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Le rock full sentimental de Pierre Rigal.

Micro” m’accueille avec ma fatigue de trois semaines de festival, avec mes doutes, mes enchantements, et mes barrières de défense. Mais elles s’écroulent dès la première minute, parce que sa générosité donne confiance. La dernière création du chorégraphe Pierre Rigal est un moment de pure jubilation, rassembleur sans être démagogique, populaire sans pour autant verser dans la facilité. “Micro” est une œuvre très soignée, où chaque «plan» (il y a des instants où l’on se croit au cinéma) est minutieusement réfléchi, où le lien entre les séquences évite d’emballer le vide, mais donne du souffle. «Micro» est drôle, très drôle. Le public rit. Beaucoup.

Car Pierre Rigal et ses quatre acteurs-danseurs-musiciens jouent avec le corps sans jamais tomber dans la caricature. Car « Micro » dégage une tendresse infinie, une empathie envers les groupes rock qui brûlent actuellement les planches des festivals de l’été. Après avoir créé la chorégraphie du football dans « Arrêts de jeu », Pierre Rigal s’attache aux rockers. Enfin. Qui plus est dans « la chapelle des Pénitents Blancs », sur cette scène minuscule, comme un hommage à la musique, à la danse seule capable de créer du sens dans un espace aussi réduit (pour ceux qui auraient vu « Press », on sait que cet homme pourrait danser avec son petit doigt dans une boîte d’allumettes).

Car qui n’a jamais été troublé par les déplacements des musiciens lors d’un concert, par la fascination qu’exerce leur corps sur les foules en délire, par la manipulation des instruments qui prolonge l’humain bien au-delà du biologique ? Pierre Rigal prend tout cela et nous embarque dans un concert d’une qualité exceptionnelle.

Lorsqu’il arrive pour incarner le rocker, je suis fasciné par la précision du geste et la dramaturgie qui s’en dégage : le rock est solitude, mise à nu. Il y a là un langage, des codes où la béquille du micro n’est pas sans rappeler la barre de la danseuse classique, où la posture verticale est celle du perchiste. La question de l’émancipation est tout autant posée : comment s’affranchir de ces verticalités, déjouer les codes, tout en sécurisant le groupe ? Parlons-en du groupe ! Au commencement, on pourrait imaginer Pierre Rigal dansant seul au
milieu des micros et des instruments pour nous proposer une chorégraphie « acrobatique » dont il a le secret. L’arrivée des chanteurs (dont la troublante Mélanie Chartreux en «danseuse malade» échappée du camion de Boris Charmatz !) est un tableau inouï où Pierre Rigal s’amuse de l’interaction entre la technologie et le corps. Les machines se métamorphosent pour créer le fluide du vivant (et inversement!). À partir de cet instant, Pierre Rigal et son groupe s’autorisent toutes les audaces, car ils savent que le rock est la musique du croisement des arts, de l’hybridité et qu’il est révolution. Pendant plus d’une heure quarante, les corps créent l’interaction, définissent les contours d’une « micro » société où les prises de pouvoir s’entremêlent avec les liens de solidarité qui finissent par électriser des corps en folie. Avec Pierre Rigal, tout est affaire de démesure, mais dans le beau. Seulement dans le beau. Et avec humour. Les postillons sont feux d’artifice, des baguettes créent l’univers de la marionnette, des cymbales posées sur des visages donnent l’illusion d’un tableau de Magritte…Ici, tout n’est que fluide. Le sens se propage à la vitesse de l’humain avec l’énergie du désir. Celui d’en découdre avec les frontières (ici, le chant se transmet de bouche en bouche,…magnifique), avec l’individualisme (ici on se porte, on se supporte), avec l’idée que le concert n’aurait aucune dramaturgie (alors qu’ici, le metteur en scène joué par Pierre Rigal est omniprésent).

Je suis venu pour de la danse, j’ai assisté à un concert chorégraphié.

Vous étiez venu pour de la musique, vous avez eu une performance dansée de rockers endiablés.

Vous vouliez du rock, ils vous ont offert un théâtre de corps musicaux textuels.

Nous étions au Festival d’Avignon ; en eaux troubles et tumultueuses. Ils se sont jetés dans la fosse aux lions pour nous faire rugir de plaisir.

Pascal Bély – Le Tadorne.

“Micro” de Pierre Rigal au Festival d’Avignon du 23 au 26 juillet 2010. 

Crédit photo: Christophe Raynaud de Lage

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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Au festival d’Avignon, la claque.

 Je ne suis pas très à l’aise face à la cohorte des spectateurs sans billets qui attend dehors. La programmation est injuste : des spectacles, mais des jauges réduites. Ce sentiment d’être à part est renforcé par le lieu même. Le collège catholique «Champfleury» d’Avignon me saisit dès mon entrée : une cour, la Sainte Vierge en ligne de mire et une aile de bâtiment à l’architecture carcérale. J’entre léger. J’en sortirais bouleversé.

