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FESTIVAL DES ARTS DE BRUXELLES THEATRE MODERNE

Christoph Schlingensief n’est plus. L’intolérance se marre.

Le 21 août 2010, le metteur en scène allemand Christoph Schlingensief est décédé à l’âge de 49 ans. Cette nouvelle noyée dans le flot continu de la communication gouvernementale amplifiée par la caste médiatique, est passée quasiment inaperçue. Et pourtant, cet homme (rarement programmé en France) provoquait nos relents racistes avec humour, créativité et humanité.
En mai dernier, j’avais vu son dernier opéra-théâtre au KunstenFestivalDesArts. Je pense à lui au moment où la France  plonge dans le populisme et le racisme d’Etat.

Les applaudissements sont totalement désordonnés. Ils forment une vague sonore irrégulière, presque maladroite. Comment remercier ce collectif Germano-Africain de nous avoir bousculés, tordus, baladés d’un coin à un autre de la scène ? Comment leur en vouloir d’avoir déformé notre regard sur l’opéra pour en faire un moment populaire, festif et politique ? « Via Intolleranza II » nous vient du Burkina Fasso, à partir d’un projet de « village-opéra » impulsé par le metteur en scène allemand Christoph Schlingensief. Sur plus de quatorze hectares, s’érigent depuis le début de l’année, écoles, cours de cinéma et de musique, salle de répétition, maison d’hôtes, une scène de théâtre, café, restaurants, terres agricoles, dispensaires…De là-bas, ils sont vingt danseurs, musiciens africains et allemands à venir vers nous pour revisiter « Intolleranza 1960 » de Luigi Nono, pamphlet contre l’intolérance et le racisme.

Tout commence par une annonce : le volcan islandais a fragilisé le processus « classique » de création. Peu de jours pour répéter, difficulté pour acheminer l’ensemble de la troupe (Air France est ce soir raillé pour avoir délaissé bien des pays africains au profit d’autres contrées plus prometteuses). L’économie européenne reste colonialiste et le monde culturel n’échappe à pas à cette loi implicite. Pendant plus de vingt minutes, artistes et producteurs défilent pour moquer notre système de production des idées et des arts calqués sur le modèle industriel qui enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres. Sauf que, à l’heure d’une crise économique sans précédent, qui se paupérise ? L’Europe ou l’Afrique ? Une fois malmenés nos désirs de toute-puissance et de domination à l’égard de ces artistes venus d’ailleurs (magnifique scène ou un gosse en costard cravate nous provoque « hein, que vous me trouvez mignon »), « Intolleranza II » va faire trembler les murs du théâtre à partir d’un bazar innommable ! La scène est alors le terreau où une nouvelle civilisation peut naître, si nous acceptons collectivement d’introspecter notre lien à la colonisation. Ici, trois « villages » se superposent: se projette un film sur les camps allemands qui enfermaient les Africains pendant la Seconde Guerre mondiale, en alternance avec des images qui nous guident dans ce village opéra en construction. Le troisième “village global” se construit sur scène. Avec des décors de cartons pâtes, on se moque des maisons allemandes, bousculées par des lits d’hôpitaux où Africains et Européens s’allongent pour se faire opérer (opéra?) des tumeurs malignes de leur inconscient. L’orchestre ne cesse jamais de jouer pour chanter, crier mais aussi pour pleurer, pour que le blanc poursuive le noir, fou de désir de ce corps sculpté comme une statue qu’il aimerait bien immobiliser.

On célèbre « les beaux fruits allemands » tandis qu’un rappeur noir nous les gonfle ! La scène est si encombrée que l’espace est à chercher ailleurs (sur des rideaux pour s’y projeter, dans nos têtes pour se libérer des codes classiques du théâtre). Les surtitrages français et néerlandais ne suivent même plus tant certains dialogues semblent improvisées. Sur toute cette scène, c’est l’art « colonialiste » qui est convoqué et provoqué tandis qu’émerge peu à peu un autre lien à la culture, plus joyeux, plus libre, plus ouvert et tolérant et pour tout dire plus accueillant. L’ensemble de ces beaux artistes donne une dimension poétique à la frontière (entre l’Europe et l’Afrique, entre la danse, la musique et le théâtre) et positionne l’opéra au coeur du lien social (on est loin de la vision mortifère qu’il véhicule dans nos contrées). Ici, il est un enchevêtrement d’Histoires qui redessinent un vivre ensemble pour des liens plus horizontaux et fraternels. C’est un opéra d’une tolérance dépourvu des oripeaux de la bonne conscience du blanc dont le modèle de civilisation ne tient qu’en fonction de l’évolution des spéculations boursières.

