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FESTIVAL D'AVIGNON OEUVRES MAJEURES

Au festival d’Avignon, la claque.

 Je ne suis pas très à l’aise face à la cohorte des spectateurs sans billets qui attend dehors. La programmation est injuste : des spectacles, mais des jauges réduites. Ce sentiment d’être à part est renforcé par le lieu même. Le collège catholique «Champfleury» d’Avignon me saisit dès mon entrée : une cour, la Sainte Vierge en ligne de mire et une aile de bâtiment à l’architecture carcérale. J’entre léger. J’en sortirais bouleversé.

C’est ici que Christoph Marthaler présente « Se protéger de l’avenir » (« Schutz vor der Zukunft »), spectacle déambulatoire, entre expositions aux étages et deux pièces de théâtre dans le gymnase. L’idée de ce parcours est née en 2005 lorsqu’il découvrit les archives de l’hôpital Otto-Wagner de Vienne : de 1940 à 1945, ce lieu fut un centre d’expérimentation et d’extermination d’enfants et d’adultes souffrants de troubles psychiques.
21h30. Le public est invité à visiter certaines salles du collège où Marthaler a créé des espaces d’exposition. Ici des jouets d’enfants en bois. Poignant. Là, des mouches mortes posées sur le carrelage blanc de la salle de physique. Angoissant. Un peu plus loin, dans le couloir, à défaut d’écouter aux portes, on tend l’oreille contre le mur sur de petites enceintes accrochées à des tableaux: des explications sur le sort des malades mentaux dans cet établissement viennois glacent le sang. À côté, sur une porte, je lis : « bureau de la supérieure ». Frissons.

22h. Nous entrons dans le gymnase. Point de gradins. Mais des tables de banquets. Verres sales, miettes de pain, cotillons usagés. Nous arrivons un peu tard. Sur la gauche, un piano et un orchestre où des musiciens fatigués attendent. En face, le projecteur est braqué sur un pupitre décoré aux couleurs de l’Autriche. Nous assistons à un meeting où différents orateurs aux habits collants sur corps disgracieux discourent. Entre apologie de l’eugénisme et phrases langoureuses pour vanter les vertus de l’entreprise et du pays, je navigue en eaux troubles. L’ennui me gagne malgré les numéros d’acteurs. Je ne saisis pas où Marthaler veut m’emmener. Je sors machinalement mon téléphone. Comme une bouée pour me sauver du corps politique. La salle s’amuse, je suis ailleurs, le devoir de mémoire attendra… Le temps s’étire pour noyer les consciences. Marthaler brouille les pistes et crée le contexte où l’on écoute sans rien entendre de la tragédie qui se trame.

Entracte. Les acteurs ont investi les salles d’exposition. Ils font des lectures sur les discours de l’époque, jouent du piano. Elle parle seule dans la cuisine. Maman est folle… Le collège se transforme peu à peu en espace carcéral et psychiatrique. Malaise. Résigné, je suis perdu. Sans force. Le travail de Marthaler fait son oeuvre.

Minuit. Le gymnase. Retour sur le lieu du crime. La scène est immense en comparaison des gradins. L’Histoire a besoin d’espace. Il s’avance vers nous avec ses grosses lunettes contre ce rideau vert qui n’est pas encore tiré. Il est à la fois l’enfant et le commanditaire. Les mots s’entrechoquent entre horreur et déculpabilisation. Transpiration. Le rideau s’ouvre. Revoilà notre groupe échappé du meeting. Ils déambulent sur cette immense scène où est posé le piano. Certains s’avancent vers nous pour continuer le discours : on s’excuse du crime, mais  on obéissait aux ordres ; il fallait bien le faire pour obtenir telle promotion, tel avantage. Les mots des enfants se mêlent à la déculpabilisation.

La musique saisit la tragédie tandis que le groupe se métamorphose peu à peu. Voilà nos fous. On entend leurs cris, leurs larmes sortent de leurs trompettes de la mort. Ils font la queue. Refont la queue. C’est au fond, là-bas. On devine la salle d’expérimentation. On devine…Mais on n’en a pas fini avec eux. Ils réapparaissent avec des masques d’enfant posés sur nos visages d’adultes. Ils dansent, tapent des pieds pour faire fuir l’amour et nous réveiller. Leurs souffrances ont laissé les empreintes qui guident nos pas de citoyen humaniste. Les corps tombent à terre, puis tirés par le col, reviennent et ainsi de suite. Le fou revient toujours. C’est la danse de l’Histoire, la musique mémorielle : comme un devoir, je suis là. Et bien là. Je tremble. Bouche asséchée, gouttes de sueur. Le corps du fou entre dans le corps du spectateur.

L’instant est sublime parce que toute l’humanité est là : dans ces corps, sur leur masque. Assis à la table du banquet, ils nous fixent. Retour à la case départ. Ils nous fixent. La soprano Rosemary Hardy entonne un des “Kindertotenlieder” de Gustav Mahler. Nous ne bougeons plus. L’Histoire est là. Ils nous fixent.

Avec amour.

Les fous vont nous sauver.

Pascal Bély – www.festivalier.net

“Schutz vor der zukunft” de Christoph Marthaler au Festival d’Avignon du 21 au 24 juillet 2010.

Crédit photo: Dorothea Wimmer.