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FESTIVAL D'AVIGNON LE THEATRE BELGE! THEATRE MODERNE Vidéos

En Off, les Belges s’incrustent. Baal jubile !

Qu’ont-ils donc ces Belges pour transformer l’espace théâtral en aire de reliance et de jeux pour un plaisir partagé avec les spectateurs? Qu’ont-ils de plus que nous pour savoir inscrire l’art dans le lien social? Quasiment absents de la programmation du Festival «In», je les retrouve à la Manufacture pour «Baal» de Bertolt Brecht, mise en scène par Raven Ruël et Jos Verbist. Deux metteurs en scène pour une troupe d’acteurs francophones et flamands. En soi, c’est déjà un propos.

À notre arrivée dans la salle, l’espace scénique est séparé par un rideau de panneaux en bois. Il fait office d’écran vidéo;  il ne touche pas le sol pour permettre aux acteurs d’entrer ou sortir vers l‘Autre scène. À elle seule, cette scénographie évoque la complexité de la psychologie de Baal, jeune poète rebelle, provocateur, fou et libre presque égaré dans une société qui consomme du spectacle au kilomètre. Deux scènes parce que tous les personnages ont un rôle taillé sur mesure et qu’une fois le rideau franchit, Baal leur ôte le masque.  Sûr de son pouvoir d’attraction (qui peut résister à sa fougue, à sa folle virilité ?), il les fait venir un à un pour qu’ils tombent dans ses bras, à ses pieds. Vincent Hennebicq est exceptionnel dans le rôle d’un chef d’orchestre d’une microsociété qui cherche dans sa décadence des raisons d’apaiser les conflits de classe et religieux.

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Avec sa caméra, il transpire d’amour et de colère et filme la part de mystère de chaque visage. Amis, amante, patron, collègue?tous finissent par déclamer un «moi» qui se projette en «je» dans ses yeux et sur l’écran. Cette mise en scène de la métamorphose est éblouissante parce que j’y suis inclus. Chaque acteur joue avec mon désir: là où j’attends une mère de Baal droite dans ses bottes vient un acteur masculin courbé et tremblant qui, du fond des profondeurs, remet Baal dans une filiation. Là où je rêve d’une grande scène, chacun la rétrécit pour y installer la force de son personnage dans la relation étroite qu’ils entretiennent avec Baal. Étroite parce que dépendante. Tous portent une part de Baal en eux, magnifiquement électrisée par une guitare branchée sans crier gare.

Collectivement, la belle troupe du Theater Antigone donne à chaque acteur sa part de rêve, de liberté, de créativité pour y jouer la Scène de leur vie. Magnifique instant où, soudain, la jeune fille se met à danser pour entrer dans le monde des grands; troublant moment où Baal fait sa déclaration d’amour à une inconnue qui, anneau de tasse à café à la main, fait brûler dans ses veines le sang de la vie…Époustouflante scène à l’hôpital des fous où Baal baisse la garde pour se reconnaître dans ses pairs. Émouvant tableau de la mort de sa mère qui, telle Marie, finit dans les bras d’un Baal bientôt crucifié.

Peu à peu, la scène est un long traveling de cinéma où le théâtre s’invite des coulisses, à l’image des fous qui troublent «l’ordre public». Chaque acteur magnifie la chair de son rôle pour que l’on ne perde aucun détail de cette galerie de portraits, de cette fresque humaine.

«Baal» est une belle pièce parce qu’elle repose sur un collectif engagé qui joue la proximité sans tomber dans le racolage. A l’époque, Berthold Brecht ne savait pas que Baal demanderait la nationalité belge.

Pascal Bély, Le Tadorne

«Baal» de Bertolt Brecht par le Théâtre Antigone. À la Manufacture d’Avignon du 8 au 27 juillet 2012 à 20h30.

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FESTIVAL D'AVIGNON THEATRE MODERNE

Au Festival d’Avignon, l’art brut de Jérôme Bel.

Disabled Theater” de Jérôme Bel est un choc émotionnel, peut-être le premier d’un Festival dominé jusqu’à présent par l’excès de maîtrise et le manque de lâcher-prise. À l’heure où la vidéo semble occuper le premier plan des dispositifs scéniques, où les troupes françaises sedistinguent par leur absence d’audace et leur conformisme souvent narcissique (lire l’article “Au Festival d’Avignon, l’inquiétante dérive d’un certain théâtre français“), au moment où les Jan Fabre, Pippo Delbono et Angelica Liddell manquent cruellement aux amateurs d’émotions fortes, la proposition de Jérôme Bel (comment appeler autrement ce “théâtre empêché” ?) est un geste de rupture et d’ouverture.
Rupture avec tout, ou presque des formes théâtrales classiques et modernes proposées au Festival. D’ouverture, parce que l’issue du spectacle laisse le spectateur avec ses interrogations, ses doutes, ses enthousiasmes. Car cette proposition constitue une énigme sans doute impossible à résoudre, une équation théâtrale qui a le mérite d’interroger notre regard sur la différence humaine et, à travers elle, sur la différence théâtrale. Et s’ouvrir à l’un, c’est appréhender l’autre. Cette pièce, d’une intelligence bouleversante, ne va pas sans frôler à plusieurs reprises la sortie de route. Mais à l’heure de célébrer le centenaire de la naissance de Jean Vilar, elle fait sienne l’exigence d’un des pères fondateurs du Festival, le poète René Char: “Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience“.
Disabled Theater” s’inscrit dans la continuité du triptyque “Véronique Doisneau“, “Pichet Klunchun and myself, “Cédric Andrieux“. Il reprend l’idée qui a précédé l’élaboration de ces pièces: exhiber les artifices du théâtre, mettre en scène la personne même du comédien ou du danseur, trouver l’art là où on ne l’attend pas. Mais ici, la reprise se fait variation. Jérôme Bel introduit un élément nouveau et non des moindres: ses comédiens sont atteints de handicaps mentaux. Cette nouveauté est une déflagration à l’encontre des rares conventions théâtrales qui subsistaient encore.

