Amélie Poirier danse enfin…se libérant du cimetière de bananiers, qui tombent les uns après les autres.

La Jeune Fille et la morve constitue le geste brut d’une jeune troupe qui, cherchant à affirmer sa vision, se cogne contre les murs, espérant les détruire, un à un. Tous ne tomberont pas. Mais les quelques facilités potaches ne doivent pas masquer la force du propos. On espère les voir continuer à creuser ce sillon, en maintenant cette ligne de crête.

Sylvain Saint-Pierre – Tadorne

"La Jeune Fille et la morve"  de Mathieu Jedrazak à Présence Pasteur (19h50) jusqu'au 31 juillet 2013.
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Avignon Off 2013- Mardi, c’est Monoprix.

Monoprix existe depuis des générations. Vous avez certainement déjà emprunté ses allées, mais jamais avec une metteuse en scène!  Paule Groleau nous y introduit en nous frayant un passage entre les rayons et les cintres suspendus. Emmanuel Darley a écrit ce texte en 2007. Le Grenier à sel à Avignon nous propose une troisième adaptation pour le théâtre. Jean Marc Bourg et Jean Claude Dreyfus avaient précédé Patrick Sueur, le comédien d’aujourd’hui. Il épouse le corps du personnage de cette histoire singulière. Sa silhouette est longiligne, son visage est doux, son regard clair est apaisant, son attitude est calme.

Il est une femme, Marie-Pierre, à la peau aussi lisse que son caractère. Dans une autre vie, il était Jean-Pierre. Après ce changement d’identité, il a déménagé, mais il revient régulièrement rendre visite à son père dans sa ville d’origine. Une certaine façon de garder un pied dans le passé et dans le réel. Ces prénoms composés ne sont-ils pas les métaphores de désirs de vies multiples ? Nous suivons pas à pas Marie-Pierre dans ses trajets. Elle dégage une forte volonté. Elle assume le regard des autres, et se risque chaque semaine à celui de son père. Il vit seul après la disparition de sa femme, soutenu par son enfant, qui lui rend des visites hebdomadaires.

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Mais Marie-Pierre a de multiples facettes : enfant-homme, femme-adulte, aide ménagère, fille…Elle semble être dans un contrôle permanent. Sa robe rouge et ses escarpins brouillent notre représentation. Elle dégage l’élégance de la dignité. Elle ne baisse jamais la garde. Elle tient tête calmement aux jugements de son père despotique. Son esprit s’évadera une seule fois avec une envie d’envoyer se faire voir cet homme machiste dans ses exigences vis-à-vis de sa fille/garçon/ménagère, mais prisonnier de ses faiblesses, celles de ne pas s’assumer seul. Marie-Pierre fait face. Elle orchestre tous les mardis, dans la perspective de la semaine à venir. Tout est réglé comme du papier à musique: la liste des courses, la lessive à étendre, le menu pour tous les jours…Elle représente la parfaite ménagère, l’enfant idéal, l’épouse  rêvée…Elle rappelle régulièrement son prénom à ce père qui refuse de l’accepter en tant que telle. Mais le jour où elle disparaîtra que deviendra-t-il ?

Le dialogue de ce père et de cet enfant est le quotidien de bien des femmes. Une vie de soumission apparente dans lequel des Matriochkas se cachent. Pour recouvrir leurs corps, elles superposent plusieurs enveloppes d’oignon et de chair, où se combinent force et fragilité, homme et femme et ne débordent que ce qu’elles veulent bien laisser apparaître…

Emmanuel Darley nous tient par la main, en compagnie du jeu de Patrick, du corps de Paule, et nous soutient globalement dans nos cheminements complexes, à l’image de ceux de Jean-Pierre et Marie-Pierre.

Comme un arbre déraciné qui cherche sa source.

Sylvie Lefrere – Tadorne

« Le mardi à Monoprix» d'après le texte d'Emmanuel Darley, mis en scène par Paule Groleau, au grenier à sel du 7 au 27 juillet 2013 au festival OFF d'Avignon.