Christoph Schlingensief creuse, introspecte, s’engage personnellement pour provoquer le chaos psychologique afin que notre lien à l’Afrique se nourrisse de ce travail. La scène devient une matière que notre regard de spectateur malaxe pour en faire l’oeuvre du renouveau, celle d’une civilisation tournée vers l’Afrique.

« Via Intolleranza II » est un chantier qui peine à se décrire tant que l’on ne le vit pas. Il faut être belge et au Kunsten pour programmer une opéra pareil.

Pascal Bélywww.festivalier.net

 « Via Intolleranza II » de Christoph Schlingensief a été joué du 15 au 18 mai dans le cadre du KunstenFestivalDesArts de Bruxelles.

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FESTIVAL D'AVIGNON

Bilan du Festival d’Avignon 2010.

Le Festival d’Avignon est un festival de langages. Depuis 2004, le binôme de direction Hortence ArchambaultVincent Baudriller a fait voler en éclat la frontière entre danse et théâtre, posant le langage comme seul repère au risque de s’entendre reprocher que « cela ne parle pas ».

Pour l’édition 2010, cela m’a parlé parce qu’il a été question du corps dans l’espace intime, social et politique, pour imaginer l’inimaginable. Premier bilan pour s’en reparler?

La douleur est politique.

Elle est venue d’Espagne pour crier « gare » ! Angelica Liddell a provoqué la stupeur et les tremblements avec « La casa de la fuerza». Quatre heures d’un théâtre où la douleur intime nous a propulsés vers le corps politique. Ce chef d’oeuvre place Angelica Liddell comme l’une de nos plus grandes dramaturges.

Stupeur aussi avec Christoph Marthaler. « Schutz vor der Zukunft » (« se protéger de l’avenir ») proposé dans le très catholique collège Champfleury a sidéré. Parce que le sort réservé aux fous traverse les siècles et dit tant sur nos capacités à nous civiliser. Avec Marthaler, les fous nous ont fixés droit dans les yeux. Intimement. Politiquement. Moment inoubliable, malheureusement vu par un cercle de privilégiés…

Il en fut tout autrement avec Alain Platel qui, avec «Out of context», a esthétisé le langage du fou en dehors de toute conscience politique. Les rires du public ont signé l’errance de ce chorégraphe dont on se demande s’il n’est pas prêt à tout faire danser. Pourtant, avec « Gardenia », co-écrit avec Frank Van Laeke, il s’est autorisé bien des audaces avec ces vieux travestis de retour sur scène. Lorsque le corps dans sa douleur se donne un genre, c’est magnifique et profondément émouvant.

À côté, « Trust » de Falk Richter et Anouk van Dijk est apparu comme une oeuvre séduisante dans sa forme, mais froide. En prenant à témoin nos corps pour métaphoriser l’impact de la crise sur nos comportements relationnels, la danse a fait le spectacle. Mais de l’intime au politique, il y a le corps et ses stigmates. Ici, rien. C’était trop beau pour ne pas y croire.

Le corps épuré

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De la terre comme plateau. La lumière du soleil couchant comme seul éclairage. Tout n’était qu’épure pour une danse innommable. Avec « en atendant », Anne Teresa de Keersmaeker a signé un chef d’oeuvre en retirant à son langage chorégraphique des élisions dangereuses pour placer des traits d’union entre des danseurs majestueux et des spectateurs respectueux.

Autre épure avec Gisèle Vienne dont la forêt sur scène nous a embrumé jusqu’à soulever l’humus posé sur des corps violentés. « This is how you will disappear » restera pour longtemps une très belle  ?uvre chorégraphique et musicale.

Le corps langage qui laisse des traces?

Il y a eu le corps qui trace. Le chorégraphe Joseph Nadj s’est trempé jusqu’au cou dans une encre (de Chine ?) pour faire voler ses «corbeaux » au dessus de nos têtes. Sublime.

Dans la « lignée », entre le corps qui trace sur le sol, et la lumière, matière pour traces chorégraphiées, Cindy Van Acker avec quatre solos (« Lanx / Obvie », « Nixe / Obtus ») a provoqué le « syndrome de Florence » au c?ur d’Avignon. Palpitant.

À l’opposé, la Canadienne Julie André T avec « Rouge » et «Not Waterproof» a signé deux propositions sincères où le corps trace pour faire beau et en souffrir. Sauf que par la suite, cela m’est apparu  délébile?

Faustin Linyekula avec « pour en finir avec Bérénice », n’a pas réussi non plus à donner corps aux traces laissées par la colonisation de la langue Française dans son pays, le Congo. Sa danse-théâtre a manqué de force.