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En réalité, la proposition est simple, pour ne pas dire simpliste, ce qui ne va pas sans créer parfois des mouvements de réserve, voire de rejet. Les onze comédiens viennent les uns après les autres: observer le public en face à face, décliner leur identité (nom, âge, handicap), exécuter une danse, dire ce qu’ils pensent du spectacle, et enfin saluer les spectateurs. À chaque fois, on craint une forme d’imposture qui consisterait à masquer le manque d’inspiration ou d’idées derrière l’exhibition de personnes à la marge de la société. On se dit que Jérôme Bel envisage le théâtre comme un objet désincarné, à partir de concepts, qu’il porte un regard clinicien, distancié, voire cynique sur ses comédiens. On s’en agace, on se sent piégé, mais on a tort: ce qu’on observe, en réalité, est saisissant. Sur scène, nulle idée froide; mais le vécu dans toute sa belle et forte complexité.
La première séquence repose sur l’idée que chaque comédien doit venir observer le public une minute durant. Les personnes, à leur façon, vont alors pulvériser cette convention inutile. Et nous rappeler de façon ironique d’autres règles qui par le passé avaient artificiellement déterminé l’espace théâtral (règle des trois unités par exemple). Des comédiens avancent tête baissée, semblent porter la misère du monde sur leurs épaules; certains tentent d’adresser un regard de défi aux spectateurs; d’autres ne résistent pas à l’envie de quitter la scène au bout de quelques secondes seulement. Combien durent ces instants de face-à-face frontal? Sans jouer à compter inutilement les secondes, il est évident que le compte exact n’est presque jamais atteint. Comme si la présence humaine et sa durée propre ne pouvaient que déjouer les attentes. L’espace théâtral semble figé ; en réalité, il s’ouvre à l’imprévu, celui des sensibilités à peine perceptibles, des histoires douloureuses des intervenants. Le dispositif donne à voir des portraits qui semblent à la fois photographiés et mouvants. Le théâtre, parce qu’il est empêché, s’ouvre à d’autres formes d’art.
Les acteurs viennent ensuite d’asseoir, en demi-cercle, face au public. Là encore, leurs poses éclatent les bienséances théâtrales, à tel point qu’on se demande forcément où se situe la frontière entre le jeu et le naturel. Elle est tout simplement impossible à situer. Car les personnes martèlent toute cette vérité : “Je suis un comédien/Je suis une comédienne“, au même moment où leurs corps semblent leur échapper. Ils produisent des gestes habituellement proscrits au théâtre, comme par exemple se mettre les doigts dans la bouche, bailler, etc. Cette mise en question est dérangeante; elle est surtout passionnante. Nous assistons, troublés, à de l’art brut scénique. Bien sûr, ces gestes ne présentent aucune valeur symbolique, esthétique, dramaturgique. Mais ils interrogent nécessairement notre conception de l’art, du théâtre, de la représentation. Les comédiens continuent de nous observer, même de manière différente.
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La troisième séquence est sans doute la plus réussie : sous des airs de musique POP, électro ou rock, chaque comédien vient interpréter une chorégraphie. L’humour, la grâce se mêlent au kitsch et à la mélancolie durant tout ce moment. C’est là même qu’un petit miracle se produit. Peut-on, à ce titre, parler de “naissance d’une comédienne” ? On avait déjà remarqué, au coeur du dispositif, la petite “Julia”, jogging bleu clair, air renfrogné, baillant aux corneilles lorsque ses camarades assuraient le spectacle. Quand son tour arrive de danser, elle commence par quitter brusquement la scène. On s’en inquiète. Elle prépare en fait son entrée. Qui sera fracassante. Sous un air de Michael Jackson, “They don’t care about us“, elle déboule, décidée à régler ses comptes avec ce qu’on devine trop bien. Ses gestes contiennent la joie désespérée d’une héroïne tragique. Sa chorégraphie, tout en déséquilibre, rappellent les sublimes Pippo Delbono, Pina Bausch. C’est beau, tristement, joyeusement beau. Le propos, mis dans un territoire étranger, prend une tout autre coloration : “They don’t care about us“, semblent nous crier sesgestes. Plus généralement, on i
magine que la séquence permet à Jérôme Bel de réintégrer son travail autour de “The Show Must Go On” aux portraits de ses comédiens danseurs. Leurs corps en mouvement se heurtent à l’imaginaire culturel produit par les tubes pop. Leur rage d’appartenir à la communauté, même musicale, met en valeur leur exclusion. Mais ils ne sont pas en reste et ripostent à leur façon: leurs danses désarticulées révèlent la vacuité des stéréotypes véhiculés par cette culture de masse.
Nous nous craignions d’assister à un théâtre d’idées, nous avons eu de la chair ; de participer à un théâtre vidé, il fut un art total.
Sylvain Saint-Pierre – Le Tadorne.
“Disabled Theater” par Jérôme Bel et le Theater Hora. Au Festival d’Avignon du 9 au 15 juillet 2012.