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Au Festival d’Avignon, Boris Charmatz enfante d’un chaos enthousiasmant, d’une humanité à la dérive.

C’est la première d’ «Enfant» du chorégraphe Boris Charmatz. La mythique Cour d’Honneur va une nouvelle fois faire parler d’elle. Ce soir, “quelque chose a changé, l’air semble plus léger”. Un homme s’avance vers nous et lit un texte syndical sur les conséquences de la politique culturelle d’un “mouvement libéral agressif». À peine nous a-t-il remerciés pour notre «attention généreuse», que les clameurs montent des gradins. Le public se lève peu à peu et adresse ses applaudissements contre Frédéric Mitterand, Ministre de la Culture. Son cercle reste impassible tandis que le peuple, exaspéré, manifeste. Rarement vu dans la Cour.

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Le propos se prolonge sur scène.  “Enfant” du chorégraphe Boris Charmatz est très attendu. Chacun y va de ses pronostics, de ses projections, comme un réflexe vital : la présence d’enfants symbolise notre désir d’utopie réparatrice. Les temps sont si durs. Précisément. Tout est noir sur le plateau. La fête foraine des trente glorieuses est terminée : une grue trône et des danseurs gisent à terre. Peu à peu elle tire des fils, comme si le théâtre ne tenait qu’à l’un d’eux malgré l’imposante architecture de la Cour. Ce que les Papes ont construit, notre société financiarisée peut le démonter. Lentement, elle traîne les danseurs qui finissent par pendre dans le vide. Le bruit est angoissant, presque inaudible au départ puis assourdissant par la suite: c’est l’humanité qu’on suspend. «Saturne dévorant un de ses fils» de Francisco Goya m’apparaît : nous sacrifions nos enfants pour maintenir une civilisation en coma dépassée depuis l’Holocauste. Les petites mécaniques poursuivent leur besogne pour rationaliser, industraliser l’humain. C’est finalement peu, au regard de la tragédie de l’extermination. À ceux qui réclament à “corps et à cris”, un propos lisible de la part de la danse contemporaine, Boris Charmatz leur répond: nos machines se chargent du mouvement. Le public de la Cour ne bouge plus. Aucune place à la polémique. Silence.

Comment évoquer ce qui va suivre sans rien dévoiler? Boris Charmatz poursuit sa démonstration : ce que nous faisons subir à nos enfants est innommable. Le théâtre n’en dit rien. La danse va assumer la charge. La scène est une oeuvre picturale grandeur nature d’un camp concentrationnaire à ciel ouvert. Le sol paraît gluant comme si nos lâchetés transpiraient. Nos enfants sont des marchandises que nous monnayons. Nos précarités sociales, économiques et psychologiques les métamorphosent peu à peu en petits adultes inanimés. Notre énergie à les déplacer tels des corps de plastique mou est sans commune mesure : immergés dans la société consumériste, ils ne répondent plus. De la chair à canon pour préserver nos frontières ; du corps marchandisé pour publicitaires affamés.

Boris Charmatz entreprend une magnifique recomposition : les vingt-six «enfants danseurs» et les neuf «danseurs chorégraphes» s’entremêlent  jusqu’au chaos indescriptible. Comment réanimer notre conscience collective ? Comment sortir du coma ? Ce que la machine faisait trembler dans le premier tableau, la scène s’en charge dans le deuxième. L’artiste se positionne pour provoquer stupeurs et tremblements en recomposant une communauté de destins. Sauf que les adultes ne  se laissent pas ainsi guider. Leur créativité est au plus bas. Ils répètent les mêmes gestes, totalement conditionnés par les sirènes sécuritaires , par une pensée du mouvement qui tourne en rond. Savent-ils que l’humanité a une conscience ? Boris Charmatz entreprend alors de chorégraphier les enfants dans leurs liens avec les adultes. Est-il le fils de Maguy Marin qui déclarait à propos de «Salves», sa dernière création : «au lieu de baisser les bras, d’être dans l’impuissance d’acte collectif, de liens entre les gens, organisons le pessimisme et tout d’un coup, quelque chose d’humoristique peut se révéler”?  Ensemble, ils créent la fête foraine pour que nos utopies reprennent  le chemin du mouvement, avec distance et drôlerie, pour une chorégraphie chaotique, désespérante, créative, profondément festive. La scène se fait chair pour accueillir le défilé d’une humanité qui prend sa destinée en main.

Il nous faut positionner  l’enfant et son adulte au centre de tout. Et qui sait,  nous pourrons peut-être, j’écris bien peut-être, changer?pour une civilisation pendue aux lèvres de ce qui reste de l’humanité.

Avec tous nos applaudissements, Monsieur Boris Charmatz.

Pascal Bély- Le Tadorne.

"Enfant » de Boris Charmatz au Palais des Papes du 7 au 12 juillet 2011.