Sur un tout autre registre, le duo Suisse Zimmermann et de Perrot nous a proposé de belles envolées dans «Chouf Ouchouf» (regarde et regarde encore) avec le cirque acrobatique de Tanger. Ici, le corps dessine des traces politiquement correctes dans nos imaginaires déjà colonisés par les tours opérateurs Marocains et Européens. Je cherche encore les raisons de sa programmation dans le festival d’Avignon.

Le collectif fait corps sur la convention et le jeu.

« Papperlapapp » de Christoph Marthaler et Anna Viebrock a été une oeuvre injustement décriée par une partie du public et de la presse. Donné dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, ils nous ont proposé un théâtre où le collectif d’acteurs fait « corps » pour conter l’histoire des papes. Vu comme un spectacle chorégraphique et musical, «Papperlapapp» fut un beau moment de drôlerie, de poésie et de provocation au c?ur de cet édifice qui n’est pas adapté aux remises en cause?

Autre collectif. Celui réuni autour de l’acteur Laurent Poitrenaux dans « Un nid pour quoi faire » d’Olivier Cadiot et Ludovic Lagarde. Pièce jubilatoire où le groupe pour maintenir leur roi déchu au pouvoir, fait corps sur la musique rock and classe de Rodolphe Burger. Toute ressemblance avec ?

Laurent Poitrenaux aurait pu en être. Quand un chorégraphe (Pierre Rigal) réunit sur scène un groupe de rock, cela prend corps dans « Micro ». Le rock et ses conventions ont trouvé leur langage. Réjouissant.

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Un paradoxe.

Le Festival d’Avignon est au coeur d’un paradoxe :  il développe de nouveaux langages pour faciliter notre compréhension de la complexité. Mais certaines propositions vont à l’encontre de ce processus. Dit autrement, le festival amplifie le clivage au coeur de l’ouverture.  Il affiche la diversité comme une valeur de programmation au détriment d’une cohérence: il prend d’un côté, ce qu’il donne de l’autre.

Peut-on à la fois proposer une mise en scène risquée, un texte lourd de sens avec « Der Prozess » d’Andreas Kriegenburg («Le procès» de Franz Kafka) et m’infliger une pièce mineure d’Eugène Ionesco (“Délire à deux“) poussivement interprétée par Valérie Dréville et Didier Galas dans une “mise en espace” datée de Christophe Feutrier ?

Peut-on à la fois attendre que « je travaille » (attente formulée par Guy Cassiers sur France Culture au sujet de « l’homme sans qualités I » pour justifier la difficulté  d’entrer dans le jeu des acteurs) et m’enfermer dans la mise en scène académique de « Richard II » par Jean-Baptiste Sastre jouée dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes ?

Comment expliquer que « 1973 », pièce « légère » de Massimo Furlan sur le Concours Eurovision de la Chanson, ne trouve aucun prolongement, aucun écho dans le reste de la programmation? C’est posé là, comme une cerise sans gâteau. Autre isolement,  l’auteur et metteur en scène Christophe Huysman qui, avec «L’orchestre perdu», s’est égaré dans un délire textuel totalement incompréhensible. Dans la même veine (quoique plus réussie!), à quoi bon mettre en valeur le texte dans «Un mage en été » d’Olivier Cadiot pour nous y perdre ?

Est-ce bien pertinent de nous offrir un voyage poétique, empli de tendresse avec « Big Bang » de Philippe Quesne, où le spectateur est encouragé à lâcher toute velléité narrative puis de proposer le collectif GRDA qui, avec ses « Singularités Ordinaires », empile les histoires, les illustre et finit par donner un prêt à penser indigeste ?

Comment expliquer que « Baal » de Bertolt Brecht, mise en scène par François Orsoni, est manqué à ce point de rythme à l’opposé d’un Boris Charmatz qui sait raconter Merce Cunningham avec « Flipbook » ?

Au final, subsiste un malaise, comme une incompréhension: pour mettre en valeur des langages innovants, la direction du festival néglige le théâtre dit contemporain comme s’il y avait incompatibilité entre textes et corps. Là où le KunstenFestivalDesArts de Bruxelles réussit plutôt cette articulation, Avignon oppose et provoque toujours les mêmes réactions clivées de la presse et du public.
À moins que le problème soit ailleurs : et si le théâtre contemporain français était durablement dépassé par la vitalité des metteurs en scène européens ? Et si notre modèle cloisonné de production et de diffusion empêchait toute possibilité d’enrichir le langage ?
Il y a là un véritable enjeu pour l’édition 2011 : offrir une visée sur l’importance de renouveler les formes tout en ne perdant pas la vision, celle d’accompagner les artistes français à se renouveler.
Au risque de finir par bégayer et de développer des tics de langage?

Pascal Bély – Le Tadorne