C’est ici que Christoph Marthaler présente « Se protéger de l’avenir » (« Schutz vor der Zukunft »), spectacle déambulatoire, entre expositions aux étages et deux pièces de théâtre dans le gymnase. L’idée de ce parcours est née en 2005 lorsqu’il découvrit les archives de l’hôpital Otto-Wagner de Vienne : de 1940 à 1945, ce lieu fut un centre d’expérimentation et d’extermination d’enfants et d’adultes souffrants de troubles psychiques.
21h30. Le public est invité à visiter certaines salles du collège où Marthaler a créé des espaces d’exposition. Ici des jouets d’enfants en bois. Poignant. Là, des mouches mortes posées sur le carrelage blanc de la salle de physique. Angoissant. Un peu plus loin, dans le couloir, à défaut d’écouter aux portes, on tend l’oreille contre le mur sur de petites enceintes accrochées à des tableaux: des explications sur le sort des malades mentaux dans cet établissement viennois glacent le sang. À côté, sur une porte, je lis : « bureau de la supérieure ». Frissons.

22h. Nous entrons dans le gymnase. Point de gradins. Mais des tables de banquets. Verres sales, miettes de pain, cotillons usagés. Nous arrivons un peu tard. Sur la gauche, un piano et un orchestre où des musiciens fatigués attendent. En face, le projecteur est braqué sur un pupitre décoré aux couleurs de l’Autriche. Nous assistons à un meeting où différents orateurs aux habits collants sur corps disgracieux discourent. Entre apologie de l’eugénisme et phrases langoureuses pour vanter les vertus de l’entreprise et du pays, je navigue en eaux troubles. L’ennui me gagne malgré les numéros d’acteurs. Je ne saisis pas où Marthaler veut m’emmener. Je sors machinalement mon téléphone. Comme une bouée pour me sauver du corps politique. La salle s’amuse, je suis ailleurs, le devoir de mémoire attendra… Le temps s’étire pour noyer les consciences. Marthaler brouille les pistes et crée le contexte où l’on écoute sans rien entendre de la tragédie qui se trame.

Entracte. Les acteurs ont investi les salles d’exposition. Ils font des lectures sur les discours de l’époque, jouent du piano. Elle parle seule dans la cuisine. Maman est folle… Le collège se transforme peu à peu en espace carcéral et psychiatrique. Malaise. Résigné, je suis perdu. Sans force. Le travail de Marthaler fait son oeuvre.

Minuit. Le gymnase. Retour sur le lieu du crime. La scène est immense en comparaison des gradins. L’Histoire a besoin d’espace. Il s’avance vers nous avec ses grosses lunettes contre ce rideau vert qui n’est pas encore tiré. Il est à la fois l’enfant et le commanditaire. Les mots s’entrechoquent entre horreur et déculpabilisation. Transpiration. Le rideau s’ouvre. Revoilà notre groupe échappé du meeting. Ils déambulent sur cette immense scène où est posé le piano. Certains s’avancent vers nous pour continuer le discours : on s’excuse du crime, mais  on obéissait aux ordres ; il fallait bien le faire pour obtenir telle promotion, tel avantage. Les mots des enfants se mêlent à la déculpabilisation.

La musique saisit la tragédie tandis que le groupe se métamorphose peu à peu. Voilà nos fous. On entend leurs cris, leurs larmes sortent de leurs trompettes de la mort. Ils font la queue. Refont la queue. C’est au fond, là-bas. On devine la salle d’expérimentation. On devine…Mais on n’en a pas fini avec eux. Ils réapparaissent avec des masques d’enfant posés sur nos visages d’adultes. Ils dansent, tapent des pieds pour faire fuir l’amour et nous réveiller. Leurs souffrances ont laissé les empreintes qui guident nos pas de citoyen humaniste. Les corps tombent à terre, puis tirés par le col, reviennent et ainsi de suite. Le fou revient toujours. C’est la danse de l’Histoire, la musique mémorielle : comme un devoir, je suis là. Et bien là. Je tremble. Bouche asséchée, gouttes de sueur. Le corps du fou entre dans le corps du spectateur.

L’instant est sublime parce que toute l’humanité est là : dans ces corps, sur leur masque. Assis à la table du banquet, ils nous fixent. Retour à la case départ. Ils nous fixent. La soprano Rosemary Hardy entonne un des “Kindertotenlieder” de Gustav Mahler. Nous ne bougeons plus. L’Histoire est là. Ils nous fixent.

Avec amour.

Les fous vont nous sauver.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Schutz vor der zukunft” de Christoph Marthaler au Festival d’Avignon du 21 au 24 juillet 2010.

Crédit photo: Dorothea Wimmer.